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Les produits et services culturels sont appelés à osciller entre la sphère artistique et la sphère marchande, entre la production symbolique et la production matérielle ; du fait de leur nature ambiguë et équivoque, ils sont sujets à un débat politique au niveau international, parfois virulent et polémique. Par ailleurs, Pierre Milza nous explique que la culture est à la fois un agent de modification de comportements internationaux et un champ d’affrontement à l’échelon mondial (Milza 1980 : 370).

Depuis le début des années 1990, l’enjeu de l’interface entre le commerce et la culture a fait irruption sur la scène internationale et se pose comme l’un des principaux thèmes de controverse dans les négociations commerciales, multilatérales comme bilatérales. Au départ, à l’instigation de la France et du Canada, plusieurs acteurs se sont réunis autour du terme de l’exception culturelle en vue de préserver la spécificité du secteur culturel et de soustraire les produits et services culturels de l’agenda des accords commerciaux. Cependant, au fil du temps, le terme de l’exception culturelle est abandonné et celui de la diversité culturelle lui est progressivement substitué. À la fin des années 1990, un grand nombre d’acteurs se mettent à défendre la légitimité des politiques culturelles à l’échelle internationale au nom de la protection et de la promotion de la diversité culturelle, à remettre en question l’interaction entre la logique commerciale et culturelle ainsi qu’à réclamer l’élaboration d’un instrument international consacré à la spécificité des produits et services culturels (Atkinson 2000 ; Gagné 2005 ; Martin 2005 ; Musitelli 2006a ; Vlassis 2010).

Adoptée par l’unesco (United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization) en 2005 et entrée en vigueur en 2007, la Convention sur la diversité des expressions culturelles (ci-après dénommée « la cdec » ou « la Convention ») a reçu à ce jour l’adhésion de 117 États – dont la France, le Royaume-Uni, le Canada, la Chine, l’Inde, l’Australie, le Brésil, le Mexique – et de l’Union européenne (ue). Il s’agit d’un mécanisme de coopération internationale, portant une conception concrète de la régulation de l’interface « commerce-culture » et visant à atténuer les forces centrifuges des interactions internationales (Battistella 2009). Cette convention représente ainsi le cadre collectif d’un système d’action, censé créer des attentes mutuelles et des normes qui se développent dans les rapports que les acteurs entretiennent les uns avec les autres (Finnemore 1993 ; Finnemore 1996 ; Barnett et Finnemore 2005). En effet, la cdec admet explicitement la spécificité des produits et services culturels et la légitimité de l’intervention publique dans le secteur culturel, en intégrant ces principes dans une finalité plus large, celle de la protection et de la promotion de la diversité des expressions culturelles, objectif qui « apparaît pour la première fois en droit positif » (Kolliopoulos 2005 : 488). En outre, elle reconnaît la culture en tant qu’aspect essentiel du développement et entend renforcer la coopération culturelle internationale à travers l’échange d’informations et d’expertise entre les Parties et la mise en place du Fonds international pour la diversité culturelle.

Pour que la Convention sur la diversité des expressions culturelles soit efficace, il faut avant tout qu’elle soit mise en oeuvre (Le Prestre 2005 : 332). Certes, les négociations ne s’arrêtent pas avec l’adoption de la cdec, car les Parties doivent interpréter ses dispositions et négocier les conditions de son application. D’un côté, la mise en oeuvre suppose l’existence de moyens de nature différente (financiers, humains et techniques), permettant de concrétiser les objectifs de la cdec (Hassenteufel 2008 : 90) ; d’un autre, c’est le moment de sa confrontation avec la réalité, à travers l’interprétation et l’application de ses dispositions et les changements que sa mise en oeuvre entraînera. Partant de l’hypothèse qu’il existe généralement un décalage entre les normes prescrites par un instrument international et leurs résultats concrets, notre analyse se penche sur le processus de la mise en oeuvre de la cdec, offrant une cartographie sur les enjeux politiques et juridiques de la régulation internationale de l’interface « commerce-culture ». Or, travailler sur cette question nous conduit à nous interroger sur la problématique du changement provoqué par la cdec : cette dernière dispose-t-elle d’un poids juridique et politique afin d’entraîner des changements sur les décisions des acteurs impliqués dans l’enjeu « commerce-culture » ? Quels sont les changements que l’application de la cdec entraîne ? À quel niveau?

À cet égard, notre propos est « moins de parler du monde que de savoir ce qui s’y passe » (Smouts 2001 : 313). Nous optons pour une analyse favorisant une sociologie politique de la mise en oeuvre de la Convention sur la diversité des expressions culturelles dans le but de faire état d’un processus complexe. Dans cette perspective, ce processus implique un ensemble hétérogène d’acteurs collectifs, des conflits politiques pour la delégitimation et la légitimation des normes, tout comme des résistances des acteurs (Devin 2007 ; Smouts 2001). À cette fin, notre analyse se décline en deux sections : en premier lieu, le poids politique de la cdec vis-à-vis des questions majeures comme son rapport avec l’Organisation mondiale du commerce (omc), la coopération culturelle internationale et les politiques culturelles appropriées en vue de protéger la diversité culturelle ; en deuxième lieu, la confrontation de la cdec à la réalité internationale et, plus spécifiquement, les pratiques bilatérales des États-Unis, la mutation numérique et le rôle controversé de la Commission européenne sur la mise en oeuvre de la cdec.

I – La Convention sur la diversité des expressions culturelles : un instrument hard doté d’un contenu soft

A — Le rapport entre l’omc et l’unesco : un enjeu délibérément ambivalent

Bien que les relations de la Convention sur la diversité des expressions culturelles avec les autres instruments n’aient fait l’objet que de deux articles (20 et 21)[1], ce sont sans aucun doute ceux qui ont suscité le plus de débats lors des négociations, et leur lecture témoigne effectivement de la polémique qui a existé entre les négociateurs du texte. Alors que certains États comme la France, le Canada et la Chine souhaitaient renforcer le statut juridique de la cdec, en la plaçant sur un pied d’égalité avec des accords commerciaux de l’omc et des accords de libre-échange (ale), d’autres comme les États-Unis, le Japon et la Nouvelle-Zélande exigeaient que celle-ci leur soit subordonnée dans la hiérarchie du droit international.

Dans sa formulation finale, l’article 20[2] contient deux paragraphes qui semblent être inconciliables à première vue : le deuxième paragraphe affirme que la cdec ne modifie pas les obligations contractées dans d’autres accords, reflétant les préoccupations commerciales, alors que le premier paragraphe stipule que la cdec n’est pas subordonnée aux autres traités, satisfaisant les préoccupations culturelles. De ce fait, la cdec se fonde sur la satisfaction minimale, puisqu’il s’agit de rester neutre à propos du rapport de l’instrument avec le régime de l’omc et de recommander l’égale légitimité des préoccupations culturelles et commerciales en ce qui a trait à la réglementation internationale (Bernier 2009 : 2-3). La cdec sera en effet susceptible de contrebalancer le régime commercial de l’omc à condition qu’elle soit pourvue d’un statut universel. Un tel statut suppose que le nombre de Parties doit au moins être égal au nombre de membres de l’omc (Germann 2008 : 360). Néanmoins, compte tenu du fait que les États-Unis n’ont pas l’intention de ratifier la cdec vu leur opposition lors des négociations, celle-ci devient un instrument normatif mais ambigu vis-à-vis des accords commerciaux.

Notons que l’Accord général sur le commerce des services (en anglais gats, General Agreement on Trade in Services) reconnaît explicitement la compétence de l’omc en matière de commerce des produits et services audiovisuels, et ces derniers ne sont pas exclus du champ de négociation de façon permanente. Il s’agit en revanche d’un mécanisme d’exemption de facto qui peut alors être régulièrement remis en question, en fonction des coalitions et des rapports de force au sein de l’organisation. Jusqu’à présent, vingt-six membres de l’omc – en majorité des pays en développement – se sont déjà prononcés pour être soumis à certaines restrictions dans le secteur de l’audiovisuel. D’ailleurs, dans le cadre des conférences ministérielles de l’omc entre 2001 et 2005, les États-Unis, le Japon, la Suisse, le Mexique, le Brésil et Hong Kong ont souligné l’importance économique du secteur audiovisuel et les bénéfices potentiels de sa libéralisation progressive ; cependant, leur souhait de toucher la question audiovisuelle s’est heurté largement au refus catégorique de l’ue et du Canada (Roy 2005 : 929-930)[3].

Il est d’ailleurs nécessaire de rappeler que lors des sessions de la Conférence des Parties vouée à adopter des directives opérationnelles, les signataires sont demeurés réticents à trancher sur la question du rapport entre la cdec et les autres traités et forums internationaux. Lors de la seconde session (juin 2009), malgré l’intervention de la Fédération internationale des coalitions pour la diversité culturelle[4] qui a insisté sur l’importance de clarifier les articles 20 et 21 par des directives opérationnelles, les Parties ont décidé de ne pas toucher à cette question (unesco 2009)[5]. En plus, lors de la troisième session (juin 2011), les Parties ont débattu autour de la résolution sur les futures activités du Comité intergouvernemental. À la suite de l’amendement retenu de Sainte-Lucie en vue de supprimer le paragraphe selon lequel le Comité ne devrait pas élaborer de directives opérationnelles sur les autres articles de la cdec, les Parties ont demandé au Secrétariat de l’unesco « de répertorier, en rapport avec l’article 21, les cas où la cdec est invoquée et utilisée dans d’autres enceintes internationales » (unesco 2011b : 5).

En effet, dans « cet espace polycentrique » (Delmas Marty 2001 : 63-80, Chevallier 2008 : 135) où l’enjeu « commerce-culture » relève simultanément de deux ensembles normatifs internationaux non homogènes et non hiérarchisés entre eux – l’unesco et l’omc – et où la délimitation de leurs compétences peut être subtile, « la difficulté est de raisonner “juridiquement”, c’est-à-dire logiquement » (Delmas Marty 2001 : 71). La complémentarité ou l’incompatibilité entre les dispositions de la cdec et le régime commercial de l’omc dépendent en grande partie de la concertation des acteurs concernés, de la bonne volonté des États et de leurs préférences respectives. De ce fait, la signification réelle des articles 20 et 21 se révélera dans la pratique des Parties et ce sont celles-ci qui doivent chercher à harmoniser les divergences dans les deux contextes. Toutefois, au sujet de la relation entre le régime de l’omc et les accords multilatéraux d’environnement, Philippe Le Prestre nous explique que « Le compromis du Protocole de Cartagena, réaffirmé à Johannesburg, a été d’affirmer le soutien mutuel de ces deux groupes de normes (commerce-environnement), sans que l’on sache très bien comment la formule contradictoire adoptée pourrait être interprétée en pratique. Le Comité sur le commerce et l’environnement de l’omc, qui travaille sur cette question depuis 1995, n’a pas encore fourni de réelles conclusions » (Le Prestre 2005 : 372).

B — Le Fonds international pour la diversité culturelle : un mécanisme de solidarité diminué ?

Le Fonds international pour la diversité culturelle constitue en réalité le principal instrument en vue de favoriser l’essor des industries culturelles des pays en développement et la coopération dans ce domaine. Il s’agit d’un moyen institutionnel essentiel, au sens où les pays en développement ont des politiques culturelles peu élaborées et où leur mise en application demeure déficiente, faute de volonté politique, d’expertise et de moyens financiers.

Rappelons que, lors des négociations de la cdec, un débat a eu lieu à propos du caractère obligatoire ou volontaire des contributions des Parties au Fonds. La création de ce dernier résulte d’une demande de certains pays en développement qui ne souhaitaient pas que la cdec se réduise à un instrument voué à servir les intérêts des pays développés. Pour autant, la préoccupation des promoteurs d’un instrument international sur la diversité des expressions culturelles, comme la France et le Canada, portait moins sur le renforcement de la coopération culturelle internationale que sur la reconnaissance de l’importance des politiques culturelles et de la spécificité des produits culturels. D’autres pays comme les États-Unis, le Japon et l’Australie se montraient largement sceptiques sur la mise en place d’un fonds alimenté par des contributions obligatoires (unesco 2004). Le débat fut résolu en faveur du caractère volontaire des contributions, mais avec l’ajout d’une disposition que l’on trouve au paragraphe 7 de l’article 18 voulant que « les Parties s’attachent à verser des contributions volontaires sur une base régulière pour la mise en oeuvre de la présente Convention » (unesco 2005).

Il s’avère que la mise en place du Fonds international pour la diversité culturelle repose sur le principe de « solidarité hiérarchique » (Devin 2001 : 373) qui se différencie nettement de celui de la réciprocité. Cela signifie que son fonctionnement se fonde sur la bonne foi et la loyauté des États (Laroche 2001) plutôt que sur un engagement strict, dans la mesure où les Parties n’ont pas l’obligation de contribuer au Fonds, contrairement à d’autres instruments normatifs de l’unesco, comme la Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel de 1972 et la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de 2003. En plus, il se base moins sur un devoir moral d’assistance des pays riches envers les pauvres que sur une sorte de partenariat, dans la mesure où l’aide est accordée à des pays qui sont soucieux de l’utiliser afin de développer des politiques culturelles et leur industrie culturelle[6].

Les ressources du Fonds s’élèvent à ce jour à plus de 5 millions de dollars américains. Les contributions réunies du Canada-Québec, de la Finlande, de la Norvège, de la France et de l’Espagne atteignent à elles seules plus de 4 millions de dollars américains. Par ailleurs, le Royaume-Uni, l’Allemagne, les Pays-Bas et l’Italie, parties prenantes à la cdec et pays développés sur le plan des industries culturelles, n’ont pas encore contribué aux ressources du Fonds. Notons que le nombre total de demandes de financement reçues par le Secrétariat de l’unesco au 30 juin 2010 s’est élevé à 254 et qu’à la suite de leur évaluation technique 183 ont été jugées admissibles, pour un total de plus de 26 millions de dollars américains. La quatrième session ordinaire du Comité intergouvernemental a approuvé le financement de 31 projets par le Fonds et a décidé de limiter les contributions aux projets approuvés à 100 000 dollars américains.

Il s’ensuit que le caractère volontaire des contributions engendre une situation d’incertitude à propos du financement du Fonds et des difficultés en vue d’élaborer une approche structurée, cohérente et globale en vue de soutenir les industries culturelles des pays en développement. À cela s’ajoute d’ailleurs le fait que les États-Unis et le Japon – les contributeurs principaux au budget de l’unesco (près de 40 %) – n’offrent pas leur soutien moral et financier à la cdec ni à la question de la coopération culturelle internationale. De ce fait, lors de sa quatrième session ordinaire en décembre 2010, le Comité intergouvernemental a souligné la nécessité d’élaborer des mécanismes innovants au niveau tant national qu’international pour mobiliser les ressources adéquates, en insistant notamment sur les contributions du secteur privé (Bernier 2007 : 19 ; unesco 2011a).

C — Une flexibilité accrue sur la panoplie des politiques culturelles appropriées

Serge Sur souligne que dans le droit international « les États peuvent donner à leurs obligations une intensité variable, ce qui implique leur diversification et leur gradation » (Sur 2009 : 236). L’étendue des mesures reconnues par la cdec en vue de protéger et promouvoir la diversité culturelle apparaît large. Le texte de la cdec laisse à chaque partie le droit de recourir ou non à un certain type de mesure plutôt qu’à un autre, ou d’y recourir à un degré plus ou moins grand. La Convention prévoit une série de droits et d’incitations pour les États parties, qui tendent à leur donner la flexibilité pour choisir les mesures qu’ils considèrent comme les plus adaptées à leurs ressources financières et institutionnelles, légitimes face à leurs engagements internationaux et appropriées vis-à-vis de leurs contextes nationaux (Graber 2006 : 559 ; Richieri Hanania 2009 : 281-286)[7].

La Convention précise que les mesures doivent s’appliquer « de manière appropriée », dans le sens où une mesure « disproportionnée » peut nuire à la diversité des expressions culturelles (unesco 2005). L’inclusion de l’expression « d’une manière appropriée » fait ressortir la nécessité d’équilibre et de proportionnalité entre les mesures qui garantissent le « minimum national » et le besoin d’ouverture et de pluralité du marché culturel (Mayer-Robitaille 2008 : 457-458)[8]. Toutefois, la question des politiques appropriées pour la diversité culturelle devient compliquée dans les cas de systèmes quasi imperméables sur le plan des produits culturels comme celui de la Chine, partie prenante à la Convention sur la diversité des expressions culturelles. Il s’avère que jusqu’à présent les Parties ont souhaité renforcer l’adhésion massive à la cdec et privilégier le consensus politique plutôt que dénoncer des politiques culturelles interdisant « l’accès à une expression culturelle diversifiée » (Grant et Wood 2004 : 288-289)[9], ce qui révèle également les lacunes procédurales de la Convention face au cadre normatif de l’omc.

En l’occurrence, il est nécessaire de rappeler la condamnation de la Chine par l’omc au sujet de ses dispositions en matière d’audiovisuel. Ainsi, le secteur audiovisuel chinois reste officiellement un monopole d’État et ne répond pas aux règles de la concurrence. L’administration gouvernementale de la radio, du film et de la télévision gère de façon centralisée toutes les composantes du paysage audiovisuel chinois et taxe lourdement les produits audiovisuels étrangers. Ce n’est que dans les années 1990 que s’est amorcé un mouvement d’ouverture du marché cinématographique chinois, quand le pays a décidé de s’insérer dans le système économique international. Depuis son adhésion à l’omc, la Chine s’est engagée à augmenter le quota annuel des films étrangers; ce dernier est passé de 10 à 20 et atteint quasiment un chiffre équivalent à 5 % de l’ensemble des films distribués en salles. Au milieu des années 2000, la Chine importait des États-Unis environ 18 films par an, avec un contrat de partage des recettes attribuant 13 à 15 % des recettes aux majors (Augros et Kitsopanidou 2009 : 226-227). À la suite d’une plainte des États-Unis qui dénonçait la réglementation chinoise visant les exportateurs et les distributeurs de nombreux produits audiovisuels, l’omc a condamné en août 2009 la Chine pour ses pratiques commerciales jugées illicites dans le domaine des industries culturelles, en la forçant à assouplir son système de quotas afin de permettre à des films non nationaux d’accéder à son marché culturel (Neuwirth 2010 : 1349-1351 ; omc 2009).

II – La Convention sur la diversité des expressions culturelles confrontée à la réalité internationale

A — La voie bilatérale, un moyen des États-Unis pour contourner le cadre normatif de la Convention

Malgré leur échec à bloquer le processus de l’adoption de la Convention sur la diversité des expressions culturelles (Musitelli 2006b), les États-Unis poursuivent une action commerciale offensive, en multipliant depuis quelques années la conclusion des accords bilatéraux de libre-échange (Deblock 2004 ; Morin 2003) qui sont susceptibles de remettre en cause les acquis de la cdec et de révéler que sa mise en oeuvre apparaît comme un processus fragmenté et controversé. Certes, le bilatéralisme est « plus discret et [correspond] mieux à l’expression spontanée des intérêts nationaux d’un État » (Petiteville 2009 : 50). En utilisant une approche globalisante et coercitive, l’administration américaine est parvenue à construire une toile d’accords de libre-échange qui va bien au-delà des accords commerciaux multilatéraux (Morin 2003 : 537).

Or, les accords de libre-échange avec le Chili et le Singapour mis en vigueur le 1er janvier 2004 sont de bons exemples de la stratégie états-unienne (Bernier 2003). Ils sont suivis par des traités conclus avec l’Amérique centrale (Costa Rica, Salvador, Guatemala, Honduras, Nicaragua), la République dominicaine, l’Australie, le Bahreïn, l’Oman, le Maroc et le Pérou. D’autres ne sont pas encore ratifiés, comme celui avec la Corée du Sud, signé le 30 juillet 2007 ; celui avec le Panama, signé le 28 juin 2007 ; et celui avec la Colombie, signé le 22 novembre 2006[10].

Les négociateurs des ale adoptent une méthode dite top-down ou de la liste négative. Cela se traduit par le fait que les engagements contractés touchent la totalité des secteurs d’activités commerciales à l’exception des secteurs qui s’inscrivent dans les listes établies par l’État concerné. À la différence de l’omc qui utilise la technique de bottom-up, l’administration états-unienne recourt à une méthode affirmant que les domaines qui ne sont pas spécifiquement exclus par les listes d’exceptions et de réserves sont couverts par les engagements de libéralisation (Richieri Hanania 2009 : 210-220).

Les secteurs traités dans les accords de libre-échange sont, d’un côté, le commerce numérique et le renforcement des politiques protégeant les produits audiovisuels de l’industrie hollywoodienne face au piratage numérique ; de l’autre, la remise en cause des réglementations nationales dans le domaine audiovisuel. Il s’avère que les objectifs des ale se penchent moins sur la remise en cause des mesures financières des pays en faveur de leurs industries culturelles que sur la restriction de leur capacité réglementaire en matière de culture, à savoir les restrictions à l’investissement, la restriction de la propriété de certaines entreprises culturelles aux nationaux, l’adoption des quotas destinés au secteur de l’audiovisuel (Mayer-Robitaille 2008 : 90-105 ; Richieri Hanania 2009 : 210-220).

De ce fait, cinq pays – Panama, Guatemala, Honduras, Nicaragua, Salvador – n’ont pas vraiment émis de réserves concernant le domaine des services, limitant de façon significative leurs engagements concernant le traitement national et l’accès au marché pour les services culturels. Cela signifie qu’ils ne seront pas capables dans l’avenir de contracter de tels arrangements même s’ils les jugent importants en vue de développer leur industrie culturelle. De même, le Maroc n’a émis aucune réserve relativement au commerce électronique et à des exigences de contenu local pour le secteur de l’audiovisuel (inexistence de quotas) et semble s’être privé de toute possibilité significative en matière de dispositifs réglementaires dans le domaine culturel. De son côté, le Chili a réussi à protéger le quota de 40 % de diffusion télévisuelle, mais il n’est pas possible de modifier le quota à la hausse. Pour le cas du Chili, du Costa Rica, du Maroc et du Pérou, les produits et services culturels états-uniens doivent être traités de la même façon que les produits et services culturels nationaux et les premiers ont accès aux différents marchés. En outre, dans le cadre de l’ale entre les États-Unis et la Corée du Sud, le gouvernement coréen s’est efforcé de réduire ses quotas télévisuels sur les films et les animations et de geler à leur niveau le moins restrictif les quotas dans le domaine de la production et de la distribution cinématographiques. Les films coréens sont censés demeurer à l’affiche au moins 73 jours par année, alors que c’était le double avant l’ouverture des négociations (Neuwirth 2010 : 1347). Le gouvernement coréen a d’ailleurs autorisé les compagnies états-uniennes qui ont instauré des filiales dans le pays à détenir 100 % des entreprises fournissant des programmes audiovisuels et culturels et il a donné son accord pour permettre l’investissement états-unien dans le domaine de la télévision numérique[11].

En effet, les normes prévues dans les ale sont plus ambitieuses et élevées que celles des accords de l’omc en termes de libéralisation des produits et services culturels, tout en représentant une remise en cause des principes et des objectifs de la cdec. Puisque cette dernière ne doit pas avoir d’effet rétroactif et que de tels accords bilatéraux sont censés prévaloir sur tout instrument multilatéral existant ou à venir, les pays signataires perdent la possibilité de fixer des exigences et des mesures plus strictes dans l’avenir. De ce fait, c’est « le caractère irréversible des dispositions souscrites » (Gagné et al. 2004 : 30) qui reste la conséquence la plus considérable pour la crédibilité et l’efficacité de la cdec.

B — La cdec vis-à-vis de la mutation numérique : un instrument juridique international caduc ?

Depuis le débat virulent sur l’exception culturelle et la reconnaissance de la spécificité des produits et services culturels dans les négociations commerciales bilatérales comme multilatérales, les politiques nationales et régionales en matière de culture n’ont pas réussi à empêcher la mainmise incontournable de l’industrie hollywoodienne et des grandes sociétés de multimédia dans les marchés de l’audiovisuel. Depuis les années 1990, les recettes des films hollywoodiens en salles sur le marché extérieur ont dépassé les recettes sur le marché intérieur – qui comprend les États-Unis et le Canada. Entre 1999 et 2009, leur part dans le marché cinématographique européen a fluctué entre 60 % et 75 %, et en 2007 les recettes extérieures représentent 63,9 % des recettes mondiales (Augros et Kitsopanidou 2009 : 221)[12]. De leur côté, les politiques canadiennes ne parviennent pas à renverser le mouvement qui voit le marché cinématographique canadien occupé à plus de 90 % par des films hollywoodiens, illustrant en ce sens « le cas le plus typique de la domination états-unienne dans un marché de divertissement étranger » (Mulcahy 2000 : 184).

Plus spécifiquement, les innovations technologiques et surtout la 3D deviennent l’apanage de l’industrie hollywoodienne qui consolide ainsi sa prépondérance (European Audiovisual Observatory 2010 : 13). Le film numérique est vu comme un renouvellement dynamique de la stratégie du « cinéma-monde » (Michalet 1987)[13] menée par les majors depuis le début des années 1980. Il s’inscrit comme une réponse d’Hollywood à la problématiques du piratage numérique et de la contrefaçon qui affectent largement les profits de l’industrie cinématographique[14]. En réalité, la machine hollywoodienne est pourvue d’une capacité incontestable de se réinventer et de s’adapter à des transformations économiques. Reposant sur les technologies les plus récentes, les films numériques se démarquent de la télévision et de l’ordinateur et ne peuvent être offerts que par les salles obscures pourvues des moyens techniques appropriés. Par ailleurs, devant la flambée des coûts de production, les recettes liées à l’exportation et la pénétration des nouveaux marchés émergents deviennent essentielles pour assurer la rentabilité des films à très haut budget (Trumpbour 2008).

Partant de ces constats, il s’avère que les politiques culturelles restent un levier significatif afin d’assurer la diversité des expressions culturelles, mais elles sont probablement en retard face au défi que présente pour l’économie culturelle la technologie numérique (Benhamou 2006 : 238-244 ; Tardif et Farchy 2006 : 274-282). Cette dernière annonce un grand bouleversement du paysage des industries culturelles et des développements dont les répercussions sont imprévisibles. À cet égard, la réponse de la cdec n’est qu’indirecte ; tout en légitimant l’intervention publique dans le secteur culturel, elle préserve la capacité réglementaire des États de négocier ou de coopérer avec ou, encore, de concurrencer les firmes mondiales des médias et de résoudre la problématique de la mutation numérique et ses répercussions sur un registre étatique. Mais les pouvoirs publics sont sans doute mal adaptés pour répondre à la flexibilité et aux métamorphoses continues des grands conglomérats des médias et pour capter la totalité des défis numériques qui transforment en profondeur le secteur culturel. De leur côté, Philippe Chantepie et Alain Le Diberder constatent qu’à l’ère de la mutation numérique « les États voient leurs prérogatives traditionnelles dans ce domaine (des industries culturelles) s’éroder et s’en remettent aux tribunaux, dans l’espoir que le droit de la concurrence sera le régulateur suprême qui permettra de franchir cette période de transition, alors même qu’il est soumis à de réels dilemmes pour respecter aussi les droits de propriété intellectuelle et doit respecter des règles d’intérêt général qui le dépassent (pluralisme, diversité, services publics) » (Chantepie et Le Diberder 2010 : 111).

C — L’inclusion du protocole de coopération culturelle dans des accords commerciaux : des visions opposées autour d’un protocole ambivalent

Dans le cadre des accords de libre-échange avec les quinze pays des Caraïbes (cariforum) conclus le 15 octobre 2008 et avec la Corée du Sud le 15 octobre 2009, la Commission européenne a réussi à inclure en annexe un protocole de coopération culturelle qui se fonde sur un mode d’action courant de l’ue, nommé « conditionnalité démocratique » de ces relations économiques extérieures (Petiteville 2006 : 131). Cela signifie que la Commission européenne cherche à conclure des ale sous condition du respect des normes de la Convention sur la diversité des expressions culturelles par le partenaire et qu’elle procède à l’objectif de l’influence politique, conforme au modèle de la puissance civile. En ce sens, le protocole reprend les principales dispositions de la cdec et son inclusion permet d’insérer un préambule dans lequel il est stipulé que les États qui n’ont pas encore ratifié la Convention consentent à le faire rapidement. Le protocole reconnaît explicitement la nature multiple des produits et services culturels et les exclut du corps principal de l’ale en les abordant à cet égard de façon spécifique et distincte. Il s’agit de viser en particulier à favoriser la circulation des artistes ainsi qu’à encourager les coproductions audiovisuelles, ce qui permet de tirer des bénéfices financiers considérables (Commission européenne 2008 ; Loisen et De Ville 2011).

Toutefois, les milieux européens de la culture et le gouvernement français affichent des réticences vis-à-vis de l’initiative de la Commission européenne, tout en insistant sur le fait que le protocole n’est conforme ni à l’esprit de la Convention ni aux engagements de la Commission en faveur de la diversité culturelle. En ce sens, ils dénoncent le fait que la Commission européenne cherche, sous prétexte de la mise en oeuvre de la cdec, à ramener les industries culturelles dans l’agenda des ale afin de les traiter comme des otages des concessions à accorder ou des avantages à obtenir dans d’autres domaines économiques. Par ailleurs, en collaboration avec les professionnels français de la culture, le gouvernement français a publié un document qui porte sur des propositions concrètes au sujet de la stratégie culturelle extérieure de l’ue (Gouvernement français 2009). D’après le document, il est nécessaire dans le cadre des ale de mettre en place des équipes de négociations adaptées aux préoccupations propres au secteur culturel et il apparaît indispensable de dissocier les négociations des accords commerciaux de celles des protocoles de coopération culturelle. En outre, le contenu du protocole devrait être adapté à chaque partenaire selon son niveau de développement, sa situation géographique ainsi que l’importance de ses industries culturelles[15].

Pour finir, il convient de souligner que, malgré l’action dynamique de la Commission européenne en faveur de l’adoption de la cdec[16], son discours suscite en grande partie de l’incertitude et de la méfiance au sein des milieux culturels. En raison de son double langage, à cheval entre une régulation économique du secteur des industries culturelles et une politique culturelle européenne (Littoz-Monnet 2007), les rapports entre la Commission européenne et les milieux culturels européens reposent en permanence sur des soupçons qui persistent depuis le débat sur la directive « Télévision sans frontières » en 1989 et la polémique autour de l’exception culturelle en 1993 (Depetris 2008 : 167-222).

Conclusion 

L’interprétation des dispositions de la Convention sur la diversité des expressions culturelles tout comme le respect des engagements pris par les Parties se négocient en continu et sont susceptibles de soulever des débats politiques, des nouvelles convergences et des résistances. La mise en oeuvre de la cdec est un long processus dont notre analyse n’est pas en mesure de capter la totalité des dimensions. Partant de là, il convient de dégager deux conclusions sur ce processus.

Primo, issue des négociations internationales, la Convention sur la diversité des expressions culturelles demeure le fruit des concessions politiques sur des questions controversées et résulte du faible degré de contrainte et d’obligation. En l’occurrence, il est nécessaire de distinguer entre la soft law de l’instrumentum et la soft law du negotium. « Dans le premier cas, c’est le contenant qui est “mou” ; dans le second, c’est le contenu » (Weil 1996 : 215). Une convention signée, ratifiée et entrée en vigueur, comme celle sur la diversité des expressions culturelles, est un instrument pur et dur, pourvu du caractère normatif, qui participe au processus de formation des normes et des règles. Toutefois, même si la cdec énonce de véritables droits et obligations, ces droits et obligations ne définissent ni n’imposent une conduite précise (Weil 1996 : 216). Les Parties conservent d’ailleurs une marge de manoeuvre considérable dans la mise en application de la cdec et se montrent en réalité réticentes à l’idée de se lier les mains définitivement ou de manière trop rigide sur des questions sensibles, comme le type de politique culturelle appropriée en vue de protéger et de promouvoir la diversité culturelle, le financement du Fonds international pour la diversité culturelle ou les liens de la cdec avec les accords commerciaux. Il s’agit ainsi de s’engager en fonction des conditions politiques et des moyens institutionnels-financiers qui leur sont propres et d’appliquer des dispositions dans la mesure du possible. Exprimé autrement, « si norme il y a, elle n’a plus de caractère impératif et son application dépend, non plus de la soumission, mais de l’adhésion des destinataires » (Chevallier 2008 : 143).

En ce sens, la mise en oeuvre de la Convention suppose implicitement un ensemble de pratiques qui sont susceptibles de démentir les prescriptions qu’elle édicte et de grignoter peu à peu son cadre normatif à la fois souple et adaptable, limitant sa validité et retraduisant son contenu (Friedberg 1993 : 144-146). Il s’avère que, vu le cadre peu contraignant de la cdec, sa mise en oeuvre repose largement sur la loyauté des Parties, définie comme fidélité aux engagements pris. Celle-ci devient essentielle afin de garder le sens des perspectives en cas de désaccords et de maintenir des voies communes, en plus d’être nécessaire à la sécurité des échanges des acteurs impliqués dans l’enjeu « commerce-culture ». De son côté, Guillaume Devin nous rappelle que « le recours à la loyauté répondrait aux incertitudes d’un droit mou. Il réaffirmerait, par un rappel aux valeurs, les modes souples du pilotage mondial, de la régulation à la gouvernance » (Devin 2001 : 372).

Secundo, la mise en oeuvre de la cdec n’est pas un processus neutre et impartial, considéré comme une réponse rationnelle à une problématique précise. En revanche, elle est liée à la satisfaction moins des attentes externes que des préférences concrètes des acteurs concernés. En ce sens, elle se fonde actuellement sur deux axes : d’un côté, reconnaître l’importance des politiques culturelles et la spécificité des produits et services culturels ; d’un autre, favoriser la transparence sur les mesures prises par les Parties en faveur de la diversité des expressions culturelles et l’échange d’informations et d’expertise concernant les questions du développement culturel et de la coopération culturelle internationale.

Cependant, pour que la Convention sur la diversité des expressions culturelles devienne un instrument efficace, les acteurs devraient répondre à une question significative : est-ce que la cdec contribue, de façon considérable, à résoudre le problème qui a amené sa création ? Par extension, nous devrions nous demander si un succès politique et institutionnel de la cdec qui réussit à protéger l’intervention publique en matière de culture et à reconnaître la spécificité des produits et services culturels signifie nécessairement que la diversité des expressions culturelles est mieux protégée et promue. Même si le droit des États d’adopter leur politique culturelle est largement garanti, nous devrions nous interroger sur l’efficacité des politiques publiques à assurer la diversité culturelle face au bouleversement du paysage des industries culturelles entraîné par l’irruption de la technologie numérique. En d’autres termes, il conviendrait de se demander, d’une part, si la cdec entend poser les bonnes questions, condition indispensable pour espérer des bonnes réponses à la problématique de la protection et de la promotion de la diversité culturelle; d’autre part, si un groupe d’acteurs est susceptible d’assurer l’entreprenariat politique en vue d’associer la mise en oeuvre de la cdec aux enjeux actuels de la mutation numérique et aux répercussions sociales et économiques du bouleversement numérique dans le paysage des industries culturelles et des pratiques culturelles des individus. Une telle évolution résulterait de la transformation des coalitions existantes dans le processus de la mise en oeuvre de la cdec et de l’inclusion éventuelle des États-Unis et des majors hollywoodiennes – fortement affectées par le piratage numérique et la contrefaçon – dans le débat international sur la diversité des expressions culturelles.