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Depuis 2001, l’intervention en Afghanistan a fait couler beaucoup d’encre. Alors que le président américain George W. Bush n’hésitait pas à qualifier de « guerre contre la terreur » les actions militaires contre le régime taliban, les politiciens d’Ottawa, quant à eux, nuançaient leurs déclarations. Au Canada, le vocable pour désigner ces activités varie selon l’intervenant et l’auditoire. Certains orateurs utilisent l’expression « lutte armée », alors que d’autres avancent qu’il s’agit d’opérations de paix. Pour leur part, de nombreux auteurs et journalistes ajoutent au débat en consacrant la formule de « guerre en Afghanistan », alors que plus récemment les militaires ont popularisé l’emploi du terme « contre-insurrection » pour décrire l’engagement canadien en Afghanistan. Cette confusion à propos des actions militaires révèle une zone grise de la terminologie des interventions internationales.

Bien qu’il existe de nombreuses typologies portant sur le sujet, aucune ne fait consensus. Ce problème a été accentué durant les dix dernières années, au moment où la littérature s’enrichissait de nouveaux concepts et de définitions portant sur les opérations de paix. Alors que l’expression « maintien de la paix » constituait une notion fourre-tout dans les années 1990 (Diehl 1994 : 62-91), il est désormais accepté que les « opérations de paix » contemporaines se subdivisent en plusieurs catégories aux caractéristiques propres, telles que le maintien de la paix traditionnel, les opérations de paix multidimensionnelles, les interventions humanitaires, l’imposition de la paix ou le rétablissement de la paix (Durch 2006 : 5-9).

Dans ce contexte, nous croyons que les activités canadiennes en Afghanistan poussent à leur limite les principes fondateurs des opérations de paix, mais semblent en préserver certaines caractéristiques. Afin d’améliorer la compréhension à la fois de l’engagement canadien en Afghanistan et des aspects théoriques se rattachant aux interventions internationales, cet article propose une étude des caractéristiques de ces activités à l’aide d’une grille d’analyse conceptuelle. Il s’agit donc d’éclairer cette zone floue en cherchant à identifier la position ontologique la plus appropriée pour différencier ces types d’activités. En somme, nous cherchons à déterminer si les opérations militaires canadiennes en Afghanistan constituent une guerre ou une opération de paix afin de mieux comprendre les enjeux d’un engagement militaire à l’étranger.

Cette étude se divise en trois parties. La distinction des différentes notions et modèles théoriques pouvant définir la guerre et les opérations de paix compose la première portion de cet article. La deuxième section comporte la description du cas à l’étude, soit les opérations canadiennes menées en Afghanistan entre 2001 et 2010. La troisième partie s’intéresse aux caractéristiques de ce cas grâce à la grille d’analyse déjà proposée.

I – Aspects conceptuels

Dans la littérature, la guerre se manifeste comme une réalité complexe qu’aucune définition ne semble pouvoir décrire en tenant compte de tous ses aspects (Kaldor 2007 : vii-ix). Diverses causes la provoquent et elle se matérialise sous différentes formes (Dufour et Vaïsse 1993). Qu’il s’agisse de « guerre interétatique », de « guerre civile », de « guerre au terrorisme » ou de « guerre des mots », ce concept élastique semble être utilisé pour décrire une multitude de phénomènes. Pour ajouter à la confusion, certains analystes brouillent les pistes en ne distinguant pas clairement d’autres notions qui y sont associées, comme l’intervention, le conflit armé international, la contre-insurrection ou les opérations de paix (Shaw 2005 : 50-56). Afin de clarifier cette situation, il est important, en premier lieu, de définir les notions de guerre et d’intervention militaire, pour ensuite les distinguer de celle d’opération de paix.

A — Qu’est-ce que la guerre ?

Les recherches portant sur la guerre et les phénomènes qui y sont reliés foisonnent (Wright 1942 ; Machiavel 1991 ; Chaliand 2008). Au fil des ans, la définition de la guerre a été adaptée, simplifiée, voire manipulée, ce qui a permis d’isoler et d’observer certains des éléments qui déterminent la guerre (Corvisier et Coutau-Bégari 2005 : 12-18). Ainsi, à l’instar de nombreux termes en sciences sociales, le concept de guerre se révèle polysémique.

Depuis la fin de la guerre froide, un débat important divise les études stratégiques. D’un côté, certains chercheurs prétendent que la nature de la guerre subit un changement fondamental, alors que d’autres affirment que seule son exécution se transforme, sans altération de son caractère (Holmes 2007 : 13). Des auteurs comme Martin Van Creveld (2006 : 261) distinguent clairement l’adaptation actuelle de la conduite de la guerre, pour répondre à de nouveaux contextes, de sa nature immuable. Ainsi, à travers les siècles, plusieurs facteurs et variables ont influencé la guerre et sa conduite : la température, la technologie, la nature des régimes politiques, les ressources d’un État ou la géographie. Mais, en définitive, la tradition occidentale de la guerre conserve son essence fondamentale (Van Creveld 2000 : 212-217 ; Gray 2005 : 15-17). Ayant ainsi distingué ces deux éléments, il est plus facile de comprendre cette notion, car nous nous intéressons ici à l’essence de ce qui définit la guerre et non pas à sa conduite.

Certains auteurs définissent la guerre comme un « état de lutte armée entre deux ou plusieurs acteurs organisés qui va de la déclaration de guerre (légale ou effective) à la reddition d’une des parties ou au traité de paix entre ces États (Debbasch et al. 2001 : 196) ». Pour le polémologue Gaston Bouthoul, la guerre constitue « un affrontement à grande échelle, organisé et sanglant, de groupes politiques (Bouthoul 1991 : 32) ». Une autre définition intéressante de la guerre, proposée par Jean-Pierre Derriennic, considère qu’il s’agit d’un « conflit violent entre groupes organisés (Derriennic 2001 : 13)[1] ».

De ces définitions émanent cinq éléments fondamentaux de la notion de guerre. Premièrement, la guerre n’est pas pratiquée par des individus, mais par des groupes, qu’il s’agisse d’États ou d’organisations paramilitaires (Bouthoul 1969 : 29-31). À titre d’exemple, lorsque deux individus s’affrontent, on parle de duel et non de guerre.

Deuxièmement, ces groupes utilisent la violence à grande échelle. Cette manifestation de la violence n’est pas improvisée. Elle est organisée, même si son emploi a tendance à augmenter à un niveau élevé, jusqu’à l’atteinte de l’objectif (Bouthoul 1969 : 32-34). Ainsi, étant donné que les policiers appliquent normalement la force minimale pour maintenir la paix publique, ils ne pratiquent pas la guerre.

Troisièmement, cette violence collective n’est pas un but en soi : il s’agit plutôt d’une façon d’atteindre une fin lorsque deux ou plusieurs parties s’affrontent à cause de positions irréconciliables. Ainsi, lorsque la diplomatie échoue, l’utilisation des armes constitue le dernier recours, d’où l’expression Ultima Ratio Regum[2].

Quatrièmement, la définition de Charles Debbasch et al. implique que la guerre constitue une situation, d’où l’expression « état de guerre ». Les conditions légales déclarant la guerre peuvent varier ; qu’il s’agisse d’un vote du Parlement ou d’une missive diplomatique, en passant par le discours d’un chef politique, ces dispositions sont facilement identifiables (Bouthoul 1969 : 17). Cependant, la déclaration officielle n’est pas une condition essentielle pour cette caractéristique, car un « état de guerre » peut exister de facto. Cette situation qualifiée d’« état de guerre effectif » est moins perceptible, mais peut être diagnostiquée par l’observation d’une série de conditions ou de mesures prises par un gouvernement. Des indices comme la mobilisation de forces militaires au-delà des niveaux habituels, l’accroissement de la production de l’industrie de l’armement, la hausse des budgets de défense ou le sentiment d’insécurité de la part de la population peuvent constituer des indicateurs utiles pour constater cette situation. L’identification d’un ennemi et celle des raisons pour lesquelles il constitue l’antagoniste peuvent également contribuer à constater un « état de guerre non déclaré » (Wolton 2005 : 17). La tendance observée depuis 1945 voulant que les États évitent de déclarer officiellement la guerre contribue à embrouiller les circonstances entourant les conflits armés, mais « l’état de guerre effectif » permet de clarifier la situation.

Enfin, le cinquième et dernier élément reconnaît que la guerre est une activité d’une durée limitée qui s’étend de la déclaration au traité de paix. S’il est difficile de situer avec précision le point de départ d’un conflit lorsqu’il s’agit d’un « état de guerre de facto », la fin de la période, elle, est très aisément déterminée. Dans un tel cas, un cessez-le-feu se distingue d’un traité de paix puisque le traité met fin au conflit, alors que le cessez-le-feu ne fait que suspendre les combats, sans résoudre le différend. Le cas de la guerre de Corée en est un exemple. Le cessez-le-feu convenu le 23 juillet 1953 interrompt les combats, mais les deux Corées demeurent en état de guerre, puisqu’elles n’ont toujours pas signé de traité de paix. Les accrochages armés qui surviennent régulièrement, comme ceux de novembre 2010, rappellent qu’il s’agit d’un conflit non résolu.

Ces cinq éléments fondamentaux du concept de guerre contribuent à l’articulation de la grille d’analyse présentée au tableau 1. Toutefois, avant d’inclure les éléments constituant les opérations de paix à ce modèle conceptuel, il est primordial de distinguer la guerre de l’intervention militaire (Finnemore 2003 : 9). Comme pour la guerre, plusieurs interprétations de la notion d’intervention militaire sont proposées. Afin d’éviter les débats entourant ce concept, nous adoptons la définition large de Neil MacFarlane pour cette étude : « [L’intervention militaire est] un engagement dans les affaires intérieures d’un État destiné à changer (ou à préserver) la structure de pouvoir et l’autorité en son sein » (MacFarlane 2002 : 13).

Ces deux activités sont donc liées, puisqu’elles partagent certains éléments, comme l’utilisation de la violence organisée, pour atteindre un objectif. Dans le contexte de cette étude, la notion d’intervention s’avère cependant beaucoup plus large que celle de guerre telle que circonscrite par certains facteurs comme la durée limitée, l’état de guerre et l’ampleur de la violence utilisée. Ainsi, une guerre peut être considérée comme une intervention militaire, alors que l’intervention militaire ne constitue pas nécessairement une guerre. Une intervention pourrait cependant devenir une guerre, si elle remplissait les cinq conditions énumérées ci-dessus. L’intervention strictement militaire, pour la distinguer des influences diplomatiques ou économiques, peut donc prendre plusieurs formes. Ainsi, une action de sécurité collective, comme les actions militaires contre l’Irak en 1991, ou des opérations de paix, comme la Première force d’urgence des Nations Unies (funu i) déployée au Moyen-Orient en 1956, constituent des interventions militaires, mais pas nécessairement des guerres (Cobbold 2003 ; Ahmed 2008). À l’aide de ces définitions, il devient plus facile de distinguer ces deux activités.

Après avoir ainsi différencié l’intervention militaire de la guerre, nous pourrons mieux comprendre dans la prochaine section le phénomène des opérations de paix et distinguer celles-ci de la guerre et des autres types d’interventions militaires.

B — Opérations de paix ou maintien de la paix ?

Depuis les années 1990, la communauté internationale mène une variété très diversifiée d’expéditions internationales. Il serait ainsi devenu plus difficile de reconnaître une mission de paix par rapport aux activités guerrières. Pour Paul Diehl, la remise en question des trois règles de base du maintien de la paix (le consentement du pays hôte, l’impartialité et l’utilisation minimale de la force) est responsable de cette confusion (Diehl 2010 : 55-58). Cette section vise à préciser ce qui caractérise désormais une opération de paix.

Durant les vingt dernières années, le maintien de la paix a évolué et s’est métamorphosé, englobant désormais une large gamme d’activités destinées à gérer et résoudre les conflits. De nos jours, ces activités répondent à l’appellation « opérations de paix ». Avec la parution du rapport du Groupe d’étude sur les opérations de paix de l’Organisation des Nations Unies (Brahimi 2000 : 5) et l’élaboration de la doctrine fondamentale (Capstone), énormément d’efforts ont été faits pour distinguer les concepts de consolidation, de rétablissement et de maintien de la paix, tout en encadrant ces pratiques à l’aide de recommandations, de principes et de règles. Avec sa définition générique d’opérations de paix, soit « des opérations de terrain déployées pour prévenir, gérer et/ou résoudre des conflits armés ou diminuer les risques de leur recrudescence » (onu 2008 : 107), cette doctrine ne contient cependant pas les éléments nécessaires à l’analyse théorique des éléments constituant une opération de paix. Au-delà de la doctrine des opérations de paix, un cadre analytique est nécessaire afin de mieux saisir l’essence de cette pratique, tout en la distinguant d’autres activités. Car, pour certains auteurs, le multilatéralisme (de Hoop Scheffer 2007 : 69) et même la guerre permettent également de gérer et de résoudre des conflits (Dyer 2005 : 90-91).

On admet généralement que les opérations de paix sont menées sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies (onu) avec l’aide de contingents armés fournis par les États membres et qu’elles sont destinées à mettre en oeuvre soit les dispositions du chapitre vi de la Charte, consacré au « règlement pacifique des différends », soit celles du chapitre vii visant « l’action en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression » (Voelckel 2006 : 382). Cette définition présume à tort que l’onu constitue la seule autorité pour des missions de paix, alors que d’autres organisations régionales comme l’otan ou l’Organisation des États américains (oea) peuvent légitimement s’impliquer dans une gamme d’activités liées à la paix. De plus, cette définition se concentre sur la genèse des opérations de paix, mais demeure imprécise au sujet des types d’actions qui les caractérisent.

Selon Erwin A. Schmidl (2000 : 18), les éléments communs des opérations de paix ne résident pas dans leur exécution, mais dans leurs objectifs, leur composition et leur mandat. Cet auteur utilise l’expression « opérations de paix » pour désigner des « missions internationales qui conduisent une ou plusieurs tâches de maintien de la paix, d’imposition de la paix ou d’intervention humanitaire ».

Cette définition, employée avec le cadre conceptuel de Schmidl, s’appuie sur six critères afin de distinguer une opération de paix des autres activités militaires. Le premier critère consiste à disposer d’un mandat international. Ce mandat est généralement octroyé par l’onu, mais pourrait être conféré par une autre organisation internationale ou régionale. Subséquemment, la décision d’un État de conduire une action à l’extérieur de ses frontières, comme l’invasion de l’Irak de 2003, ne constitue pas une opération de paix, puisqu’elle n’est pas autorisée par un acteur supranational reconnu (Coulon 2004 : 70-79).

La deuxième condition stipule que les opérations de paix sont menées par des forces militaires sous l’autorité d’organisations internationales, régionales ou d’une coalition ad hoc. Le modèle le plus courant de ce genre d’opération est celui des missions conduites par l’onu. Cette organisation ne dispose cependant pas du monopole pour la mise en oeuvre de ce genre d’activités. Par exemple, l’opération astute, déployée au Timor-Leste par une coalition sous commandement australien, évolue en appui à la mission intégrée des Nations Unies au Timor-Leste (minut), mais n’est pas mandatée par le Conseil de sécurité de l’onu. Cependant, il est important de distinguer cette mission, qui vise à restaurer la stabilité en assistant l’autorité publique, d’une intervention militaire comme l’incursion de l’armée indienne en 1988 aux Maldives, qui ne constitue pas une opération de paix.

La troisième caractéristique prescrit la composition multinationale d’un contingent. Selon cet aspect du modèle, la multiplicité des participants en garantirait la légitimité. Ainsi, le personnel qui compose le contingent déployé pour conduire l’activité doit appartenir à différentes nations. À titre d’exemple, la Force conjointe de maintien de la paix en Ossétie du Sud (jpkf) entre 1992 et 2004 n’apparaît pas comme une opération de paix, puisque les troupes venaient exclusivement des pays engagés dans le conflit. À partir de 2005, l’engagement plus actif de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (osce) et de l’Union européenne (ue) permet à l’opération de répondre à ce critère.

Le quatrième critère précise que l’opération doit viser à restaurer ou à maintenir le statu quo ou bien à permettre la transition pacifique vers une nouvelle conjoncture stable. La présence de troupes des Nations Unies à Chypre dans le cadre de l’uficyp depuis 1964 est un exemple de cet attribut, car cette présence des troupes onusiennes a permis de geler la situation, même si le conflit n’est toujours pas résolu.

La cinquième condition consiste à vérifier si l’opération de paix profite à la population locale. Ainsi, le but des activités militaires ne doit pas être de servir à annexer un territoire et à prendre le contrôle d’une autre entité politique. Les effets produits par ces troupes doivent contribuer à protéger la population contre la violence ou le génocide, promouvoir le respect des droits de la personne, fournir de l’aide humanitaire, empêcher qu’un conflit ne s’enflamme et cause des souffrances ou des pertes de vies civiles. La Force de protection des Nations Unies, déployée initialement en Croatie en 1992, satisfait à ce critère, puisque son mandat prévoyait la démilitarisation de certaines zones pour éviter que ses résidants ne deviennent des victimes du conflit.

Le sixième et dernier critère comporte l’utilisation d’une force mesurée afin de limiter au minimum les dommages collatéraux. Il faut ici distinguer les termes « force minimale » et « force mesurée ». La force « minimale », comme dans le cas des policiers, correspond aux actions suffisantes pour contrôler une situation ou se défendre contre des actes ou intentions hostiles, ce qui peut éventuellement comprendre la force armée. Ce concept est souvent associé à une posture strictement défensive. Quant à la force dite mesurée, elle désigne l’utilisation d’une force nécessaire pour atteindre les objectifs définis, tout en évitant de causer des effets négatifs. Dans ce contexte, l’atteinte des objectifs ou la mise en place d’un mandat justifient une utilisation équilibrée de la force armée, voire de certaines actions offensives limitées (Franck 2002 : 170-172). La réalité des missions de paix plus musclées, comme l’Opération des Nations Unies au Congo (onuc) conduite entre 1960 et 1964, correspond à cette notion (Schmidl 2000 : 4-5).

Les six critères des opérations de paix permettent donc de distinguer clairement ce qui constitue une opération de paix par rapport à d’autres activités militaires comme la guerre. La combinaison des cinq caractéristiques de la guerre présentées précédemment à ces six critères permet la réalisation du cadre d’analyse examiné dans la prochaine section.

C — Grille d’analyse

L’objectif de la grille d’analyse illustrée au tableau 1 consiste à classifier les échantillons des activités militaires internationales à l’étude selon l’une des trois catégories suivantes : la guerre, la paix et l’intervention militaire. Pour l’élaboration de cette grille, les onze caractéristiques mentionnées dans les deux sections précédentes ont été fusionnées pour obtenir cinq variables. Ces variables sont l’acteur, la composition, l’utilisation de la violence, les repères temporels et l’objectif.

La variable « acteur » concerne les parties en conflit et peut correspondre à l’un des six attributs suivants : individus, groupe armé, État, organisation régionale, organisation internationale ou coalition. Ces attributs permettront de coder les valeurs selon trois indicateurs, soit 0 (guerre) pour les cas où l’un des acteurs du conflit équivaut à un groupe armé, à un État ou à une coalition, 1 (opération de paix) lorsque l’attribut correspond à une organisation régionale, à une organisation internationale ou à une coalition et 2 (autre) si une des parties du conflit est un individu.

La variable « composition » détermine si le contingent qui conduit l’activité comprend des militaires d’une seule ou de plusieurs nations. Trois attributs sont possibles pour cette variable : dans une composition nationale, le contingent vient uniquement des forces armées d’un seul pays ; la composition plurinationale représente une coalition formée par un petit nombre d’alliés qui entretiennent des relations privilégiées entre eux ; la composition multinationale correspond à une coalition comportant un grand nombre de pays qui n’entretiennent pas nécessairement de liens fréquents en dehors de la participation à cette activité. Ces attributs seront codés selon les valeurs indiquées au tableau 1.

La troisième variable regroupe les caractéristiques de l’utilisation de la force armée. Quatre attributs possibles sont proposés : l’utilisation maximale de la violence, la présence d’un minimum de restriction sur le degré de la force armée, l’utilisation mesurée de la violence et la mise en place d’un contrôle strict de l’utilisation de la force armée.

Les « repères temporels » représentent la quatrième variable de ce modèle. Celle-ci regroupe deux caractéristiques de la notion de guerre, soit l’état de guerre et la durée du conflit, ainsi que le critère de mandat international des opérations de paix. Les attributs possibles pour cette variable sont au nombre de cinq : la déclaration de guerre, la mobilisation nationale[3], le cessez-le-feu, le traité de paix et le mandat international. La grille d’analyse indique la valeur correspondant à chaque attribut.

La dernière variable, l’« objectif », regroupe une caractéristique de la guerre (un instrument pour atteindre un objectif) et deux critères des opérations de paix (agir pour la population et viser soit à restaurer ou à maintenir le statu quo, soit à permettre la transition pacifique vers une nouvelle conjoncture stable). Onze attributs sont possibles pour cette variable : la destruction, la conquête ou la domination de son opposant, la compétition entre clans rivaux ou la révision de l’ordre international, le changement de gouvernement, l’économie, la défense contre un envahisseur, la contrainte d’un autre acteur politique, le maintien du statu quo, l’action humanitaire, l’action au bénéfice de la population ou sa protection et, enfin, la transition pacifique vers une situation stable.

Tableau 1

Grille d’analyse : guerre ou opération de paix

Grille d’analyse : guerre ou opération de paix

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Il est important de noter que, lors de l’analyse, afin qu’on puisse distinguer clairement si une activité constitue une guerre ou une opération de paix, chaque variable représente une condition nécessaire. Les indicateurs devront donc tous correspondre à la même valeur. Si une situation particulière semble concorder avec une opération de paix pour quatre des cinq variables, l’observation ne sera pas suffisante pour conclure de manière catégorique qu’il s’agit effectivement d’une opération de paix. Lorsque les conditions ne sont pas remplies pour déterminer s’il s’agit d’une guerre ou d’une opération de paix, l’activité adopte alors la valeur par défaut d’« intervention militaire ».

La prochaine section offrira un aperçu chronologique des opérations militaires canadiennes en Afghanistan depuis 2001, événements qui seront ensuite étudiés à l’aide de la grille d’analyse.

II – L’intervention canadienne en Afghanistan depuis 2001

Bien que les opérations canadiennes en Afghanistan soient présentées dans les médias comme des épisodes du même feuilleton se déroulant sur une période de neuf ans, cette mission a évolué dans le temps au point de vue de ses objectifs, de sa composition, de ses activités et de sa disposition géographique. La description de ces opérations permet de déterminer qu’il s’agit en fait d’une succession d’événements différents et séparés qui n’ont de commun que la présence des Forces canadiennes en Afghanistan. Ainsi, pour les besoins de cette étude, les opérations canadiennes en Afghanistan sont subdivisées en plusieurs périodes qui constituent en elles-mêmes des cas individuels.

Le déploiement de militaires canadiens en Afghanistan entre 2001 et 2010 s’inscrit dans deux contextes distincts. Premièrement, le Canada contribue à l’opération Liberté immuable[4] (oef), qui regroupe plusieurs pays revendiquant le droit à l’autodéfense sous l’article 51 de la Charte de l’onu. L’objectif de cette intervention consiste à « trouver et à détruire les combattants d’Al-Qaïda et les forces talibanes ». Deuxièmement, le Canada participe à la Force internationale d’assistance à la sécurité (fias), commandée par l’otan et autorisée en décembre 2001 par le Conseil de sécurité de l’onu, pour aider le gouvernement afghan à maintenir la sécurité. Dans ce contexte, cette section établit quatre périodes distinctes de l’intervention canadienne en Afghanistan, chacune possédant des caractéristiques propres.

A — Opération Liberté immuable : de février à juillet 2002

À la suite des attentats terroristes du 11 septembre 2001, le Canada annonce sa participation à la campagne internationale contre le terrorisme organisée sous le commandement étasunien. L’objectif annoncé de l’opération Liberté immuable (oef) consiste à « défaire ceux qui utilisent le terrorisme et ceux qui les logent ou les soutiennent » (us Department of State 2001). À la suite du refus du régime taliban de Kaboul de livrer Oussama Ben Laden et les autres militants d’Al-Qaïda hébergés sur leur territoire, cette coalition mène des opérations militaires à partir du 7 octobre de la même année.

Initialement, 378 bombardiers et 138 avions de combat sont engagés dans les affrontements, alors que 50 navires de guerre, dont cinq porte-avions et les 25 250 personnes nécessaires pour les manoeuvrer, sont dépêchés dans la zone. Finalement, il est estimé que près de 4 000 soldats étasuniens sont déployés sur le terrain une fois que les opérations aériennes le permettent. De février à juillet 2002, le Canada contribue aux activités militaires avec 750 soldats[5]. Durant cette période, les troupes canadiennes participent à certaines actions de combat, comme l’opération Anaconda, et protègent l’aéroport de Kandahar. Le ministère de la Défense nationale (mdn) désigne cette contribution sous le nom d’opération Apollo, dont l’objectif consiste à « protéger le Canada et à empêcher d’autres attaques contre le Canada ou ses alliés en éliminant la menace terroriste » (Gouvernement du Canada 2007). Alors qu’Ottawa avait amorcé une réduction des dépenses militaires depuis trois ans, le budget de 2001 comprend une augmentation de 877 millions de dollars, suivie d’une autre augmentation de 360 millions l’année suivante (Sköns et al. 2003 : 341).

La campagne aérienne de l’oef se concentre d’abord sur les camps d’entraînement des militants d’Al-Qaïda, pour ensuite détruire les centres de communication civils utilisés par les forces talibanes pour contrôler leurs opérations. Après deux semaines de bombardements, le soutien aérien est redirigé pour appuyer les combats des troupes de l’Alliance du Nord, bras armé de la résistance afghane au régime taliban, ainsi que les activités des forces spéciales étasuniennes. Après des affrontements intenses, l’oef prend le contrôle des villes principales du pays et les combats cessent avec la prise du dernier bastion d’Al-Qaïda dans les montagnes de Tora Bora le 17 décembre 2001. Du mois d’octobre 2001 au mois de février 2002, la coalition subit 235 pertes lors d’affrontements, alors que les militants voient leurs forces réduites de 6 891 combattants (iCasualties 2009). Il demeure très difficile de déterminer avec exactitude le nombre de victimes civiles découlant des combats, car les évaluations varient entre 1 000 et 5 000 selon les études. Le conflit entraîna également l’exode de 3,7 millions de réfugiés, alors que 5 millions d’Afghans dépendaient de l’aide humanitaire d’urgence pour survivre (Seybolt 2002 : 44).

Entre-temps, les négociations entre les belligérants[6], conduites à Bonn sous l’égide de l’onu, aboutissent le 5 décembre 2001 avec un accord mettant officiellement fin au conflit. Divers mécanismes sont alors prévus, dont des commissions devant rédiger une nouvelle constitution et un nouveau système juridique. L’entente institue également un gouvernement de transition et prévoit une Loya Jirga[7] (Durch 2006 : 476-484).

B — La Force internationale d’assistance à la sécurité (fias) : d’août 2003 à août 2005

Alors que l’oef continue ses activités, la Force internationale d’assistance à la sécurité (fias), créée en décembre 2001 par la résolution 1386 du Conseil de sécurité de l’onu, s’installe à Kaboul[8]. Initialement sous la direction d’un pays partenaire de la mission, ce contingent se retrouve sous le commandement de l’otan à partir du mois d’août 2003. Dès octobre de la même année, le Conseil de sécurité adopte la résolution 1510 qui confie un rôle accru à la fias en étendant sa zone d’opération à l’extérieur de Kaboul. Cette extension prend initialement place dans les zones plus calmes du nord du pays (Kunduz), pour englober ensuite le reste du territoire afghan sur une période de trois ans (isaf 2007). Dans sa phase initiale, la fias compte sur environ 5 000 soldats disposant de véhicules non blindés et de quelques hélicoptères de transport. Étant donné la situation, aucune arme lourde ni aucun bombardier ne sont utilisés.

Durant la période d’août 2003 à août 2005, les troupes canadiennes en Afghanistan sont affectées à la sécurité de la région de Kaboul selon ces arrangements. La fias regroupe alors 19 pays qui y affectent des troupes et les 2 000 soldats canadiens qui en font partie représentent le contingent le plus important. Cette composante canadienne de la mission, désignée sous le nom d’opération Athéna, exécute une gamme variée d’activités allant de patrouilles à la protection des membres du gouvernement en passant par la mise sur pied d’un programme de formation pour l’armée afghane et la conduite de relations étroites avec les dirigeants politiques, religieux et sociaux afin de respecter les conditions particulières de l’Afghanistan (Coulon 2003 : 84). Durant cette période, le budget de la défense du Canada a progressivement augmenté pour atteindre 15,4 milliards en 2005, une croissance de 1,4 milliard en deux ans (Stalenheim et al. 2006 : 332). Cette variation constitue une poursuite de la tendance amorcée en 2001.

Ces troupes assistent le gouvernement et les citoyens afghans, mais elles ne participent pas à des combats stricto sensu. Malgré quelques attaques terroristes isolées, la capitale, à ce moment, demeure relativement sécuritaire. Avec l’aide de la communauté internationale, la mise en place du gouvernement, la construction d’infrastructures et la relance de l’économie constituent les activités principales de la fias. Pendant cette période, Kaboul jouit d’une certaine stabilité et d’un dynamisme renouvelé. La fias et d’autres organisations aident ainsi la police et les services publics afghans à assumer leurs fonctions dans un délai relativement court (Jauffret 2010 : 35-38). Durant cette phase de deux ans, la fias déplore 13 décès lors d’accidents de véhicules et d’attentats, alors qu’aucun civil n’aurait péri dans de telles circonstances (Annan 2004a ; 2004b ; 2005), car, à ce moment, la majorité des opérations de combats ayant provoqué la mort de civils était conduite par les troupes et les avions de l’oef[9].

C — Deuxième manche pour l’opération Liberté immuable (oef) : d’août 2005 à juillet 2006

En 2005, à la suite du retrait de ses troupes de la fias, le gouvernement de Paul Martin annonce le déploiement d’une équipe provinciale de reconstruction (epr ou prt en anglais)[10] canadienne dans la province de Kandahar, amorçant ainsi une nouvelle phase de l’engagement du Canada en Afghanistan (Gross Stein et Lang 2007 : 130-157). Cette tâche devait initialement être accomplie par un groupe d’environ 200 personnes. Cependant, en raison de l’instabilité de la région, Ottawa décide d’augmenter sa contribution en déployant une unité de combat d’environ 2 000 soldats et d’assumer le commandement du quartier général multinational responsable des forces militaires dans cette partie du pays.

Étant donné que l’expansion de la fias dans le sud ne devait s’effectuer qu’en juillet 2006, le Canada regagne de nouveau la structure de commandement de l’oef. Dans ces six provinces du Sud[11], l’oef peut compter sur environ 10 000 soldats disposant d’armes lourdes comme des bombardiers, des hélicoptères d’attaque, de l’artillerie et des chars d’assaut. Dans cette zone, l’appareil gouvernemental demeure embryonnaire en 2005. Les services publics tardent à s’organiser et l’aide de la communauté internationale se fait attendre. Certains militants profitent de ces conditions pour établir des bases et une certaine influence dans la région. L’arrivée des Canadiens modifie cette dynamique et crée des frictions. Étant donné les circonstances particulières en vigueur à ce moment dans ce secteur, la majorité des activités sont des actions de combat. L’epr canadien joue alors un rôle secondaire. Au départ, les troupes canadiennes ne disposent pas de tous les équipements et armes nécessaires pour répondre aux besoins opérationnels, mais la situation est finalement rectifiée par l’achat de chars, d’obusiers, de drones et de véhicules blindés spécialisés. En raison de ces achats, durant cette année, le budget militaire canadien croît de 1,1 milliard (Perlo-Freeman et al. 2010 : 220).

Pendant cette période de onze mois, le Commandement régional Sud subit 66 pertes, principalement dues aux tirs ennemis. Durant la même période, certaines sources mentionnent qu’environ 1 243 militants et 46 civils seraient décédés à la suite d’activités menées par les forces de l’oef. Ces chiffres demeurent cependant difficiles à confirmer.

B — Scène deux, prise deux avec la fias : d’août 2006 à décembre 2010

À la fin de juillet 2006, le commandement des troupes multinationales opérant dans le sud de l’Afghanistan est transféré de l’oef à la fias dans le cadre de la troisième étape d’expansion de cette dernière. La mission des troupes canadiennes change donc une fois de plus. Les nouvelles tâches de ces soldats consistent alors à aider au perfectionnement de l’armée et de la police afghanes et à maintenir un environnement sécuritaire pour permettre la reconstruction et le développement (Gouvernement du Canada 2010).

Dans les mois qui suivent le changement de mission, de nombreux affrontements majeurs surviennent, dont ceux des opérations Medusa et Falcon Summit. À la suite de plusieurs incidents, dont le bombardement accidentel de civils, la fias restreint graduellement l’utilisation de la force armée par ses troupes et en particulier l’emploi massif de l’aviation et de l’artillerie. À la longue, les actions d’assistance au gouvernement afghan et de reconstruction prennent de l’ampleur et elles deviennent progressivement plus nombreuses et plus importantes que les activités de combat (Foxley 2009 : 172-174).

Entre 2006 et 2010, le contingent canadien, toujours basé à Kandahar, connaît plusieurs modifications sur le plan organisationnel quant à la quantité et au type de personnes qui le composent. Le nombre de soldats augmente d’environ 800, alors que 80 civils se joignent à l’équipe intégrée. Ces changements ne modifient pas les capacités de combat, mais permettent aux Forces canadiennes en Afghanistan de remplir de nouvelles fonctions grâce à l’ajout d’une composante aérienne, de personnel civil des affaires étrangères, des services correctionnels, de la police et de l’acdi, ainsi que de personnel affecté à l’entraînement des unités de l’armée et de la police afghanes. Au fil des mois, l’équipe provinciale de reconstruction devient le pilier de l’approche canadienne, redéfinie plus clairement après les débats et l’adoption en mars 2008 d’une motion de la Chambre des communes. Les activités canadiennes s’articulent désormais autour de six priorités : maintenir un environnement sûr en augmentant les capacités de l’armée et de la police nationales afghanes ; fournir des emplois, de l’éducation et des services essentiels ; offrir de l’aide humanitaire aux personnes dans le besoin ; améliorer la gestion et la sécurité de la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan ; contribuer à renforcer les institutions politiques et démocratiques afghanes ; ainsi que faciliter les efforts en vue d’une réconciliation politique (Gouvernement du Canada 2008 : 4-10). En quatre ans, le budget militaire du Canada augmente de près de 2 milliards par année et atteint ainsi 22,3 milliards en 2009, alors qu’il n’était que de 12,3 milliards en 2000. Cela représente une augmentation de 48,8 % pour le Canada, comparativement à 75,5 % pour les États-Unis et à 28,1 % pour la Grande-Bretagne (Perlo-Freeman et al. 2010 : 203-223).

Pendant cette période, la fias déplore 1 160 décès, mais elle aurait égale-ment éliminé 15 969 militants, tout en causant malheureusement la mort de 308 civils afghans (Conseil de sécurité 2008 ; Ki-moon 2009a ; 2009b ; 2009c ; 2010a ; 2010b).

Cette section a illustré les mutations de l’engagement canadien en Afghanistan au cours des huit dernières années. L’information recueillie à propos des objectifs canadiens, de la composition de son contingent et de son approche quant à l’utilisation de la force armée permettent l’examen de ces quatre périodes en utilisant la grille d’analyse proposée précédemment.

III – Analyse

Nous reprendrons ici la grille d’analyse proposée dans la première partie de cette recherche et dont les éléments principaux sont illustrés au tableau 1. Afin d’étudier les quatre périodes distinctes de l’engagement canadien en Afghanistan, ce chapitre comporte deux sections : le codage et l’examen des données.

A — Codage

Le tableau 2 examine la période de l’oef (de février à juillet 2002), le tableau 3 explore la phase de la fias (de août 2003 jusqu’à août 2005), le tableau 4 analyse la deuxième manche pour l’oef (de août 2005 à juillet 2006) et le tableau 5 dissèque la « scène deux, prise deux » de la fias (de juillet 2006 à décembre 2010).

Tableau 2

Grille d’analyse oef (première période, février à juillet 2002)

Grille d’analyse oef (première période, février à juillet 2002)

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Selon les données du tableau 2, la période de déploiement canadien en Afghanistan de février à juillet 2002 ne peut pas être catégorisée de façon concluante. En effet, trois des cinq variables situent l’activité dans la catégorie « guerre », alors que deux autres l’identifient comme une « opération de paix »[12]. Puisque les activités canadiennes surviennent en février, c’est-à-dire après la signature des accords de Bonn de décembre 2001, la situation représente une anomalie. Étonnamment, un processus de paix est enclenché par la communauté internationale et le Canada appuie cette démarche, mais, au lieu de participer militairement au contingent prévu par le traité, Ottawa déploie des soldats en Afghanistan en vertu d’un autre mandat. Ces actions ne peuvent donc pas constituer une opération de paix ni une guerre. Nous concluons par conséquent que cette période correspond à une intervention militaire.

Tableau 3

Grille d’analyse fias (deuxième période, août 2003 à août 2005)

Grille d’analyse fias (deuxième période, août 2003 à août 2005)

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Cette deuxième phase constitue une opération de paix. La grille d’analyse montre que toutes les variables correspondent aux valeurs nécessaires pour que l’engagement canadien appartienne à cette catégorie. Si cette mission ne correspond pas nécessairement aux caractéristiques d’une opération classique, elle demeure néanmoins une opération de paix.

Tableau 4

Grille d’analyse de la deuxième manche pour l’oef (troisième période, août 2005 à juillet 2006)

Grille d’analyse de la deuxième manche pour l’oef (troisième période, août 2005 à juillet 2006)

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La troisième période de la présence canadienne en Afghanistan affiche certaines ambiguïtés. Comme dans le cas de la première phase, la variable « acteur » répond à la fois aux conditions pour une opération de paix et à celles d’une guerre. La « composition » et la « violence » coïncident pour leur part avec une guerre. Cependant, deux variables fournissent plusieurs résultats contradictoires. Ainsi, les « repères temporels » peuvent être associés à la guerre, car il existe une certaine mobilisation nationale durant cette période. Cette mobilisation au Canada semble sans précédent depuis le conflit en Corée dans les années 1950[13]. Par contre, cette variable correspond simultanément à une opération de paix, puisque le traité de paix demeure en force. Finalement, la variable « objectif » démontre une dualité semblable, puisque le but des activités est de protéger les États de la coalition en détruisant les capacités des militants. En même temps, la valeur de cette variable concorde avec une opération de paix, puisque ces troupes participent au maintien du nouveau statu quo créé par les accords de Bonn et à la mise en place d’un nouveau gouvernement. Ne pouvant satisfaire à toutes les conditions nécessaires, les activités de cette période sont classées dans la catégorie « intervention militaire ».

Tableau 5

Grille d’analyse de la « scène deux, prise deux » avec la fias (quatrième période, juillet 2006 à décembre 2010)

Grille d’analyse de la « scène deux, prise deux » avec la fias (quatrième période, juillet 2006 à décembre 2010)

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Comme dans la troisième période, la participation canadienne à la fias dans le sud de l’Afghanistan entre juillet 2006 et décembre 2010 montre plusieurs incohérences. Outre les valeurs des variables « acteur » et « violence », qui ressemblent à celles de la troisième période, plusieurs variables présentent des caractéristiques dichotomiques. Il en est ainsi de la « composition » : bien que la fias, avec 47 participants, corresponde à l’attribut multinational, le fait que le contingent canadien conduise ses opérations en isolation ou avec un nombre très limité de partenaires, comme la Grande-Bretagne et les États-Unis, représente également un attribut plurinational. En plus des contradictions déjà observées pour les « repères temporels » durant la troisième période, dans ce cas-ci un autre attribut s’ajoute, celui du mandat international. Finalement, étant donné la multiplicité des priorités de la mission canadienne, la variable « objectif » coïncide avec plusieurs attributs des opérations de paix. En définitive, cette période ne correspond pas à une opération de paix, bien que la majorité des variables en satisfasse les exigences. Il s’agit donc aussi d’une intervention militaire.

B — Examen des données

L’utilisation de cette grille d’analyse permet l’examen des éléments caractéristiques de l’engagement canadien en Afghanistan entre 2002 et 2010. De cette étude découlent un certain nombre d’observations au regard de la théorie.

L’analyse révèle qu’à l’exception de la deuxième période, soit le déploiement à Kaboul entre 2003 et 2005, les activités canadiennes en Afghanistan ne représentent ni une guerre ni des opérations de paix. La majorité de ces situations constitue des interventions militaires. Cette recherche valide la grille d’analyse, car les quatre périodes ont pu être classées selon l’une des trois catégories : guerre, opération de paix ou intervention. Au cours des huit dernières années, le Canada a donc participé à une opération de paix et à trois interventions militaires en Afghanistan.

De nos jours, même si les distinctions entre les acteurs[14], les modes d’action et les objectifs semblent s’amenuiser dans le cadre des conflits postmodernes, la différenciation entre trois types d’activités militaires, c’est-à-dire la guerre, les opérations de paix et les interventions militaires, demeure possible. La grille d’analyse permet de déterminer les prérogatives politiques, le cadre légal et le rôle des différents intervenants selon les circonstances et les caractéristiques spécifiques de chaque activité militaire. À titre d’exemple, les contingents militaires sont assujettis à certaines obligations humanitaires durant une guerre, alors que ce n’est pas le cas durant une opération de paix. La distinction entre ces deux activités pourrait ainsi permettre d’éclaircir le débat à propos de l’ingérence militaire dans l’« espace humanitaire »[15].

L’étude révèle que les interventions canadiennes en Afghanistan présentent un certain nombre d’anomalies. La grille d’analyse révèle donc certaines pistes de recherche concernant le processus décisionnel canadien, les interventions internationales ainsi que la conduite des opérations militaires. À titre d’exemple, l’analyse montre certaines contradictions par rapport à ce qui est prescrit par la théorie, comme la négociation des accords de paix[16], la mise en place des moyens pour assister au rétablissement de la paix[17], de même que la dichotomie entre les objectifs et les moyens employés durant la troisième et le début de la quatrième période du déploiement canadien en Afghanistan[18].

Conclusion

Charles Tilly et Sidney Tarrow (2008 : 328) mettent en garde les chercheurs contre les « termes attrape-tout » dont se servent les politiciens et journalistes. Il semble que les concepts à l’étude dans cet article aient été victimes d’un tel phénomène. En somme, comme le rappelle Carl von Clausewitz, le rôle de la « théorie est de mettre de l’ordre dans ce qui est confus et dans les concepts et les idées qui sont enchevêtrées » (Clausewitz 2006 : 119). La grille d’analyse élaborée pour cette recherche répond à cet objectif et permet de réduire la confusion conceptuelle entourant les notions de « guerre », de « maintien de la paix » et d’« intervention militaire ».

Malgré les bouleversements survenus sur le plan de la conduite de la guerre, ainsi que l’ont illustré des auteurs comme Rupert Smith avec son concept de « combats au sein des populations » (Smith 2007), l’essence du phénomène demeure inchangée. De nos jours comme autrefois, la guerre se pratique par des groupes qui utilisent la violence à grande échelle en vue d’atteindre un objectif durant une période déterminée allant de la déclaration au traité de paix. Par contre, cette étude note que la guerre partage certains éléments avec d’autres actions militaires, dont les opérations de paix, puisqu’il s’agit dans les deux cas d’interventions.

En se basant sur six critères, il a été possible de distinguer les opérations de paix des autres types d’interventions militaires. Il s’agit donc d’une activité conduite par des forces militaires multinationales sous l’autorité d’organisations internationales, régionales ou d’une coalition ad hoc qui dispose d’un mandat légitime visant à restaurer ou à maintenir le statu quo ou à permettre la transition pacifique vers une nouvelle conjoncture stable, tout en oeuvrant au bénéfice de la population locale par l’emploi d’une force mesurée.

L’analyse de la participation canadienne à des activités militaires en Afghanistan depuis 2002 valide l’utilisation de la grille d’analyse élaborée à l’aide de ces définitions. L’étude a également révélé qu’il est effectivement difficile, dans certains cas, de distinguer certains types d’interventions militaires d’autres activités similaires. À l’occasion, cette confusion peut se traduire du point de vue de la tactique par des actions contradictoires à l’objectif, compromettant ainsi l’efficacité des opérations.

Étant donné que les quatre périodes de l’engagement canadien en Afghanistan présentent des caractéristiques à la fois de la guerre et des opérations de paix, il n’est pas étonnant de constater que le discours public à ce sujet demeure divisé et incohérent. Cette situation n’est cependant pas unique dans l’histoire du pays. Par exemple, le conflit en Corée entre 1950 et 1953 présente de nombreux éléments analogues. À l’époque, afin de clarifier la situation, le premier ministre Louis Saint-Laurent déclara au sujet de la situation en Corée : « Toute part que prendrait le Canada à la mise à exécution de cette résolution ne constituerait pas – et je tiens à souligner ce point bien nettement – une participation à la guerre contre des États quels qu’ils fussent » (Dewing et McDonald 2006 : iv). Cinquante ans plus tard, les trois premiers ministres qui se succédèrent pendant l’engagement canadien en Afghanistan ne purent clarifier la situation de manière aussi équivoque. La situation et la nébulosité entre la guerre et les opérations de paix n’ont donc rien de nouveau.