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Kathia Légaré est candidate au doctorat en science politique et auxiliaire de recherche au Programme Paix et sécurité internationales de l’Institut québécois des hautes études internationales, à l’Université Laval. Richard Garon est doctorant en science politique à l’Université Laval et auxiliaire de recherche pour le Programme Paix et sécurité internationales de l’Institut québécois des hautes études internationales, à l’Université Laval.
L’évolution fulgurante au cours des vingt dernières années des interventions militaires désignées sous le terme générique d’« opérations de paix » a transformé cette idée à un point tel qu’il est aujourd’hui difficile d’en discerner les caractéristiques fondamentales. La définition d’une « opération de paix » a été complètement transformée, au moment où le nombre de nouveaux acteurs engagés dans les activités de paix augmente et où les tâches accomplies par le personnel civil et les contingents militaires mobilisés pour remplir les mandats de l’onu se diversifient grandement. Alors que les opérations de maintien de la paix classiques répondaient le plus souvent à un modèle précis qui fut reproduit durant la période de la guerre froide, les opérations de paix regroupent aujourd’hui un ensemble de modèles d’intervention divers. Pour tenter d’apprécier l’hétérogénéité des nouvelles missions de paix, des auteurs comme Paul F. Diehl, William J. Durch et Trevor Findlay proposent plusieurs concepts et types distincts d’opérations selon la probabilité de recours à la force armée. La littérature contemporaine décrit amplement les transformations des opérations de paix : elle s’attarde plus particulièrement sur les nouveaux acteurs engagés dans ces missions et sur le développement de nouvelles activités, en particulier les opérations de consolidation de la paix, qui sollicitent surtout des capacités civiles. Vers le milieu des années 1990, avec la fin de la guerre froide et l’élargissement du concept de sécurité, plusieurs auteurs se sont intéressés à des sujets liés au maintien de la paix, comme la multiplication des acteurs, la diversification des activités, la spécialisation fonctionnelle ainsi que l’émergence possible d’un régime international (Fortmann et al. 1996). Les spécialistes ont par ailleurs accordé une attention particulière au phénomène dit de régionalisation ou de décentralisation de l’exécution des mandats du Conseil de sécurité (Fortna et Howard 2008 : 284-286). Comme l’ont cru plusieurs auteurs dans les années 1990, il ne s’agit ainsi pas strictement d’une redéfinition de la sécurité au niveau régional (Barnett 1995), mais plutôt d’une décentralisation beaucoup plus large : un changement fondamental dans la structure d’organisation des opérations de paix décrit dans la littérature, dont l’analyse des implications sur la façon « de faire la paix » reste à approfondir et à laquelle ce numéro spécial se consacre[1].
Cette introduction fournit la trame des différentes contributions. Elle pose largement le problème, y situe les chapitres individuels et propose un cadre d’analyse sans pour autant mettre l’accent sur une démarche théorique ou méthodologique unique. Les opérations de paix y sont conceptualisées comme des « champs d’action collective », à l’intérieur desquels des assemblages variés d’acteurs font évoluer, à partir de leurs interventions, les pratiques en matière de gestion des menaces à la sécurité et à la paix internationales. Les opérations de paix constituent des espaces de mobilisation des efforts et des ressources internationales dirigés vers la résolution pragmatique de problèmes perçus de sécurité collective. Une fois la menace reconnue par le Conseil de sécurité, un ensemble de partenaires mobilisent leurs efforts afin d’y faire face. Il y a ainsi eu un glissement vers une approche des menaces à la sécurité par « parties prenantes », qui, contrairement à la période de la guerre froide, n’est pas fondée sur l’implication de contributeurs « neutres », n’ayant pas d’intérêts immédiats dans le conflit, mais au contraire sur l’organisation des efforts des acteurs intéressés par la gestion du conflit. Ceux-ci exercent leurs activités dans le cadre défini par le Conseil de sécurité, mais aussi selon leurs contraintes institutionnelles et leur culture, c’est-à-dire leur définition des moyens nécessaires, y compris l’outil miliaire, pour atteindre le but recherché. Bien que les organisations et accords régionaux soient légalement soumis à l’autorisation du Conseil de sécurité de l’onu pour mettre en oeuvre des mesures coercitives, ils participent en tant que partenaires aux opérations de paix en revendiquant leur autonomie décisionnelle. Par conséquent, les pressions qu’exerce cette diversification des pratiques sur les normes de conduite des opérations de paix sont nécessairement très importantes. Si les forces de l’onu s’attachent aux règles traditionnelles, les autres acteurs ont souvent d’autres façons de conduire leurs activités de paix : il s’agit donc d’un phénomène dichotomique concomitant de diffusion et de divergence des pratiques. C’est pourquoi le terme « opération de paix » ne renvoie plus à un modèle d’intervention dont les caractéristiques stables sont reconnaissables, d’où l’idée de « champ d’action » à l’intérieur duquel des organisations interagissent avec les normes établies.
Prenant appui sur cette définition, les articles publiés dans ce numéro proposent d’étudier les implications normatives de la diversification des pratiques internationales en matière de gestion des conflits découlant de la structure décentralisée de gestion des menaces à la sécurité collective qui s’est imposée depuis le milieu des années 1990. Il ne s’agit donc pas d’évaluer l’efficacité comparative des opérations menées par l’onu et les organisations régionales, mais plutôt de comprendre l’organisation des acteurs et leur influence sur l’évolution des façons dont la paix est recherchée. Dans leurs contributions, les collaborateurs posent un regard différent sur ces éléments en proposant comme énoncé que la diversité des pratiques ne constitue pas nécessairement une entrave aux opérations de paix, mais fait émerger plusieurs modèles, selon les assemblages d’acteurs. Les deux premiers articles cherchent à voir comment les efforts internationaux se réorganisent à partir de deux problèmes peu étudiés jusqu’à maintenant : le développement de la dimension civile des opérations de paix et la participation de l’Organisation internationale de la Francophonie à des activités de sécurité internationale. Les contributions suivantes s’intéressent spécifiquement aux répercussions que ce changement structurel a eues sur les pratiques : le troisième article analyse la confusion entre les caractéristiques de la guerre et celles des opérations de paix dans les activités menées par le Canada en Afghanistan, le suivant étudie les implications de cette confusion sur l’attitude et les perceptions des militaires, tandis que la dernière contribution analyse comment l’interaction des intervenants entre eux et avec les acteurs locaux fait évoluer une opération de paix.
I – Une gestion décentralisée des menaces à la sécurité collective
L’étude de l’évolution des opérations de paix a fait couler beaucoup d’encre au cours des dernières décennies. Ces nombreuses analyses permettent d’aller de l’avant dans l’étude des contrecoups des changements apportés par la transformation de la gestion internationale des menaces à la sécurité et à la paix. Il semble en effet qu’il faille à ce jour concentrer les efforts sur l’évaluation des impacts de la diversification des pratiques sur l’évolution normative qui a métamorphosé le « maintien de la paix » en « opérations de paix » : une évolution terminologique qui traduit bien l’éclatement du modèle. En effet, alors que le maintien de la paix renvoyait à un modèle de gestion de conflit précis, le terme « opérations de paix » regroupe un ensemble d’activités beaucoup plus épars (Jakobsen 2002 : 268).
Ce glissement peut être vu comme le résultat de la transformation fondamentale des pratiques, au sens général entendu par Nicholas Onuf, c’est-à-dire « aux façons dont les acteurs interagissent avec les règles, qu’elles soient respectées ou enfreintes, créées ou modifiées » (Onuf 1998 : 59). Dans ce cas précis, les pratiques sont des activités découlant de l’application, de l’interprétation et de la réinterprétation des normes qui ont guidé la gestion des menaces à la sécurité collective tout au long de la guerre froide. Bien que ces normes n’aient jamais été négociées ou formalisées, elles ont graduellement fait consensus, car elles correspondaient aux possibilités et aux contraintes imposées par le système bipolaire à la coopération internationale. Ces normes circonscrivaient par ailleurs le domaine d’activités du Conseil de sécurité, qui se limitait généralement aux conflits interétatiques à la périphérie des zones d’influence des deux superpuissances. Elles proscrivaient l’ingérence dans les affaires internes et la participation active au conflit (impartialité et neutralité) et reléguaient le rôle des contingents onusiens au rôle de médiateur neutre et impartial (usage minimal de la force) (Bellamy et al. 2004 ; Diehl 2010).
Avec la fin de la guerre froide, les occasions d’intervenir collectivement se sont multipliées, en raison d’une augmentation de l’occurrence des conflits menaçant la paix et la sécurité internationales, mais surtout de l’extension du champ d’intervention de l’onu à la suite de la levée des obstacles institutionnels, politiques et idéologiques que l’équilibre de la puissance faisait peser sur la coopération internationale. Le Conseil de sécurité s’est alors engagé à intervenir dans la résolution de problèmes nouveaux, en particulier les conflits violents à l’intérieur des États, en employant une « vieille méthode » qui avait jusque-là bien fonctionné : le maintien de la paix. Ainsi, cette formule d’intervention a été appliquée à des situations pour lesquelles elle avait été jugée inappropriée jusqu’alors (Lipson 2007 : 79). Au début des années 1990, des opérations ont été entreprises pour répondre à des situations très variables. Le défi principal de ces opérations n’était plus la séparation physique de belligérants, mais plutôt l’atténuation de la violence et l’accomplissement d’une multitude des tâches associées avec l’instauration d’une paix durable (Diehl 2010 : 150-152). Alors qu’elles se limitaient à des aspects très précis de sécurité durant la guerre froide, les opérations de paix sont désormais de plus en plus engagées dans les processus politiques locaux et doivent faire face à des contextes sécuritaires variables. Le maintien de la paix s’est rapidement avéré inadapté aux nouveaux défis que s’était donnés l’onu, comme l’a démontré l’incapacité des interventions internationales à contenir les violences et à gérer les conflits en Somalie, en Yougoslavie et au Rwanda.
Ces expériences douloureuses ont amené une prise de conscience brutale des limites du maintien de la paix onusien, sans pourtant remettre en question ce modèle d’intervention, cautionné par le rapport Brahimi (onu 2000). Cet examen a plutôt amené une réorganisation des efforts vers une décentralisation partielle des mandats, dont ceux « plus robustes » (de rétablissement de la paix), mais plus uniquement, vers les organisations et alliances régionales, ainsi que le stipule l’article 53 du chapitre viii de la Charte des Nations Unies selon lequel le Conseil de sécurité utilise, s’il y a lieu, ces acteurs pour « l’application des mesures coercitives prises sous son autorité ».
En 1996, W. Andy Knight envisageait l’application du principe de subsidiarité, principalement aux tâches d’imposition de la paix et de diplomatie préventive, afin de permettre à l’onu de relever les nouveaux défis de la période d’après-guerre froide. Il distinguait deux démarches possibles : les approches ascendante et descendante. Dans le premier cas, l’organisme central est le complément des niveaux moins élevés d’autorité, alors que, selon la seconde approche, l’organe central délègue son autorité à des organismes subordonnés. Cette perspective s’est en bonne partie réalisée, alors que, d’une part, l’onu est devenue le soutien d’opérations conduites par des acteurs régionaux – notamment en Afrique – et exerce des fonctions d’appoint auprès de l’otan, en Afghanistan par exemple, et que, d’autre part, l’organisation universelle est appuyée par les acteurs régionaux dans le cas de ses interventions, par exemple le cas de la Force multinationale intérimaire d’urgence (opération Artémis) au Congo. Les institutions régionales fourniraient ainsi désormais des efforts complémentaires sur une base plus régulière, selon leurs capacités d’intervention et leurs avantages relatifs par rapport à l’onu (rapidité de déploiement, présence dans la région, etc.).
En somme, il est rapidement apparu que la mobilisation et la coordination des efforts n’étaient pas à la hauteur des ambitions collectives (onu 2000 : 12-13). La menace d’une inadéquation des capacités pour suffire à la tâche que s’est données le Conseil de sécurité plane aussi dans le domaine civil. L’onu a trouvé des intermédiaires, ou plutôt des partenaires, prêts à élargir leurs fonctions aux activités de paix afin de combler les besoins créés par l’élargissement des mandats octroyés par le Conseil de sécurité au domaine de la démocratisation, de l’état de droit et du développement en particulier. Cette situation contraste avec le maintien de la paix classique qui impliquait presque exclusivement des exécutants militaires.
Ainsi, à l’heure actuelle, les Nations Unies cherchent à mettre en place un système de recrutement et de mobilisation de civils afin de combler les besoins grandissants créés par la multiplication des activités de consolidation de la paix. Un article de ce numéro spécial, rédigé par Étienne Tremblay-Champagne et David Morin, « Consolider la dimension civile. Le maillon clé des opérations de paix », se penche sur l’importance croissante du pendant civil des activités militaires des opérations de paix. En 2010, l’onu déployait 20 000 civils dans des missions de paix, tandis que durant la même période l’ue et l’OSCE faisaient appel à 2 000 et 3 000 civils respectivement. Selon ces auteurs, au cours des dernières décennies, la dimension civile est devenue un maillon essentiel des opérations de paix. Pourtant, son émergence est « lente et laborieuse », alors que le développement des capacités internationales doit composer avec de nombreux défis opérationnels comme « la croissance des besoins en capacités internationales et le sous-développement d’un corps professionnel pouvant soutenir de manière adéquate les activités de leur organisation » dans une nouvelle gamme de tâches, telles que prodiguer de la formation technique à des policiers, élaborer des stratégies médiatiques, coordonner l’assistance humanitaire ou mettre sur pied un programme de sensibilisation aux droits de la personne.
Le partage et la multiplication des tâches sont aussi partiellement réels dans le cas des fonctions civiles des opérations de paix qui sont souvent prises en charge par des organisations comme l’osce, l’ue ou, plus récemment, l’Organisation internationale de la Francophonie. Cette organisation tente d’ailleurs de développer ses compétences en la matière. L’article de ce numéro rédigé conjointement par Justin Massie et David Morin, « Francophonie et opérations de paix : vers une appropriation géoculturelle », souligne l’élargissement de la vocation de cette organisation aux activités de paix. Les deux auteurs s’interrogent sur les interprétations pouvant être faites de cette nouvelle tâche, et estiment qu’elle doit être vue comme la manifestation d’un principe d’appropriation géopolitique d’un espace géoculturel distinct, c’est-à-dire du monde francophone.
Plusieurs organisations, à l’exemple de l’Organisation internationale de la Francophonie, cherchent à occuper cette nouvelle niche afin de réaffirmer leur pertinence dans un monde débarrassé de la menace communiste. D’autres ont développé une nouvelle « ligne de services » compatible avec leur fonction d’origine et susceptible de consolider leur influence. À partir des années 2000, l’Union européenne a mis à l’épreuve la Politique extérieure et de sécurité commune et la Politique européenne de sécurité et de défense (pesd) par une série d’opérations de paix. La première action militaire fut lancée en Macédoine sous le nom d’opération Concordia en mars 2003. Cette mission d’observation militaire mandatée par l’onu consistait à appuyer la mise en place des accords d’Ohrid de 2001. En janvier 2003, l’ue va également former une mission de police en remplacement de l’onu en Bosnie-Herzégovine. Le véritable test ne viendra qu’avec le déploiement de l’opération Artémis, en juin 2003, à Bunia en Ituri, une province orientale de la République démocratique du Congo. Cette action mandatée par le Conseil de sécurité en accord avec le chapitre vii de la Charte, et qui a permis de conforter la mission onusienne présente dans la région, cherchait à stabiliser la zone afin d’éviter une catastrophe humanitaire (Missiroli 2003 : 499). Cette opération innove à plusieurs égards : en premier lieu, elle marque une nouvelle étape dans l’expérimentation de la pesd, étant donné qu’elle sort de sa zone d’intervention « naturelle », tant sur le plan géographique que stratégique. Menée loin de l’Europe et dans un théâtre d’opérations très difficile, l’opération a ainsi mis à l’épreuve la cohésion politique de l’ue – l’accord unanime des membres étant requis (article 23 du Traité sur l’ue modifié) – et elle confirme l’expansion du champ d’activités de l’union dans la gestion de crise (Bagayoko-Pénone 2004). En deuxième lieu, l’ue a démontré ses capacités politico-militaires en déployant une opération d’urgence de soutien à l’onu en moins de 15 jours et, qui plus est, de façon complètement indépendante des structures militaires de l’otan, contrairement aux opérations précédentes. L’ue devient ainsi un partenaire à part entière de l’onu, qui avait directement sollicité sa contribution (Bagayoko-Pénone 2004), mais aussi un acteur de sécurité aux aspirations globales qui le fait entrer directement en concurrence avec l’otan, étant donné que les deux organisations sollicitent la participation des États européens (Tardy 2009 : 202).
Dans l’immédiat après-guerre froide, comme le démontre l’exemple de l’opération Artémis, plutôt que de restreindre la définition des menaces à la sécurité et à la paix internationales aux problèmes que le Conseil de sécurité était suffisamment cohérent pour parvenir à gérer ou, alors, plutôt que de renouveler le consensus international sur les pratiques plus appropriées pour faire face à ces nouvelles menaces, une structure décentralisée de gestion des menaces à la sécurité collective s’est imposée. La mise en oeuvre de modèles d’intervention onusiens en mesure d’imposer la paix aurait exigé le renforcement significatif des capacités militaires de l’organisation par la conclusion d’accords entre l’onu et ses membres, ainsi que l’envisagent les articles 43 et 45 de la Charte des Nations Unies. Toutefois, à cette heure, l’onu est toujours dépourvue d’une force militaire indépendante qui puisse être déployée rapidement (Rostow 1993) et la disposition est restée lettre morte. Pour la mise sur pied de contingents de Casques bleus, l’organisation compte toujours sur les contributions volontaires des États, qui n’ont aucune obligation de fournir des troupes. Les organisations régionales, dont certaines ont une capacité de mobilisation beaucoup plus grande et rapide que l’onu – en particulier l’otan –, sont ainsi venues pallier cette carence.
À nouveau, c’est la « deuxième meilleure solution » qui a été privilégiée, en l’occurrence la sous-traitance des mandats pour lesquels l’onu n’a pas les capacités militaires et la cohésion politique nécessaires. La décentralisation peut ainsi être vue comme une solution de rechange au système de sécurité collective prévu par la Charte, comme l’avait été le maintien de la paix pendant la guerre froide, au sens où elle permet d’agir, mais demeure un moyen imparfait et limité. La capacité internationale de réaction lors de l’éruption de crises a somme toute certainement été renforcée, sans être pour autant centralisée ou globalisée. Néanmoins, la mobilisation d’une partie considérable de ces efforts reste tributaire de la volonté des « partenaires » de l’onu. D’autant plus que les États les mieux dotés ont préféré plus récemment placer leurs effectifs sous la bannière des organisations régionales ou de coalitions ad hoc, plutôt que de combler les rangs des Casques bleus. En effet, les pays occidentaux ont progressivement déserté les missions de l’onu, dont les contingents sont formés dans leur grande majorité par les pays du Sud, en particulier par l’Inde, le Pakistan et le Bangladesh.
Les bénéfices d’une telle formule ont souvent été relevés (Bures 2006) : elle a l’avantage de faciliter la coopération en réduisant le nombre de participants à un groupe relativement homogène, ce qui facilite l’atteinte du consensus (Diehl 1993 : 212). Une prise de décision plus efficace permet entre autres au Conseil de sécurité de mettre en oeuvre des mandats plus robustes (Bah et Jones 2008 : 4). L’efficacité d’une gestion régionalisée des conflits a pourtant souvent été remise en doute dans les milieux onusiens et universitaires (Macfarlane et Weiss 1992 ; Diehl 1993[2]), notamment parce qu’elle est vulnérable aux variations de l’engagement des parties, du fait qu’elle est soumise de façon plus immédiate aux aléas de la politique interne des États ainsi qu’aux rivalités entre les divers acteurs. Les conflits entre les intervenants sont en retour susceptibles d’entraver les efforts de paix (Macfarlane et Weiss 1992 : 30), ainsi que le démontre plus concrètement l’article de Kathia Légaré.
Qui plus est, une telle organisation des efforts est tributaire de la volonté des acteurs subsidiaires de coopérer avec l’onu et de coordonner leurs actions. Bien que les organisations et accords régionaux soient légalement soumis à l’autorisation du Conseil de sécurité de l’onu pour mettre en oeuvre des mesures coercitives, ils contribuent aussi bien en qualité de partenaires que comme intermédiaires aux opérations de paix en revendiquant leur autonomie décisionnelle. Si la gestion de menaces à la sécurité collective (chapitre vii) doit nécessairement se faire au niveau mondial, et les crises mineures par le biais de mécanismes de règlement pacifique des différends (chapitre vi) peuvent être administrées au niveau régional, cette division des tâches ne s’établit pas vraiment dans les faits (Novosseloff 2002 : 595). En effet, la Charte ne prévoit pas de partage précis des responsabilités, en particulier dans le domaine des opérations de paix, qui n’avaient pas été prévues par cette dernière. La définition du rôle des organisations régionales reste donc imprécise, et plutôt induite par la pratique, comme le reconnaît l’Agenda pour la paix de Boutros Boutros-Ghali :
De même qu’aucune région ou aucune situation n’est pareille à une autre, de même la conception d’un projet de coopération et la division du travail à l’intérieur de ce projet doivent être adaptées selon les réalités de chaque cas, dans un esprit de souplesse et de créativité (onu 1992 : 62).
Ramené sur le devant de la scène avec la fin de la guerre froide, qui avait dressé des obstacles à sa concrétisation, l’arrangement sécuritaire prévu par la Charte n’est pas encore à même de se réaliser. Néanmoins, la décentralisation n’a pas laissé place à la marginalisation de l’onu, comme en témoigne l’augmentation du nombre de Casques bleus et d’effectifs civils déployés dans la dernière décennie, en rapport avec celui mobilisé par les organisations régionales (surtout par l’otan, puis par l’ue). D’ailleurs, la mission de la Force internationale d’assistance à l’Afghanistan sous commandement de l’otan gonfle considérablement les effectifs déployés sous la bannière d’une alliance régionale depuis plusieurs années déjà (Soder 2009 : 118-119).
Birger Heldt et Peter Wallensteen de l’académie Folke Bernadotte de Stockholm sont arrivés à la conclusion que « […] la demande pour le maintien de la paix en termes absolus a augmenté jusqu’à dépasser les capacités régionales, forçant ainsi les acteurs régionaux à compter sur l’onu. Plutôt que de diminuer, le rôle de l’onu s’en est plutôt trouvé accru en termes absolus » (2006 : 16). Une telle conclusion signifie que la décentralisation devrait être interprétée non pas comme la marginalisation de l’onu, mais plutôt comme l’intégration, dans un cadre global – et soumise à l’approbation du Conseil de sécurité –, d’une plus grande proportion d’opérations militaires. Ainsi, des interventions autrefois conduites de manière unilatérale par les États ou des coalitions d’États auraient de cette façon été intégrées au programme international de gestion des menaces à la paix et à la sécurité internationales. En réalité, si d’une part l’onu sollicite des organisations régionales pour la réalisation de certaines activités, ces organisations cherchent d’autre part à faire sanctionner leurs initiatives par l’onu (Novosseloff 2002 : 596 ; Tardy 2009 : 192).
En somme, la décentralisation de la structure de gestion des menaces perçues à la sécurité collective a amené un glissement vers une approche des menaces à la sécurité par « parties prenantes », et donc fondée sur la participation des États et les alliances et organisations régionales, c’est-à-dire des acteurs ayant un intérêt dans la gestion de la crise. Par ailleurs, le chapitre viii ne donnant pas une définition précise d’un organisme ou d’un accord régional – et n’excluant pas les coalitions ad hoc –, il n’y pas d’autres critères discriminants que la compétence d’une institution à s’engager dans ce domaine d’activités (Novosseloff 2002 : 599). Contrairement à la période de la guerre froide, cette approche n’est pas fondée sur l’implication de contributeurs « neutres », n’ayant pas d’intérêts immédiats dans le conflit, mais au contraire sur la gestion des efforts des acteurs intéressés par la fin du conflit.
II – La diversification des pratiques
À l’heure actuelle, en plus d’être complexes et de comporter plusieurs facettes, les théâtres d’opérations sont très distincts les uns des autres. Jusqu’à la fin des années 1980, une opération de maintien de la paix engageait un contingent de Casques bleus ou d’observateurs militaires de l’onu soumis à des règles d’engagement strictes, déployé avec le consentement des parties en conflit dans l’intention d’assurer ou d’observer la mise en oeuvre d’un accord de cessez-le-feu. De nos jours, les missions de paix engagent des forces militaires, qui peuvent être des Casques bleus de l’onu (dans la République démocratique du Congo), des « casques verts » déployés sous un drapeau national (par exemple les contingents français de l’opération Licorne en Côte d’Ivoire ou australiens au Timor et aux îles Salomon pour l’opération Astute et la Mission d’assistance régionale aux îles Salomon ramsi) ou sous la bannière d’une alliance régionale (comme l’otan en Afghanistan ou encore l’Union africaine en Somalie), des forces policières civiles en service avec la police civile des Nations Unies ou de l’ue, mais aussi un grand nombre de personnels civils chargés de superviser des processus électoraux, de consolider les institutions politiques et juridiques, comme l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (osce) au Kosovo, l’Union européenne (ue) en Afghanistan ou l’Union africaine (ua) en rdc.
De nos jours, des acteurs militaires et civils se côtoient sur un même territoire durant le processus de gestion et de résolution de conflits. Ces acteurs, comme la Force conjointe de maintien de la paix en Ossétie du Sud (jpkf), la coalition ad hoc menée par la Russie ou la mission de surveillance de l’Union européenne, pour ne nommer que ceux-là, présents en Géorgie, disposent de mandats différents, remplissent des tâches variées, montrent des structures distinctes et conduisent des activités complémentaires ou même parfois discordantes. À titre d’exemple, à la suite d’une reprise des affrontements entre l’armée géorgienne et des milices sud-ossètes en août 2008, l’ue a mis sur pied la Mission de surveillance de l’Union européenne en Géorgie (msue) et a envoyé des observateurs civils pour la stabilisation, la normalisation, l’instauration d’un climat de confiance et la participation à l’élaboration d’une politique européenne. De son côté, l’osce dépêchait des observateurs militaires pour superviser le cessez-le-feu dans le but de renforcer ses capacités déployées dans la région depuis 1992, alors que la Mission d’observation des Nations Unies (monug), créée en 1993, disposait également d’observateurs militaires sur place.
Cet aspect montre la complexité des relations entre les différents acteurs sur le terrain ainsi que les difficultés de coordination des intervenants qui relèvent de structures organisationnelles parallèles ou de missions successives. La même difficulté s’observe dans plusieurs autres cas, comme la fias et l’oef en Afghanistan qui opèrent en parallèle, alors que la Mission d’assistance des Nations Unies en Afghanistan (manua) est considérée comme une opération « intégrée », car le représentant spécial adjoint du secrétaire général est aussi représentant résident, coordonnateur régional et coordonnateur humanitaire, mais n’a aucun droit de regard sur la conduite des opérations militaires.
Alors que les opérations de maintien de la paix traditionnelles ne comportaient qu’une composante militaire et un organe civil servant à appuyer les activités des Casques bleus, les opérations de paix contemporaines se composent d’une diversité de protagonistes qui interagissent de manières diverses.
Les cinq exemples soulignés dans le tableau 1 représentent un arrangement particulier et unique pour répondre aux impératifs caractéristiques du conflit qu’il vise à résoudre, la géographie et situation du pays visé, le mandat octroyé ou la présence d’un nombre variable d’acteurs. Il ne s’agit pas d’une description exhaustive de tous les acteurs présents sur le terrain ; ce tableau illustre simplement la diversité des acteurs désormais engagés dans les opérations de paix. L’assemblage des acteurs civils et militaires est très variable et le rôle central de coordination n’est plus toujours imparti à l’onu. Fréquemment, les organisations régionales et l’onu conduisent leurs opérations en parallèle ou successivement sans intégrer leur commandement (Bah et Jones 2008).
Peu de travaux ont cherché à comprendre comment cette multiplication des acteurs engagés dans les opérations de paix risque dans les faits d’amener une transformation fondamentale du modèle d’intervention traditionnel de maintien de la paix classique. Cette pratique était autrefois guidée par un corpus de normes simples, alors que les pratiques contemporaines des opérations de paix semblent se distinguer selon les intervenants et les arrangements entre eux. Afin de bien saisir comment ces changements sont susceptibles de transformer les opérations de paix, il faut s’attarder aux mécanismes d’évolution des opérations de paix ayant opéré depuis ces débuts. Il y a tout lieu de croire que la transformation actuelle des formes d’activités de paix est propulsée par les mêmes dynamiques.
Jamais formalisé dans une doctrine, le maintien de la paix a émergé suivant une combinaison d’actions entreprises sur le terrain par les acteurs locaux et de décisions du Conseil de sécurité pour répondre aux menaces à la sécurité et à la paix internationales, en vue de pallier le dysfonctionnement du mécanisme de sécurité collective. Son évolution a par la suite suivi le même chemin, et c’est l’urgence d’agir et la pratique, mais surtout les contraintes et les opportunités de coopération créées par la guerre froide qui ont guidé sa transformation. Ainsi, aucun traité international n’a fondé le maintien de la paix ni n’est venu encadrer ses pratiques : il s’agit d’un mécanisme hors Charte dont l’assise légale se trouve entre les chapitres vi et vii (Liégeois 2003 : 69-71). Si plusieurs personnalités ont contribué à en codifier les règles, elles n’ont qu’effectué la synthèse des principes et des expériences retenues et écartées par le Conseil de sécurité. Le secrétaire général Hammarskjöld va tirer de la Force d’urgence des Nations Unies (funu 1956-1967) les principes qui allaient marquer l’émergence de la formule de maintien de la paix, alors que l’Opération des Nations Unies au Congo (onuc 1960-1964) établira la limite des interventions de l’organisation au cours de la guerre froide.
Par conséquent, depuis sa création, l’évolution du « maintien de la paix » a été largement guidée par des mécanismes informels : autant à New York que sur le terrain, son développement a été amené par l’improvisation, induit par la pratique et selon l’interprétation évolutive des limites du maintien de la paix en fonction du contexte, des intérêts et des relations entre les personnes en position de commandement (Berdal 1995 : 182 ; Findlay 2002). Ce mécanisme d’évolution est manifestement mieux adapté à une coopération à plusieurs, parce qu’il n’engage pas explicitement et formellement les partis ; il est souple et évite les entraves à la négociation d’une coopération institutionnalisée.
Si les opérations de paix onusiennes vont rapidement se restreindre aux activités pouvant être conduites dans le cadre normatif « traditionnel », bien qu’élargi (Diehl ; et onu 2008 : 18-27), les opérations conduites en aval, en parallèle ou en coordination par des alliances régionales, des États ou des coalitions ad hoc, guidées par des cultures et des intérêts propres, vont directement contester les normes établies. Il en ressort donc une diversification des pratiques à l’intérieur d’une même opération de paix, qui exerce une pression sur leur évolution normative, étant donné « les limites très flexibles de cette activité » (Macqueen 2006 : 1).
Des pressions importantes s’exercent sur la norme d’utilisation minimale de la force et entraînent une remise en doute de l’impartialité militaire. Si l’onu a réaffirmé la centralité de cette norme dans ces opérations de paix (Brahimi 2000 : 10), il n’en va pas de même pour les activités de pacification conduites par les alliances régionales, les États ou les coalitions ad hoc. Bien que l’onu ne fasse pas la guerre, en réalité elle fait régulièrement appel à ces acteurs pour remplir des fonctions qu’elle ne peut assumer. Il n’y a qu’à penser à l’opération Force délibérée lancée par l’otan contre les forces bosno-serbes dans la dernière portion du conflit en Bosnie-Herzégovine en août 1995 ou, plus récemment, à l’opération Artémis de l’ue dans l’est de la rdc en juin 2003 en appui à l’onu. Sur le plan conceptuel, cette pression sur la norme d’utilisation minimale de la force créée une confusion entre la guerre et les opérations de paix.
La contribution de Richard Garon s’intéresse au cas de l’Afghanistan, où les divers intervenants introduisent des pratiques d’utilisation de la force différentes, amenant des façons d’agir susceptibles d’être contradictoires. Les États-Unis y conduisent des actions antiterroristes dans une logique de guerre, alors que la Force de l’otan adopte des conduites beaucoup plus proches des opérations de paix. Par une étude des différentes phases de participation canadienne à l’intervention, l’auteur montre comment les opérations sont passées d’une logique à l’autre depuis 2001.
L’article « Le Canada en Afghanistan : entre la guerre et les opérations de paix » cherche donc à faire l’éclairage sur le flou conceptuel omniprésent dans les discours sur l’intervention canadienne en Afghanistan. Il propose une grille d’analyse susceptible de distinguer les activités guerrières des opérations de paix. L’auteur arrive à la conclusion que ces opérations ne correspondent en réalité ni à l’un des modèles ni à l’autre. En clair, les activités menées essentiellement par les Forces canadiennes en Afghanistan ne sont ni des activités de guerre, ni des opérations de paix, mais un mélange des deux formules. Cette confusion conceptuelle, associée à un enchevêtrement des pratiques sur le terrain, signale que les principes associés aux opérations de paix ont été poussés à leur limite. L’inclusion des opérations en Afghanistan et en Irak dans la catégorie des opérations de paix par certains auteurs illustre bien cette tendance (Yousif 2006 ; Katzman 2008).
La confusion liée à la multiplication des pratiques et à la modification des normes des opérations de paix est également étudiée dans un article de Maxime Rondeau qui situe son analyse à un autre niveau, celui des institutions militaires. L’auteur s’intéresse à la manière dont ces transformations amènent la redéfinition d’un acteur traditionnel de ces opérations, le « soldat de la paix ». Dans son article, « Le soldat de la paix : une brève comparaison des trajectoires canadienne et américaine », il évalue la littérature sur les attitudes et les perceptions des militaires par rapport aux opérations paix. Il cherche ainsi à voir comment évolue l’éthos militaire et si le changement de l’environnement d’opération a ou non une influence sur celui-ci.
En plus d’aborder la question des attitudes et des perceptions des militaires par rapport aux opérations de paix, cet article s’intéresse aux impacts qu’ont eus la fin de la guerre froide et l’importance croissante des opérations de paix plus robustes en remettant en cause les fondements culturels des organisations militaires. En comparant les cas canadien et américain, tout en se basant sur la littérature portant sur les facteurs institutionnels et individuels, cet article propose quelques pistes de réflexion sur l’impact du recours de plus en plus fréquent aux organisations militaires pour la conduite d’opérations de paix et d’opérations autres que la guerre conventionnelle. Dans le contexte de la société postmoderne contemporaine, l’auteur rappelle que les institutions, dont celles liées à la guerre et la paix, sont fragilisées et en transformation, car les référents s’effritent. À cet égard, la fragmentation des identités et des motivations à l’intérieur des institutions militaires seraient actuellement à un moment déterminant pour l’avenir.
Si l’environnement international a fondamentalement changé au cours des 25 dernières années, les mêmes mécanismes d’évolution semblent agir aujourd’hui. Puisque les opérations de paix constituent « une entreprise qui continue d’évoluer avec la pratique » (Durch et Berkman 2006 : 18) et que la pratique conduit à plusieurs directions différentes, on peut envisager des « modèles de gestion de la paix » différents. Ces modèles variant selon la configuration des acteurs chargés directement ou indirectement d’exécuter des mandats qui ne seraient pas intégrés, étant donné la faiblesse de l’influence des institutions onusiennes sur les autres acteurs, il y a tout lieu de croire que « l’homogénéité institutionnelle et la cohérence légale puissent être mises à mal par la décentralisation » (Daase 1999 : 224). En effet, parce qu’ils ont souvent été confrontés à des situations inédites et plongés dans une « zone d’incertitude » (Daase 1999 : 252) durant les dernières décennies, les intervenants ont été de plus en plus appelés à improviser : les règles de l’ancien modèle – c’est-à-dire le maintien de la paix – conduisant à des pratiques qui ne donnent pas les résultats voulus, ou n’étant plus adéquates, elles ont été redéfinies et les pratiques adaptées aux situations (Onuf 1998 : 59).
Cette diversification des pratiques de maintien de la paix selon les acteurs engagés et leur interaction amène à croire à un éclatement de plus en plus grand des formules d’intervention. Le souci de préserver la cohérence normative des activités de paix apparaît d’ailleurs dans les grands documents au centre de la réflexion des Nations Unies traduit dans le supplément de l’Agenda pour la paix de 1995, comme dans le document de doctrine fondamentale paru en 2008 dont l’objectif est de :
[…] favoriser [pour les organisations partenaires des Nations Unies] une meilleure compréhension des principes de base régissant la mise en oeuvre des opérations de maintien de la paix des Nations Unies. […] À cet égard, la vision prônée par ce document est celle d’un système de capacités interconnectées où les rôles et les responsabilités des différents partenaires, ainsi que leurs avantages comparatifs, sont clairement définis.
onu 2008 : 10
Pour revenir sur ce qui a été avancé jusqu’à présent, chaque opération de paix est un champ d’action collective où agissent et interagissent un assemblage d’acteurs dont la culture varie grandement. La coordination constitue l’enjeu principal des opérations de paix contemporaines, parce qu’il est rarement possible de distinguer les activités de leurs acteurs. D’une part, la difficulté émane de la nécessité de concilier les différentes approches de la gestion de crise des institutions sécuritaires, politiques, humanitaires et du développement, car elles offrent une hiérarchisation différente des priorités selon leur conception de la manière de gérer le conflit. D’autre part, les principaux entrepreneurs des opérations de paix répondent à des contraintes politiques différentes (Tardy 2009 : 189), qui structurent leurs intérêts et déterminent leur niveau d’engagement dans la gestion d’une crise. Ils ont une « culture » spécifique, entendue comme « l’ensemble des croyances et des attitudes professées aux différents niveaux décisionnels d’un acteur stratégique à propos de l’utilisation optimale de l’outil militaire pour atteindre des objectifs politiques » (Liégeois 2003 : 27). Celle-ci agit donc sur les choix effectués par les acteurs concernant l’organisation et les règles encadrant leur intervention. Ainsi, si l’onu privilégie une formule d’intervention fondée sur l’impartialité, la neutralité et l’usage minimum de la force, l’ue et otan ont une conception plus politique de la gestion de crise. Cela se traduit non seulement dans l’utilisation de la force militaire moins contrainte de ces organisations, mais aussi par des préoccupations différentes. L’onu a ainsi préservé le caractère multinational des contingents, alors que cette considération apparaît comme secondaire dans les organisations régionales[3]. Qui plus est, alors que le secrétaire général Hammarskjöld spécifiait dans son rapport à l’onu sur l’opération de l’unef écrit en 1958 qu’un contingent devait exclure tout « […] pays qui pour des raisons géographiques ou autres pourrait avoir des intérêts spéciaux dans un conflit » (par. 16), les interventions régionales – et à plus juste titre les coalitions ad hoc – favorisent au contraire la participation d’acteurs ayant un intérêt dans le conflit et dans son règlement à intervenir.
Ces différentes cultures ne sont pas toujours d’emblée compatibles, et leur coordination devient impossible s’il n’existe pas de structure d’intégration capable de les incorporer à un cadre unique d’intervention. Cette tâche est d’autant plus complexe que l’onu est souvent en situation de demande par rapport aux organisations régionales. Le cadre onusien est reconnu comme particulièrement flexible (Liégeois 2003 : 34-39), et la conciliation des différentes contributions se fait (ou ne se fait pas) selon divers arrangements. Généralement, l’institutionnalisation des relations avec l’onu et les accords régionaux est relativement « légère » (Novosseloff 2002 : 601) : plus les partenaires ont un poids politique et militaire important, moins ils sont prêts à abandonner leur autonomie d’action et de décision, et par conséquent moins ils sont portés à formaliser leurs relations avec l’onu. En retour, l’onu apporte son soutien à des organisations moins bien dotées : elle soutient l’Union africaine en particulier dans ses nombreux déploiements sur le continent (Liégeois 2010). En contrepartie, plusieurs membres de l’onu se méfient de l’otan, et l’approche plus politique de cette organisation n’est pas toujours compatible avec celle d’une organisation universelle. C’est pourquoi la coopération entre ces institutions s’établit « par l’action », de façon pragmatique (Novosseloff 2002 : 602).
Cette faible institutionnalisation des rapports entre les organisations a des répercussions concrètes sur l’efficacité des opérations de paix. À ce titre, la contribution de Kathia Légaré, intitulée « Le haut représentant, de despote éclairé à repoussoir : les stratégies locales dans le contexte changeant de la politique de l’intervention en Bosnie-Herzégovine », illustre l’impact de l’instabilité des arrangements politiques entre les intervenants sur les dynamiques locales. En Bosnie-Herzégovine, la mise en oeuvre des dispositions civiles des accords de paix a été prise en charge non pas par l’onu, mais plutôt par un haut représentant international qui a, sous la supervision d’un conseil international ad hoc (le Conseil de mise en oeuvre de la paix), la responsabilité de coordonner les efforts des organisations régionales et internationales, alors que la réalisation des dispositions militaires avait été confiée à l’otan jusqu’en 2004. Cet arrangement hétéroclite d’acteurs est directement soumis aux aléas des changements de politique des États les plus influents, étant donné la faiblesse de son intégration globale. L’établissement d’un compromis fonctionnel entre les différentes composantes de l’intervention dans les années 2000 et la poursuite d’objectifs communs ont été rendus possibles par l’engagement américain et la convergence des principaux pays européens. L’intervention est ainsi progressivement passée de la supervision à l’imposition de mesures de reconstruction, et a pris la forme d’une administration internationale de facto. À l’heure actuelle, une partie du Conseil international entend retourner à un rôle de supervision, alors qu’une autre soutient la poursuite des politiques de renforcement de l’État. Cette coordination inégale des efforts internationaux s’accompagne d’une réévaluation continuelle des objectifs à atteindre et d’une fluctuation des ressources sans arrimage entre fins et moyens. Cette instabilité a des répercussions sur le terrain, alors que les acteurs locaux revoient continuellement leurs programmes politiques à la lumière des divisions internationales, retournant à l’occasion à des stratégies radicales de contestation de la présence internationale.
Les contributions de ce numéro suivent la trame générale du problème présenté dans cette introduction : Morin et Tremblay-Champagne posent le problème du développement des capacités civiles en soutien aux opérations de paix, qui rencontre une série d’obstacles opérationnels. Pour leur part, Massie et Morin cherchent à fournir une explication et à évaluer l’extension du mandat de l’oif aux activités de paix. Celle-ci chercherait à redéfinir son rôle dans l’aire géoculturelle francophone. Garon et Rondeau s’intéressent plutôt à la dimension militaire de l’évolution des opérations de paix. Le premier auteur évalue l’impact sur les pratiques internationales du mélange conceptuel et opérationnel entre plusieurs types d’interventions. Le second pose plutôt les bases d’une analyse de l’influence du changement d’environnement stratégique sur l’éthos militaire. Quant à Légaré, elle analyse l’évolution des pratiques dans un cas précis et estime que les transformations de la politique de l’intervention peuvent amener des répercussions directes sur les résultats d’une opération de paix. À l’évidence, ce numéro spécial est loin de vider la question, mais il permet tout au moins de poser et de développer le problème dans la perspective d’ouvrir un programme de recherche plus large.
Parties annexes
Notes biographiques
Kathia Légaré est candidate au doctorat en science politique et auxiliaire de recherche au Programme Paix et sécurité internationales de l’Institut québécois des hautes études internationales, à l’Université Laval.
Richard Garon est doctorant en science politique à l’Université Laval et auxiliaire de recherche pour le Programme Paix et sécurité internationales de l’Institut québécois des hautes études internationales, à l’Université Laval.
Notes
-
[1]
Le terme « décentralisation » est ici privilégié parce que plus approprié pour décrire la situation actuelle. Toutes les organisations régionales ont des velléités d’agir en dehors de leur zone géographique – comme l’Union africaine –, mais certaines organisations régionales ont des aspirations globales : l’ue déploie des opérations en Afrique et l’otan en Asie centrale. Des opérations sont aussi conduites par des coalitions ad hoc ou des États (Bellamy et Williams 2005 : 159).
-
[2]
Les auteurs qui discutent des avantages de la participation d’acteurs régionaux mentionnent principalement la proximité de la zone de conflit et le partage d’une culture commune, ce qui n’était pas tout à fait le cas de l’otan dans les Balkans et certainement pas le cas de l’ otan en Afghanistan, ni celui de l’Union européenne en Afrique. Pour une évaluation systématique des avantages et des inconvénients du modèle, se référer à l’article d’Oldrich Bures (2006).
-
[3]
Il n’y a qu’à penser aux opérations françaises en Afrique, l’opération Turquoise au Rwanda en 1994, l’opération Licorne en Côte d’Ivoire depuis 2002, mais aussi aux déploiements des États-Unis en Haïti en 1994 notamment (Operation Restore Democracy) ; à l’intervention de la Russie par l’intermédiaire de la Communauté des États indépendants en Géorgie/Abkhazie depuis 1994 ; aux troupes australiennes des International Security Forces au Timor oriental (2006).
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