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Le Canada et les États-Unis ont signé, en octobre 2006, une trêve dans un conflit sur le bois d’œuvre qui les oppose depuis plus d’un quart de siècle. L’entente était censée assurer une paix commerciale pour quelques années mais, selon les termes imposés par Washington, si le prix du bois d’œuvre vendu sur le marché américain devait descendre sous un certain seuil, le bois canadien serait assujetti à des tarifs douaniers. Cette entente résultait en partie des efforts des producteurs américains de bois d’œuvre, qui ont réussi à faire prévaloir leurs intérêts. Or, en avril 2009, Washington accédait encore aux demandes des producteurs américains en annonçant l’imposition d’un droit de douane de 10 % sur le bois d’œuvre en provenance de quatre provinces canadiennes, alléguant que celles-ci livrent trop de bois aux États-Unis par rapport aux modalités de l’entente.

Le Canada possède des alliés aux États-Unis qui peuvent éventuellement contrer ce lobby : les utilisateurs de bois d’œuvre. Les constructeurs immobiliers et les vendeurs de matériaux de construction, entre autres, ont intérêt à ce que le bois d’œuvre canadien – moins cher et de meilleure qualité – leur soit accessible. Réunies, ces firmes représentent 30 fois plus d’emplois aux États-Unis que les producteurs. Elles sont aussi plus nombreuses et jouissent de moyens financiers supérieurs à ceux des producteurs de bois d’œuvre. Pourquoi ces industries finissent-elles toujours par perdre les batailles politiques ?

Du point de vue canadien, il est utile de comprendre l’action d’alliés potentiels à Washington. Si le lobby des consommateurs de bois d’œuvre avait été plus efficace, l’entente de 2006 aurait été plus favorable au Canada. Les scieries canadiennes, qui ont perdu plus de 20 000 emplois depuis 2001, n’auraient pas à s’inquiéter de représailles au moindre ralentissement économique au sud de la frontière. L’entente de 2006 et les nouvelles poursuites qui l’ont suivie confirment que les producteurs américains ne subissent aucun préjudice si le conflit perdure. Les profits qu’ils engrangent grâce au prix élevé du bois d’œuvre sur leur marché compensent largement les coûts du combat. C’est pourquoi une solution durable semble hors de portée.

Quels sont les obstacles qui ont empêché les consommateurs américains de bois d’œuvre d’être plus efficaces que les producteurs auprès des décideurs publics ? Pour répondre à cette question, nous proposons un cadre théorique multidimensionnel, fondé sur trois niveaux d’analyse complémentaires. À un premier niveau, celui des sources sociétales de pressions et de demandes sur les décideurs politiques, nous examinons l’activité politique des consommateurs et des producteurs de bois d’œuvre en fonction des contraintes posées par la composition industrielle et géographique des deux groupes. Le deuxième niveau est celui des institutions politiques, administratives et juridiques de l’État, qui structurent et orientent l’action des groupes en conflit, et contribuent à modeler les rapports de force entre producteurs et consommateurs. Enfin, au niveau international, nous analysons les rapports de force entre les deux pays et l’influence d’acteurs politiques externes impliqués dans le conflit.

Nous concluons que les groupes opposés au protectionnisme échouent à faire prévaloir le libre-échange du bois d’œuvre en raison de trois facteurs prépondérants. Ainsi, la grande diversité industrielle de leurs membres rend leur lobbying face au Congrès inefficace, les lois américaines du commerce international bloquent l’action juridique des consommateurs et certains intervenants canadiens ont miné leurs efforts en appuyant les producteurs américains.

Dans un premier temps, avant d’aborder les détails de l’étude, nous présentons un bref aperçu des faits saillants du conflit du bois d’œuvre.

I – Faits saillants du conflit

Les entreprises américaines allèguent que le Canada subventionne illégalement son industrie forestière en lui permettant de couper dans les terres publiques à des prix dérisoires et de maintenir ainsi des prix artificiellement bas. C’est pourquoi le gouvernement américain impose des taxes sur le bois d’œuvre canadien (les droits antidumping et les droits compensatoires ont été de l’ordre de 27,2 % en 2004). En effet, depuis plusieurs années le prix du bois d’œuvre est systématiquement plus bas au Canada qu’aux États-Unis (graphique 1). Outre les producteurs canadiens, les grands perdants sont les consommateurs américains.

Graphique 1

Prix du bois d’œuvre canadien et américain pendant la période de l’ Accord sur le bois d’œuvre de 1996 (Softwood Lumber Agreement)

Prix du bois d’œuvre canadien et américain pendant la période de l’ Accord sur le bois d’œuvre de 1996 (Softwood Lumber Agreement)
Source : Random Lengths, Gouvernement de la Colombie-Britannique.

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Si l’argument des producteurs américains semble convaincre Washington, c’est parce que les deux pays ont des systèmes différents de propriété forestière. Aux États-Unis, près de 71 % des terres forestières sont privées et les propriétaires vendent leur bois aux enchères. Au Canada, 91 % des terres sont détenues par le gouvernement, dont 80 % par les provinces. Les droits de coupe sont fixés par le gouvernement et les prix ne suivent pas toujours le marché (Zhang 2007).

Les tensions entre le Canada et les États-Unis au sujet du bois d’œuvre ne datent pas d’hier. En fait, un tarif sur les importations canadiennes a été imposé par le premier Congrès américain, en 1789 (Reed 2001). Après la Deuxième Guerre mondiale, la hausse soudaine de la demande pour le bois aux États-Unis et la création du gatt ont contribué à une réduction des tarifs. La part des importations canadiennes de bois d’œuvre a grimpé de 5 % à 13 % entre la fin des années 1940 et les années 1960. Inquiets, les producteurs américains ont alors déposé une première plainte auprès de l’us International Tariff Commission (itc), sans succès.

A — Les premières offensives (1980-1991)

Au début des années 1980, en pleine récession, les producteurs américains de bois d’œuvre intensifient leurs efforts pour limiter les importations. En 1982, une coalition de scieries du Nord-Ouest allègue que des subventions canadiennes sont responsables de la hausse du chômage dans l’industrie forestière de cette région. Leurs revendications recueillent vite des appuis d’autres régions et le mouvement devient la Coalition for Fair Lumber Imports (cfli) (Apsey et Thomas 1997). Le 7 octobre 1982, au nom de 350 producteurs américains, la coalition présente une requête au département du Commerce. Elle allègue que certains produits de bois d’œuvre canadiens sont subventionnés et exige l’imposition d’un droit compensatoire. Après enquête, l’International Trade Administration (ita) juge que les droits de coupe ne justifient pas un droit compensatoire.

Bientôt, le protectionnisme administratif américain se durcit. En 1986, à la suite d’une cause concernant les importations de noir de carbone du Mexique, l’ita change ses méthodes d’évaluation des subventions accordées par un gouvernement étranger. Les producteurs lancent une nouvelle pétition en mai 1986 et réclament l’imposition d’une taxe de 27 % sur le bois d’œuvre canadien. Cette fois, l’ita juge que les droits de coupe des provinces représentent une subvention de 15 % et l’itc estime que les producteurs américains sont lésés par ces subventions. Avant la fin de 1986, pour éviter un droit compensatoire équivalent ou supérieur, Ottawa et Washington négocient un protocole d’entente selon lequel le Canada prélève une taxe de 15 % à l’exportation en échange d’un retrait de la plainte de la cfli. Dès lors, il incombera au Canada de prouver qu’il ne subventionne pas l’industrie forestière, ce qui avantagera les producteurs américains.

Tableau 1

Principaux groupes et organismes mentionnés dans le texte

Nom

Date de création

Composition et mission

acah

American Consumers for Affordable Homes

1996

Regroupement d’associations et industries lésées par le prix élevé du bois d’œuvre sur le marché américain ; préfère le libre-échange pour le bois d’œuvre.

cfli

Coalition for Fair Lumber Imports

1985

Groupe de producteurs de bois d’œuvre de toutes tailles, de partout aux États-Unis, dont la mission première est de dénoncer les subventions qu’ils allèguent que les gouvernements accordent aux producteurs de bois d’œuvre au Canada.

nahb

National Association of Home Builders

1942

Association de l’industrie de la construction domiciliaire aux États-Unis ; représente les intérêts de ses membres sur des sujets variés, dont le zonage résidentiel, l’environnement ou la législation entourant les prêts hypothécaires, en plus des politiques affectant le prix des matières premières utilisées en construction.

cle-Bois

Conseil du libre-échange pour le bois d’œuvre

1998

Organisation canadienne représentant près de la moitié des exportateurs de bois d’œuvre canadien vers le marché américain ; cherche à ré-établir le libre-échange entre le Canada et les États-Unis dans ce secteur (Free Trade Lumber Council).

ita

International Trade Administration

1980

Organisme du gouvernement fédéral américain (département du Commerce) qui fait la promotion des exportations américaines et assure la mise en application des règles commerciales portant sur les importations.

usitc (itc)

United States International Trade Commission

916

Agence quasi judiciaire du gouvernement fédéral américain, menée par six commissaires des deux partis ; sa mission consiste entre autres à statuer sur les demandes d’industries qui se disent lésées par des importations contrevenant aux lois américaines sur les pratiques commerciales déloyales (avant 1974 : US International Tariff Commission).

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B — Trêve et contre-attaque des producteurs américains

À Washington, une coalition de détaillants de bois, de constructeurs et de syndicats dénonce le protocole d’entente auprès du Congrès, sans succès (Fox 1991). En septembre 1991, le gouvernement canadien annonce qu’il se retirera de l’entente le mois suivant. Le gouvernement américain impose alors un droit compensateur sur le bois canadien pour 1992 et 1993. Le Canada conteste avec succès cette décision en vertu de l’Accord de libre-échange (ale) et le bois d’œuvre s’échange librement en 1994 et en 1995. En avril 1996, le Softwood Lumber Agreement (sla) impose aux exportateurs canadiens un système de tarif-quota qui équivaut à une taxe à l’exportation de 11,6 %. La National Association of Home Builders (nahb) dénonce le sla et tente en vain de gagner le Congrès à sa cause. La nahb grossira ensuite les rangs de l’American Consumers for Affordable Homes (acah) qui, depuis, mène l’action contre la protection sur le bois d’œuvre.

Après l’expiration du sla en mars 2001, la cfli exige une nouvelle enquête de droits compensatoires. Un élément antidumping est ajouté à l’enquête. En mai 2002, les États-Unis imposent un droit compensatoire de 18,79 % et un droit antidumping de 8,43 % sur le bois canadien. Des droits spécifiques sont aussi imposés à des entreprises canadiennes. Le Canada conteste cette décision à l’Organisation mondiale du commerce (omc) et à l’alena, où son point de vue prévaut dans plusieurs éléments du litige. Notamment, un groupe spécial (panel) de l’alena juge en octobre 2004 que le bois canadien n’est pas subventionné. Les États-Unis ignorent ce jugement, estimant que les lois américaines sont conformes aux règles de l’omc.

C — Une entente dictée par Washington (2006 – ?)

Après quatre ans de conflit, les deux pays concluent une entente de sept ans le 27 avril 2006. L’entente met fin aux droits compensateurs perçus par les États-Unis depuis 2002 et accorde à l’industrie canadienne une part stable de 34 % du marché américain. Toutefois, si le prix du bois chute sous le seuil de 335 $ us pour 1 000 pieds linéaires, le Canada devra imposer une taxe : entre 2 % et 5 % pour le Québec; entre 5 % et 15 % pour la Colombie-Britannique, qui exporte plus de 60 % du bois canadien.

La majorité des entreprises canadiennes, épuisées financièrement et lasses d’évoluer dans un contexte instable, ont préféré signer une trêve plutôt que de risquer une reprise immédiate des hostilités. Mais la trêve a son prix : l’entente prévoit que les entreprises canadiennes récupéreront 4 milliards de dollars sur les 5,3 milliards perçus par Washington en droits compensateurs et antidumping depuis 2002. Toutefois, ce remboursement est effectué en dollars américains fortement dévalués par rapport à la devise canadienne. L’industrie américaine récupérera quant à elle 500 millions de dollars sur la somme détenue par les États-Unis et relancera à nouveau les hostilités au printemps 2009, au moment où une forte récession frappe les deux pays.

II – Le « puzzle » du conflit du bois d’œuvre

En ciblant la nature publique du système de droits de coupe canadien, la Coalition for Fair Lumber Imports (cfli) a réussi à convaincre plusieurs élus américains de mettre en place des mesures restrictives contre le bois d’œuvre canadien. Les producteurs de bois canadiens sont frappés de plein fouet par ces mesures protectionnistes, mais celles-ci coûtent aussi très cher aux consommateurs américains de bois d’œuvre. Zhang (2007) note qu’entre 1996 et 2001 le sla a augmenté le prix du bois d’œuvre aux États-Unis de 56 $ us par millier de pieds-planche. Ce faisant, le sla a fait grimper les profits des producteurs américains de 7,7 milliards et réduit le surplus des consommateurs de 12,6 milliards de dollars.

L’incapacité des consommateurs à faire prévaloir leurs intérêts dans ce conflit soulève une interrogation. Selon leur nombre et les emplois qu’elles représentent, les industries consommatrices de bois d’œuvre devraient avoir plus de poids politique que les producteurs. La nahb, qui existe depuis 1942, compte 235 000 membres et emploie 300 personnes à Washington. Elle peut influencer les politiciens sur des sujets comme le zonage résidentiel, l’environnement ou la législation entourant les prêts hypothécaires. Le plus grand détaillant de matériaux de rénovation au monde, Home Depot, membre de l’acah, a versé plus d’un million de dollars en contributions politiques lors du cycle électoral de 2004 (Center for Responsive Politics). La cfli compte aussi quelques firmes de taille respectable mais, dans l’ensemble, ses ressources sont moindres que celles des consommateurs.

Si les consommateurs de bois d’œuvre sont plus nombreux et comptent des gros joueurs sur le terrain politique américain, pourquoi sont-ils inefficaces ? Pourquoi, pendant le conflit du bois d’œuvre, les producteurs de bois américains ont-ils été systématiquement avantagés par les décisions des politiciens ?

Pour mieux comprendre ce résultat dans le cas du conflit du bois d’œuvre, notre étude de cas adopte un modèle d’analyse à trois niveaux. Le premier niveau, associé ici à la dimension micro-économique de l’enjeu de politique commerciale, met l’accent sur les interactions entre les acteurs sociétaux. Le deuxième niveau, institutionnel, s’intéresse à l’influence de l’État en tant que cadre d’action et acteur autonome. Le troisième niveau, le contexte international, se penche sur les rapports de force entre les nations et l’influence des acteurs extérieurs.

A — La dimension micro-économique

Selon la théorie du choix public, dans le « marché » politique les demandeurs sont des individus, des firmes et des groupes d’intérêt qui réclament des interventions en accord avec leurs préférences. Les fournisseurs sont des décideurs publics qui, après avoir évalué les demandes des divers groupes, agissent en fonction de leur intérêt propre – les politiciens cherchent à se faire réélire et les fonctionnaires cherchent à maximiser leur pouvoir (Becker 1983 ; Tollison 1988). Du côté de la demande, l’analyse doit rendre compte de la formation des intérêts, des rapports de force entre les groupes et de l’efficacité de leurs actions dans la sphère politique. Du point de vue de l’offre, il importe de comprendre en quoi la direction adoptée dans un champ politique donné suscite l’intérêt des acteurs étatiques.

Selon Grossman et Helpman (1994), deux éléments influencent la décision d’un législateur à Washington : le coût (ou gain) en nombre de votes qui résulte de son appui à une loi, et les contributions financières des individus et entreprises à sa caisse électorale. Les deux ont pour but ultime sa réélection. Arnold (1990) ajoute que les élus se sentent forcés de servir des intérêts généraux seulement lorsque les coûts et bénéfices de la politique peuvent être perçus par un nombre élevé d’électeurs.

Les groupes qui cherchent à influencer les politiciens peuvent représenter tant les consommateurs que les producteurs, mais le degré de mobilisation des deux parties varie. Une mesure visant à restreindre les importations de bois d’œuvre canadien pour protéger les producteurs américains, par exemple, procure de larges bénéfices à ces derniers, alors qu’elle cause une perte moins lourde à un grand nombre de consommateurs. C’est la structure classique du rapport entre groupes sur la politique commerciale que décrivait déjà Schattschneider (1935) à propos du tarif de Smoot-Hawley de 1930 : les bénéfices sont concentrés et les coûts sont diffus. Les perdants du protectionnisme sont généralement moins motivés et consacrent moins de ressources à l’action politique.

Le problème de l’action collective (Olson 1971) empêche une collusion efficace parmi les groupes composés d’un nombre élevé de petits perdants ou gagnants potentiels. La mobilisation politique de tels groupes est limitée par les coûts élevés de transaction qui les empêchent de bien s’organiser. Les firmes industrielles, au contraire, peuvent mieux s’organiser si elles sont concentrées géographiquement ou selon le produit qu’elles fabriquent. Les travaux sur le comportement législatif des membres du Congrès montrent que ces derniers sont plus sensibles aux pressions d’intérêts concentrés et spécifiques (Mayhew 1974 ; Arnold 1990). C’est notamment le cas dans le champ de la politique commerciale (Martin 1995).

La plupart des groupes d’intérêt pratiquent un lobbying instrumental. Ils ont une vision à court terme du processus politique, et n’y participent que pour des raisons précises. Lowery (2007) affirme que les buts recherchés par un groupe d’intérêt composé d’une coalition d’entreprises seront influencés par les préférences des membres qui apportent le plus de ressources (financières ou humaines) au groupe, plutôt que par celles de la majorité des membres.

En ce qui concerne les groupes antiprotectionnistes aux États-Unis, l’ouvrage de Destler et Odell (1987) demeure l’une des recherches empiriques les plus complètes. Ces auteurs suggèrent que les utilisateurs d’intrants importés, s’ils bénéficient des importations, sont également dépendants de leurs fournisseurs traditionnels. Ils hésitent à détériorer leurs relations d’affaires avec les fournisseurs locaux s’ils s’opposent politiquement à leurs intérêts.

Quelques auteurs ont abordé le conflit du bois d’œuvre sous cet angle, mais se sont limités à détailler les activités de lobbying de la coalition des producteurs (Zhang 2007 ; Cashore 1998). Les seules mentions faites du lobbying des consommateurs expliquent l’inefficacité de celui-ci par une mauvaise organisation et peu d’efforts (Zhang 2007 ; Fox 1991). Percy et Yoder (1987) avancent quant à eux que, si l’opposition des consommateurs était bien organisée, leur échec s’explique par le fait que le bois d’œuvre ne représente qu’une faible partie du coût du produit final dans lequel il est utilisé. Cette situation réduit la motivation des consommateurs à s’opposer au lobbying des producteurs. Les auteurs ajoutent que la grande dispersion géographique des consommateurs les empêche d’obtenir des appuis au Congrès, en contraste avec la relative concentration géographique des producteurs.

B — Les institutions

Le succès ou l’échec d’un groupe d’intérêt est conditionné par les institutions qui encadrent l’arène politique. Ces institutions ne reflètent pas seulement les préférences des acteurs privés, mais ont des effets indépendants : elles créent des règles de prises de décision, aident à structurer des plans d’action et offrent des avantages à certains groupes en même temps qu’elles en défavorisent d’autres (Milner et Keohane 1996).

Selon Zhang (2007), les lois commerciales américaines avantagent les producteurs dans le conflit du bois d’œuvre car les organes juridiques n’ont pas à tenir compte des intérêts des consommateurs. Drope et Hansen (2004), qui ont étudié les décisions des agences administratives comme l’ita ou l’itc par rapport aux pétitions pour des droits antidumping entre 1996 et 1999, concluent que les industries situées dans les districts ou États de membres de comités du Sénat ou de la Chambre des représentants ont plus de chances d’avoir un traitement favorable de la part des agences de réglementation. Les agences engagées dans le conflit du bois d’œuvre sont principalement l’ita et l’itc. Bien que l’ita soit une entité quasi judiciaire réputée neutre, elle a apparemment été à l’écoute de l’exécutif dans le dossier du bois d’œuvre (Fox 1991). L’itc aussi est loin d’être à l’abri de l’influence politique et aborde généralement les dossiers de demande de protection d’une façon qui favorise les plaignants (Skogstad 1998).

C — Le contexte international

Quelques auteurs ont abordé le rôle des acteurs externes et du contexte commercial dans le conflit du bois d’œuvre. Selon Doran et Naftali (1987), l’échec subi par Ottawa en 1986 était dû à une formule de négociation mal définie et à l’incapacité des acteurs canadiens de définir une stratégie commune. L’échec s’explique également par une prédisposition du Canada, après le jugement favorable de 1983, à se conforter dans ses certitudes, convaincu de la justesse de sa cause. Tyakoff (1988) explique l’échec de la coalition en 1983 par le fait que le Canada aurait, d’une part, profité du manque de cohésion de l’industrie américaine et qu’il aurait, d’autre part, créé des alliances avec des groupes américains, tels le secteur de l’habitation ou les associations de consommateurs. Cashore (1998) avance de son côté que les négociations entourant l’ale et l’alena ont été utilisées par les producteurs américains de bois d’œuvre à leur avantage.

D — Hypothèses et méthodologie

Après étude des dimensions économique, institutionnelle et internationale du conflit sur le bois d’œuvre, nous retenons trois facteurs principaux qui expliquent l’échec des consommateurs américains de bois d’œuvre à faire prévaloir leurs intérêts : la grande diversité industrielle des entreprises qui s’opposent au protectionnisme dans le bois d’œuvre, la nature des lois américaines du commerce international – qui tiennent peu compte des intérêts des consommateurs – et l’appui de certains politiciens canadiens aux producteurs américains.

Ces trois éléments d’explication sont appuyés par une étude détaillée du plus récent épisode du conflit du bois d’œuvre, à l’aide de coupures de presse, de comptes rendus publics d’audience au Congrès, de documents officiels fournis par le département du Commerce américain, de lettres et de documents fournis par les groupes de producteurs américains de bois d’œuvre et par les groupes d’intérêt opposés au protectionnisme sur le bois d’œuvre. Également, des entrevues ont été réalisées avec trois témoins privilégiés : Pierre Marc Johnson, avocat et négociateur en chef pour le gouvernement du Québec (3 décembre 2007) ; Susan Petniunas, porte-parole de l’American Consumers for Affordable Homes (acag) (27 novembre 2007) ; Carl Grenier, président du Conseil du libre-échange pour le bois d’œuvre, un regroupement de producteurs canadiens (28 novembre 2007).

III – Le jeu des groupes d’ intérêt aux États-Unis, des enjeux qui diffèrent

La nature même des groupes d’intérêt opposés au protectionnisme sur le bois d’œuvre nuit à leurs efforts. Leur diversité industrielle et le fait que le bois d’œuvre est seulement un intrant dans le processus de production de la plupart des membres empêchent l’établissement de priorités communes et réduisent leur motivation à consacrer les ressources nécessaires à leur cause. Elle limite du même coup leurs chances de rallier une coalition significative au Congrès afin d’obtenir un appui.

Percy et Yoder (1987), ainsi que Zhang (2007), avancent qu’une des raisons pour lesquelles les producteurs ont gagné jusqu’ici tient au fait qu’ils sont concentrés géographiquement dans quelques États, alors que les consommateurs sont dispersés dans l’ensemble du pays. Selon cette approche, il est plus facile pour un sénateur ou un représentant de répondre favorablement aux demandes des producteurs, puisque ceux-ci sont garants de beaucoup d’emplois dans un même État et, indirectement, de beaucoup de votes. À l’opposé, les industries, présentes dans une zone géographique large, semblent avoir peu d’influence sur les membres du Congrès (Fox 1991).

L’industrie américaine du bois d’œuvre est concentrée pour une large part dans les États du sud et de l’ouest des États-Unis. La majorité des politiciens qui ont appuyé les projets de loi et les résolutions en faveur d’une restriction des importations canadiennes présentés au Congrès sont issus de ces régions (Coursol 2002). De 1985 à 2002, les congressistes à l’origine de ces textes venaient d’États où l’industrie du bois mobilise une part notable de la population active. Quant à ceux qui ont appuyé les textes, sur 72 représentants et 50 sénateurs, 81 venaient de ces États. La grande majorité des autres venaient d’États qui, sans être parmi les plus redevables à l’industrie du bois, ne se classent pas très loin derrière.

Zhang et Laband (2005) ont étudié les répercussions et la provenance de lettres envoyées du Congrès au président américain pendant la période allant de 1991 à 2001. Ils arrivent à la même conclusion : la signification économique d’une industrie du bois d’œuvre dans un État incite les sénateurs à faire pression sur le président. Une industrie du bois petite mais concentrée peut faire pression avec succès sur les élus et demander une protection face aux importations étrangères, même si ce protectionnisme nuit à l’économie dans son ensemble. Les sénateurs des États producteurs de bois d’œuvre, appuyés par nombre de leurs collègues d’autres États, ont bâti des coalitions importantes qui représentaient une majorité du Sénat.

Zhang et Laband notent que les sénateurs d’un État où il y a une importante industrie de la construction immobilière – l’industrie qui mène l’opposition au protectionnisme et qui souffre le plus des coûts élevés du bois d’œuvre – n’étaient pas portés à signer ces lettres. Pourtant, même dans les États où les scieries sont nombreuses, la construction emploie plus de travailleurs (sauf en Arkansas et au Mississippi, mais ces exceptions disparaissent lorsqu’on ajoute les emplois liés aux centres de rénovation ; graphique 2). Au Congrès, seuls des représentants de l’Arizona et du Maryland ont été constants dans leur défense des consommateurs de bois d’œuvre (voir le tableau 2). Certains élus des États où l’industrie de la construction résidentielle représente le plus fort taux d’emploi en pourcentage de la population active n’ont jamais appuyé les consommateurs au Congrès. Plus curieux encore, d’après les données de Coursol (2002), les élus du New Jersey (où il n’y a aucune industrie du bois d’œuvre et où la construction emploie plus de 25 000 personnes) et ceux du Colorado (où pour chaque emploi dans une scierie il s’en trouve près de 100 en construction) ont voté en faveur des producteurs.

Graphique 2

Emploi en pourcentage de la population active dans les industries engagées dans le dossier du bois d’œuvre aux États-Unis

Emploi en pourcentage de la population active dans les industries engagées dans le dossier du bois d’œuvre aux États-Unis
Source : us Census Bureau.

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La prépondérance de l’industrie du bois d’œuvre dans certains États ne peut, à elle seule, expliquer pourquoi son lobby a obtenu plus de soutien de la part des élus que le lobby des consommateurs de bois d’œuvre.

Tableau 2

Congressistes qui ont produit des résolutions ou des lettres en faveur du libre-échange du bois d’œuvre

Lettres

2001

 

 

2002

2005

2006

Kolbe (az), Hoyer (md)

Reed (ri)

Kolbe (az), Hoyer (md)

Miller (ca)

Kolbe (az), Hoyer (md), Blunt (mo), Neal (ma)

Kolbe (az), Hoyer (md), Souder (in), Ramstad (mn), Meek (ny), Knollenberg (mi)

Résolutions

Chambre

Sénat

1997

2000

2002

2003

Quinn (ny)

Kolbe (az), Hoyer (md)

Kolbe (az), Hoyer (md)

Kolbe (az), Hoyer (md), Dreier (ca), Neal (ma)

2000

Nickles (ok), Graham (fl), Kyl (az), Grassley (ia), Lieberman (ct), Luger (in)

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A — Une question de priorités

Souvent, les firmes opposées au protectionnisme sur un bien utilisent ce bien en tant qu’intrant dans un processus de fabrication plus large. Même si le prix élevé d’un bien protégé leur coûte cher, leurs pertes seront plus faibles que les gains obtenus par l’industrie protégée (Drope et Hansen 2004). Cette hypothèse s’applique bien aux groupes de défense des consommateurs de bois d’œuvre, soit la nahb et l’acah. Ces groupes ont souligné à maintes reprises que le coût du bois d’œuvre ne représente que 3 % à 11 % du coût d’une maison. Comme le droit de douane impose à chacun des millions de consommateurs une perte modeste, ceux-ci ne cherchent pas à s’organiser pour contrer l’influence des producteurs (Zhang 2007).

Selon une autre hypothèse, avancée par Destler et Odell (1987), l’hétérogénéité des intérêts industriels au sein d’un groupe limite l’action antiprotectionniste de celui-ci. La grosseur d’une coalition peut être un désavantage si cela réduit son degré de mobilisation en deçà du niveau nécessaire à la réalisation de ses objectifs. L’acah est composée de membres variés : des détaillants comme Home Depot, des groupes de réflexion libertariens, des fabricants de produits en bois, des entrepreneurs, des grossistes en bois et des associations de constructeurs de maisons. À la nahb, pas plus du tiers des 250 000 membres sont des constructeurs de maisons. Puisque ses membres ne subissent pas de pertes énormes lorsque le prix du bois d’œuvre monte, il y a peu de chances que ce dossier soit au sommet de leur liste de priorités. De plus, puisque les membres appartiennent à des industries diverses, l’établissement de priorités et de stratégies d’action communes est difficile.

Ces deux caractéristiques (l’utilisation du bois d’œuvre en tant qu’intrant dans le processus de production et la diversité industrielle des membres) sont plus à même d’expliquer les insuccès des groupes de consommateurs à Washington que leur diversité géographique. La question des priorités a toujours été un problème dans l’organisation des groupes de défense des consommateurs, selon Carl Grenier :

Les priorités diffèrent selon l’industrie et selon les entreprises. Et la difficulté de conjuguer les priorités de chacun est rendue encore plus difficile par le fait qu’il s’agit souvent de concurrents. […] La nahb a aussi d’autres préoccupations que le bois d’œuvre dans ses relations avec le Congrès américain. En 2002-2003, au début de l’association entre cle-Bois et l’acah, le conflit du bois d’œuvre était au deuxième rang de la liste de priorités de la nahb. Et cle-Bois ne pouvait influencer leur liste de priorité (Grenier 2007).

Une conséquence de l’absence de priorités communes chez les consommateurs est l’inconstance de leur opposition aux tarifs. Selon Grenier, ceux-ci s’activent seulement quand les prix montent en flèche. C’est lorsque le prix du bois a grimpé sur le marché américain au début des années 2000 que l’acah a enfin pu obtenir plus d’appuis et que l’ensemble des membres se sont présentés. À l’opposé, les producteurs reçoivent un soutien constant de leurs membres depuis plus de vingt ans (Petniunas 2007).

Certains groupes sont moins actifs dans la lutte contre le protectionnisme lorsque d’autres enjeux politiques retiennent davantage leur attention (Destler et Odell 1987). La nahb avait d’autres priorités à un moment clé du conflit. En 1986, cette association s’est présentée au Comité des finances du Sénat pour protester contre les tarifs sur le bois d’œuvre canadien. Le comité, avec à sa tête le sénateur (pro-producteurs) de l’Oregon Robert Packwood, leur a proposé plutôt une déduction fiscale sur les hypothèques. Cette mesure rendait l’achat d’une maison moins coûteux pour les acheteurs, ce qui avait plus d’impact pour les constructeurs qu’une diminution du prix du bois. Une fois le projet de loi introduit au Congrès en 1986, l’association s’est éloignée du dossier du bois d’œuvre (Grenier 2007).

B — Le manque de ressources du lobby des consommateurs

La diversité industrielle et le faible intérêt financier en jeu chez les consom-mateurs se manifestent aussi dans le financement des activités de lobbying. Chaque année, l’acah dispose d’un maigre budget de quelques centaines de milliers de dollars. Pourtant, cette organisation compte des membres plus riches, dans l’ensemble, que les producteurs. Mais ces entreprises se regroupent car elles y voient un besoin, et pas nécessairement une priorité. Les groupes de consommateurs comme la nahb et l’acah disposent habituellement d’un petit budget et préfèrent fournir du personnel (Grenier 2007). Le manque de fonds a influencé l’issue du conflit, notamment lorsqu’il fallait rassembler des appuis au Congrès, ajoute Susan Petniunas (2007).

En contrepartie, la cfli est entièrement composée de producteurs de bois d’œuvre et le protectionnisme sur le bois d’œuvre est toujours sa principale priorité. Ses membres tiennent à ce que le prix du bois demeure élevé et ils n’hésitent pas à investir à cette fin. La firme Dewey Ballantine, qui défend les intérêts de la coalition à Washington, a reçu plus de 7 millions de dollars de 1997 à 2006 (Center for Responsive Politics). La nahb et l’acah font leur lobbying elles-mêmes, avec peu de ressources, affirme Susan Petnunias (2007). Pour les producteurs, l’équation est simple : leur lobbying ne coûte qu’une fraction des gains qu’ils tirent de la protection. Ils ont beaucoup d’argent, un intérêt et une stratégie clairs, en plus d’avoir les meilleurs lobbyistes à Washington (Johnson 2007).

C — La clé : les comités du Congrès

La différence en matière de pouvoir financier a confiné l’acah à une stratégie défensive. Son but était de réduire l’influence des producteurs sur les sénateurs, au lieu d’essayer de convaincre ces derniers d’appuyer les consommateurs (Petniunas 2007). Les consommateurs ont d’ailleurs eu plus de succès à trouver des appuis pour leur cause chez les représentants que chez les sénateurs. Pour faire pression sur un congressiste qui siège à un des deux comités clés au regard des questions de commerce international (le comité des finances au Sénat et le sous-comité du commerce international à la Chambre des représentants), un lobby doit dépenser plus de ressources. La cfli a réussi à s’allier le sénateur républicain Robert Packwood, de l’Oregon, qui était pendant la majeure partie du conflit à la tête du Comité des finances du Sénat. Sam Gibbons, de la Floride, était à la tête du sous-comité sur le commerce international de la Chambre.

Cette situation a joué un rôle déterminant lors de la volte-face protectionniste de l’ita en 1986. Plusieurs sénateurs qui siégeaient au Comité des finances du Sénat (Robert Packwood, Max Baucus, Steven Symms) venaient d’États producteurs de bois d’œuvre. Deux d’entre eux tentaient de se faire réélire en 1986. Ils étaient déterminés à restreindre l’accès du bois canadien au marché américain (Apsey et Thomas 1997). Le virage de l’ita a légitimé la plainte des producteurs et a marqué un tournant dans le conflit. Les consommateurs n’avaient pas l’oreille des membres de ces comités. Ils étaient peu actifs en raison du prix peu élevé du bois en 1985 et 1986, et n’ont pas déployé les ressources nécessaires pour faire contrepoids aux producteurs.

Ce n’est pas tant la diversité géographique que la diversité industrielle qui nuit aux consommateurs de bois d’œuvre. Chaque membre n’ayant pas le même niveau de motivation pour lutter contre l’imposition de mesures protectionnistes, il en résulte un manque d’unité au sein du groupe. Cette lacune empêche l’établissement de priorités et réduit le niveau de ressources déployées par les membres pour défendre la cause. Au contraire, les producteurs de bois d’œuvre ont fait du protectionnisme à l’égard du bois canadien une priorité, et ils n’ont pas lésiné sur les moyens pour garantir leur succès. Le solide appui qu’ils ont pu obtenir du Congrès américain témoigne de ce succès.

IV – Des règles du jeu biaisées

Les consommateurs américains sont systématiquement désavantagés dans la lutte contre le protectionnisme car les règles sont établies en fonction des intérêts des producteurs. Les consommateurs n’ont pas de statut légal devant les instances américaines du commerce international. Ils ne peuvent pas participer pleinement aux négociations ou aux batailles juridiques, même si ce sont eux qui écopent des coûts de la protection. À l’ita ou à l’itc, les consommateurs américains peuvent seulement porter à l’attention des commissaires des documents légaux et des perspectives différentes de celles des parties en conflit. Même s’ils sont persuasifs, ces arguments ont peu de chances d’être pris en compte par ces agences, affirme Grenier (2007), ajoutant que les membres du Congrès qui soutiennent les producteurs sont souvent ceux qui déterminent le budget de l’ita.

Pour gagner, les consommateurs doivent aller devant les groupes spéciaux de l’alena, où la stratégie des avocats des producteurs est de faire en sorte que les choses se règlent par la négociation. De cette façon, le poids relatif des deux pays se fait sentir. Même lorsqu’ils ont pu obtenir l’appui de plusieurs représentants et sénateurs sous la forme d’une proposition de résolution en mai 2002, après l’imposition de droits compensateurs et antidumping combinés de 27,2 % sur les importations de bois d’œuvre canadien, les plaintes de l’acah à l’ita et l’itc étaient perçues comme non menaçantes par la coalition (Zhang et Laband 2004). Cette contrainte institutionnelle a eu un impact sur la stratégie des consommateurs. Ceux-ci ont abandonné la lutte légale pour se rabattre sur les groupes spéciaux de l’ale et de l’alena (Petniunas 2007).

La nahb n’était pas plus active du côté juridique, même si elle était présente dans plusieurs rondes de la dispute (avant l’entrée en scène de l’acah). Le vice-président de cette association admettait que celle-ci « manquait d’expertise dans les conflits internationaux, et était complètement déclassée par les producteurs américains sur le plan juridique » (Zhang 2007).

A — Un atout pour les producteurs

Le champ était donc libre pour les avocats de la coalition, qui en ont profité. Les leaders du cfli affirment avoir tiré deux leçons de l’échec de la première pétition pour des mesures compensatoires, en 1983 : il leur fallait concevoir une stratégie politique centrée sur le Congrès américain et ils devaient se doter d’une expertise juridique pour infirmer le jugement de 1983. En 1985, les avocats de la cfli remettaient en question le jugement de 1983 en s’appuyant sur une décision concernant les importations de noir de carbone mexicain (Cashore 1998). La décision dans cette affaire a préparé le terrain pour le renversement de la décision de l’ita.

Mais les producteurs devaient aussi compter sur l’appui du Congrès. Alors que la pétition pour droits compensateurs était considérée par l’ita, le comité des Voies et moyens (Ways and Means) de la Chambre des représentants travaillait déjà à une révision de la législation sur le commerce international (Zhang 2007). On croyait fortement à Washington que la législation voulue établirait les principes à suivre dans les cas de mesures compensatoires, de manière à faciliter la tâche aux plaignants. Immédiatement suivant la décision de l’ita, les sénateurs qui avaient fait pression pour un renversement de la décision de 1983 furent informés par le département du Commerce des implications de ces changements pour le dossier du bois d’œuvre (Lewington 1986, cité dans Groen [1994]). L’aval était ainsi donné à l’industrie américaine pour qu’elle relance des procédures. Une nouvelle pétition fut lancée un mois plus tard.

Ce retournement de position de l’ita est en grande partie le fruit du travail des avocats de la coalition. Selon Percy et Yoder (1987), il ne peut être attribué qu’à des pressions politiques que les consommateurs n’ont pas pu contrecarrer car ils n’avaient pas voix au chapitre.

B — L’ amendement Byrd

Une autre règle favorable aux producteurs a joué un rôle dans le prolongement du conflit : l’amendement Byrd, révoqué en 2006. En vertu de cette disposition de la loi, le gouvernement récompense les entreprises qui se plaignent de concurrence « déloyale ». Il impose des taxes au produit importé et distribue l’argent perçu aux plaignants. En 2004, Washington imposait des droits de 27 % sur le bois d’œuvre en provenance du Canada, au profit des producteurs américains. Cela a prolongé le conflit. Les exportations canadiennes totalisaient près de 11 milliards de dollars par an et, avec des droits de 27 %, la cagnotte montait rapidement (Grenier 2007 ; Descôteaux 2009).

Le cadre légal américain favorise les producteurs. Les consommateurs n’ont pas de statut légal devant l’ita ou l’itc, et cette contrainte institutionnelle influence leur stratégie. Ils n’ont alors d’autre choix que d’abandonner la lutte légale pour se rabattre sur les groupes spéciaux de l’ale et de l’alena. Toutefois, les obstacles organisationnels et légaux mis en évidence jusqu’ici auraient pu être surmontés. Si les consommateurs avaient profité de l’appui de leurs alliés naturels, le gouvernement canadien et les producteurs canadiens, l’issue du conflit aurait pu être tout autre. Malheureusement pour les consommateurs américains, plusieurs intervenants canadiens ont fourni un appui à la cfli.

V – Des alliés qui trahissent

Théoriquement, les consommateurs américains de bois d’œuvre luttent pour la même chose que les producteurs canadiens et les gouvernements fédéral et provinciaux du Canada : la libre circulation du bois d’œuvre entre les deux pays. Il serait donc normal que ces groupes collaborent. Or, non seulement ces alliés potentiels n’ont pas coordonné leurs efforts dans leur lutte contre le protectionnisme, mais certains politiciens et producteurs canadiens ont appuyé les producteurs américains, minant les chances des consommateurs américains de faire prévaloir leurs intérêts au Congrès.

A — Des intervenants canadiens divisés

En plus des frais juridiques liés aux causes devant l’ale et l’alena, Ottawa a dépensé des millions de dollars pour éduquer les constructeurs résidentiels, les détaillants et les consommateurs américains en achetant des pages entières de publicité dans des journaux américains (Johnson 2007). Ces publicités visaient à démontrer que les restrictions sur le bois canadien au début des années 1990 représentaient environ 1200 $ de plus sur le prix d’une maison, empêchant des milliers de familles de contracter une hypothèque leur permettant d’acheter une propriété. Mais, outre ces dépenses, les diplomates canadiens n’ont pas noué de véritables liens avec la nahb ou l’acah (Petnunias 2007 ; Johnson 2007).

De leur côté, les producteurs canadiens de bois d’œuvre étaient liés aux groupes de défense des consommateurs américains par cle-Bois. C’est d’ailleurs par le leadership de cette association industrielle pancanadienne que l’acah a vu le jour. Mais les industriels canadiens étaient désorganisés et cle-Bois a échoué dans sa tentative de maintenir un front uni des producteurs canadiens (Grenier 2007).

Il y a toujours eu un malaise entre les provinces canadiennes au sujet du bois d’œuvre. En Colombie-Britannique, on trouve des arbres gros et de meilleure qualité, alors que dans l’est du pays les arbres sont plus petits et plus coûteux à couper et à transformer. De plus, entre autres à cause de la présence de parasites qui les forçaient à récolter rapidement d’immenses quantités de bois voué à la perte, les motivations des producteurs britanno-colombiens étaient différentes :

Dans ce contexte, les producteurs de Colombie-Britannique souhaitent une seule chose : exporter beaucoup, et dans les plus brefs délais. Puisqu’ils payent moins cher pour ce bois, ils peuvent vivre avec des quotas et des tarifs, même élevés. Ils feront tout de même des profits. Ils ont donc intérêt à accepter toute entente et à ne pas étirer les négociations (Johnson 2007).

Puisque la Colombie-Britannique représente plus de 60 % des exportations de bois d’œuvre canadien aux États-Unis, une majorité des producteurs canadiens ont des intérêts qui divergent de ceux des consommateurs américains. La fragile alliance entre les deux groupes s’est brisée à deux moments importants du conflit. Lors du protocole d’entente de 1986, les consommateurs américains espéraient faire équipe avec les producteurs canadiens pour bloquer l’accord. Ils ont échoué, car plusieurs producteurs canadiens – en Colombie-Britannique surtout – étaient satisfaits d’avoir obtenu des quotas adéquats qui leur assuraient une certaine rentabilité (Zhang 2007). Le même scénario s’est répété en 1996. Quand plusieurs producteurs canadiens ont réalisé qu’ils pourraient obtenir des rentes de quota et une paix de cinq ans, ils ont accepté l’idée d’un système de tarif-quota et ont signé l’accord sur le bois d’œuvre, au grand dam de la nahb et des autres producteurs, qui ne possédaient pas de quotas suffisants. L’industrie canadienne en est restée très divisée (Zhang 2007).

B — Victoria se range du côté de la CFLI

Fait plus surprenant encore, des élus canadiens ont collaboré avec les producteurs de bois d’œuvre américains. Selon Cashore (1998), une partie du succès des producteurs à maintenir leur influence au Congrès vient de leur capacité à obtenir des appuis au Canada. Afin de donner plus de poids à ses arguments au Congrès, la cfli a tissé des liens avec des acteurs de la Colombie-Britannique qui croyaient également que les droits de coupe étaient trop bas – principal argument de la coalition pour enclencher une plainte à l’ita.

En octobre 1986, l’industrie du bois d’œuvre en Colombie-Britannique est prête à se battre contre l’imposition du Mémorandum d’entente, mais son nouveau premier ministre, Bill Vander Zalm, cherche de nouvelles sources de revenus (Cashore 1998). Il nomme alors Jack Kempf comme ministre des Forêts. Ce dernier est un critique du système de droits de coupe de la province depuis longtemps. Kempf et Vander Zalm utilisent cette occasion pour annoncer qu’ils revoient le système en vigueur. Vander Zalm affirme publiquement qu’il espère que cela stoppera les procédures pour des mesures compensatoires (Groen 1994).

Pendant ce temps, Jack Kempf tente de court-circuiter les négociations du gouvernement canadien en prenant contact et en échangeant des informations avec le leader du cfli, Gus Kuehne (Vancouver Sun 1987 : 1). Kuehne admettra plus tard que, sans les actions du gouvernement de Colombie-Britannique, il n’y aurait pas eu de protocole d’entente : « Je ne crois pas qu’il y aurait eu un accord négocié sans Jack Kempf. Il était le seul Canadien à voir que la Colombie-Britannique n’en obtenait pas pour son argent, et il a fait comprendre à la cfli qu’il entendait y remédier » (Vancouver Sun 1987 : 18 ).

Le même scénario se produit en 1991. Le Nouveau Parti démocratique prend le pouvoir en Colombie-Britannique. Sa plate-forme inclut une hausse des revenus tirés de l’industrie forestière et un resserrement de la réglementation forestière. Le gouvernement néo-démocrate de Colombie-Britannique appuyait donc l’accord sur le bois d’œuvre et entretenait des rapports fréquents avec la cfli pendant que les alliés traditionnels du Canada, comme la nahb, luttaient contre l’accord (Cashore 1998).

C — Sacrifiés sur l’ autel du libre-échange

Zhang et Laband (2005) associent les événements clés de 1986 aux pourparlers entourant l’Accord de libre-échange. Quand les négociations pour l’ale ont commencé en 1985, le président Reagan a clairement fait savoir au Congrès qu’il voulait obtenir l’autorité fast track, qui permet au président de soumettre un accord au Congrès pour un vote sans possibilité d’y apporter des amendements. Quand le président a notifié aux comités du Sénat et de la Chambre son intention d’amorcer des négociations avec le Canada pour un accord de libre-échange, les groupes qui avaient une dent contre le Canada ont entrepris leur lobbying au Congrès pour mettre des conditions à l’approbation du fast track (Cashore 1998).

Le 1er octobre 1985, la moitié des membres du Comité des finances du Sénat signalent au représentant au Commerce Clayton Yeutter qu’un règlement des différends du bois d’œuvre faciliterait la négociation d’un accord de libre-échange général avec le Canada (Tobin 1987). Après une série d’échanges musclés, la question du bois d’œuvre devient incontournable et l’administration Reagan finit par céder en échange de l’approbation du fast track (Apsey et Thomas 1997 ; Cashore 1998). Le protocole d’entente de 1986 permettait de sauver les pourparlers sur l’accord de libre-échange, aux frais des exportateurs canadiens et des consommateurs américains de bois d’œuvre.

En 1994, un autre renvoi d’ascenseur a lieu entre les congressistes favorables à la cfli et la Maison-Blanche. Bill Clinton cherche alors l’approbation du Congrès pour la signature de l’alena. À la suite d’un jugement favorable d’une instance de l’ale envers le Canada, Clinton demande à la coalition de laisser tomber un appel en cour américaine qui allait se prononcer sur la constitutionnalité du groupe spécial de l’ale. En échange, le président américain promet de négocier avec le gouvernement canadien. La coalition acquiesce. En mai 1996, le sla est signé (Zhang et Laband 2005).

Ottawa aussi a sacrifié le bois d’œuvre sur l’autel de l’ale. En dépit de la réponse publique et de la démonstration d’unité au moment de la détermination préliminaire de l’ita en 1986, le gouvernement canadien semblait, comme les États-Unis, déterminé à ne pas laisser le dossier du bois d’œuvre faire dérailler les pourparlers en vue de l’ale (Zhang 2007 ; Johnson 2007).

Somme toute, les producteurs et les politiciens canadiens n’ont pas coordonné leurs efforts avec les consommateurs américains dans leur lutte contre le protectionnisme. Certains d’entre eux ont plutôt choisi d’appuyer les producteurs américains.

Conclusion

Cette étude visait à expliquer pourquoi, dans le conflit sur le bois d’œuvre entre le Canada et les États-Unis (1983-2006), les consommateurs américains de bois d’œuvre n’ont pu réussir à faire prévaloir leurs intérêts à Washington, alors que les producteurs américains ont obtenu la protection qu’ils désiraient. En appliquant un cadre d’analyse à trois niveaux – micro-économique, institutionnel et international –, nous avons démontré que les opposants au protectionnisme sur le bois d’œuvre ont rencontré des obstacles sur chacun des trois fronts. Non seulement n’ont-ils pas pu contrer efficacement le lobbying des producteurs, mais ils évoluaient dans un cadre institutionnel désavantageux et leurs alliés canadiens leur ont fait défaut.

L’analyse des forces en présence démontre que les consommateurs américains ont échoué à faire prévaloir le libre-échange du bois d’œuvre en raison de la nature de leur groupe. Le bois d’œuvre n’est qu’un intrant dans le processus de production de ses membres, et ceux-ci sont répartis entre plusieurs industries aux intérêts divers, ce qui complique l’établissement de priorités communes. Cela force les consommateurs à se limiter à une stratégie défensive et réduit leurs chances de rallier une coalition significative au Congrès. La concentration géographique du groupe d’intérêt, un critère essentiel pour une industrie qui désire s’organiser et faire représenter ses intérêts avec efficacité selon Olson (1971) et Baldwin (1995), n’a pas été un facteur déterminant pour les producteurs de bois d’œuvre.

Les institutions et le système politique qui forment l’arène des participants peuvent influencer grandement l’issue d’une bataille politique de longue haleine comme celle du bois d’œuvre. À cet égard, on constate que le système juridique américain a favorisé les producteurs, les consommateurs n’ayant pas de statut légal devant l’ita ou l’itc. Cette contrainte a eu un effet sur la stratégie des consommateurs. Ceux-ci ont abandonné la lutte juridique à Washington pour se rabattre sur les groupes spéciaux de l’ale et de l’alena, dont la portée est limitée en comparaison avec les instances administratives américaines bien établies.

Enfin, l’analyse du contexte international entourant le conflit du bois d’œuvre nous amène à conclure que les négociations entourant le traité de libre-échange et l’alena ont influencé les gouvernements américain et canadien. Quant aux producteurs canadiens – alliés potentiels des consommateurs américains –, ils n’ont pas coordonné leurs efforts avec ceux des consommateurs américains dans leur lutte contre le protectionnisme. Qui plus est, certains d’entre eux (et certains politiciens canadiens) ont appuyé les producteurs américains, minant les chances des consommateurs américains de faire prévaloir leurs intérêts au Congrès.

S’il est impossible de déterminer avec précision la part de chacun de ces trois niveaux d’analyse dans l’explication, il est clair dans le cas présent que les considérations internes pèsent plus lourd que le contexte international. Il est moins facile de dire si c’est le jeu des politiciens et des groupes d’intérêt ou, plutôt, le milieu institutionnel dans lequel ils évoluent qui joue un rôle prépondérant dans l’explication. Notre étude nous permet toutefois d’observer que ces deux niveaux sont intimement liés et qu’une analyse complète de la politique commerciale américaine doit tenir compte de cette interaction.

L’entente de 2006 n’était qu’une accalmie temporaire. Washington l’a démontré le 7 avril 2009 en annonçant l’imposition d’un droit de douane de 10 % sur le bois d’œuvre en provenance de quatre provinces canadiennes, amplifiant les effets d’une récession déjà douloureuse. C’est pourquoi il importe pour le Canada de trouver une façon de réduire les motivations qu’ont les producteurs américains à prolonger le conflit. Une solution pourrait se trouver dans la propriété croisée des entreprises nord-américaines de pâtes et papiers. Ce type de propriété réduirait-il les incitations financières qui poussent les entreprises américaines à chercher une protection dans l’arène politique ? Des recherches en ce sens pourraient apporter un éclairage sur le comportement politique de ces firmes sur les questions de libre-échange, de même que sur les déterminants qui les poussent à lancer ou non des campagnes de lobbying.

Une autre solution au conflit du bois d’œuvre consiste à mieux informer les entreprises canadiennes sur le fonctionnement du système politique américain. Une meilleure compréhension de celui-ci et de ses institutions, notamment par une formation adéquate à ce sujet en entreprise ou dans les écoles de gestion, permettrait aux entreprises canadiennes d’affiner leur stratégie et de collaborer de façon plus efficace avec les groupes de défense des consommateurs.