Résumés
Résumé
Dans Le nomos de la terre, Carl Schmitt se penche sur la fin de l’époque du droit public européen et de l’État que ce droit a soutenu, qui ont reçu peu d’attention. L’exposé qu’il en fait illustre plus largement certaines considérations contenues dans la périodisation des relations internationales. Cet article établit la place négligeable qu’occupe la périodisation dans l’étude des relations internationales avant d’offrir une lecture critique de l’interprétation que donne Schmitt dans Le nomos de la terre. Il conclut en suggérant la façon dont l’interprétation boiteuse de Schmitt nous aide à comprendre la signification plus large du thème de la périodisation des époques historiques en relations internationales.
Mots clés:
- Carl Schmitt,
- époques historiques,
- périodisation,
- nomos
Abstract
In The Nomos of the Earth, Carl Schmitt presents an account of the end of the epoch of European public law, and the state that it supported, which has received little attention. Yet Schmitt’s account serves to illustrate broader issues involved in the periodization of international relations. This article begins by pointing out the comparative neglect of periodization in international relations before turning to a critical assessment of Schmitt’s account in The Nomos of the Earth. It concludes by suggesting how Schmitt’s flawed account can help us to understand the wider significance of periodization in international relations.
Key words:
- Carl Schmitt,
- periodization,
- epochal change,
- nomos
Corps de l’article
Dans un livre marquant publié il y a quelques années, Barry Buzan et Richard Little évoquaient une déclaration de William A. Green selon laquelle la périodisation, qui serait l’une des « propriétés théoriques de l’histoire les plus remarquables, serait aussi la moins scrutée » (Buzan et Little 2000 : 386). Ils ajoutaient qu’il y aurait « une forte résistance ou une large indifférence parmi les théoriciens des relations internationales quant à utiliser la notion de système international pour périodiser l’histoire du monde » (Buzan et Little 2000 : 389). En fait, ils ont découvert que peu de spécialistes auraient même entrepris de s’engager dans ce genre de démarche. La plupart se seraient ainsi satisfaits de mettre l’accent sur un système d’États datant de la Paix de Westphalie en 1648 ; une paix qui est par ailleurs divisible entre un monde multipolaire, avant 1945, et un monde bipolaire ensuite, du moins jusqu’à ce que s’installe une période d’incertitude à partir de 1989[1].
À première vue, cette résistance et cette indifférence semblent passablement singulières. Après tout, la « découverte du temps » aura été considérée comme ayant une telle importance qu’elle aurait même affecté notre compréhension du monde naturel (Toulmin et Goodfield 1965 : 17). Dans le domaine des sciences humaines – qui est souvent considéré comme le seul véritable domaine de l’histoire –, le philosophe de l’histoire Reinhart Koselleck a insisté sur l’importance de l’apparition d’un écart grandissant entre les « attentes » et « l’expérience passée », de même que sur les problèmes survenant d’une « rupture de la continuité » (Koselleck 1990 : 307-329). De façon plus prosaïque, et dans le domaine des relations internationales cette fois, on nous rappelle occasionnellement que la façon par laquelle nous catégorisons habituellement les périodes historiques, comme si une telle catégorisation était évidente, pourrait bien être problématique. Ainsi Charles Kegley et Gregory Raymond ont-ils mis en évidence le fait que la guerre de Trente Ans pourrait tout aussi bien être qualifiée de guerre de trente-neuf, de cinquante, de soixante et un, de quatre-vingts ou même de cent ans. Cela, même si par convention l’expression renvoie à une série de guerres qui ont notamment eu lieu en Allemagne et en Bohême entre 1618 et 1648 (Kegley et Raymond 2002 : 14). Ainsi, par exemple, a-t-il aussi été suggéré qu’une deuxième guerre de Trente Ans serait survenue quelque trois siècles plus tard, entre 1914 et 1945. D’autres ont aussi avancé que ce qui se présente comme la Seconde Guerre mondiale, entre 1939 à 1945, pourrait plutôt être considéré, dans une autre perspective, comme la Guerre de la résistance contre le Japon de 1937 à 1945 (Bell 1997 ; Reynolds 2003 : 35). Si des doutes légitimes peuvent donc surgir quant à la périodisation appropriée et quant à la meilleure nomenclature pour des phénomènes apparemment aussi nets que les grandes guerres européennes ou l’histoire du monde, ne pourrait-on pas tout aussi légitimement s’attendre à une plus grande sensibilité quant à la nature possiblement douteuse d’une périodisation générale en matière d’époques historiques ?
Buzan et Little suggèrent que cette indifférence – l’absence de débat semble indiquer ici une indifférence plutôt qu’une résistance – surgit du fait d’une préoccupation quant aux événements contemporains que seule viendrait mitiger l’inclinaison toute passagère des chercheurs à « piller le passé » à la recherche de quelque chose qui pourrait sembler familier (Buzan et Little 2000 : 389). Sans doute une part de l’explication doit-elle être cherchée de ce côté. Mais il est vraisemblable de penser que d’autres facteurs jouent également. L’un de ceux qui s’imposent est parfaitement bien introduit par la question posée il y a plusieurs années par Martin Wight : « Pourquoi n’y a-t-il pas de théories internationales ? » (Wight 1995). Sa propre réponse, et elle est bien connue, consistait à souligner la portée de la récurrence et de la répétition dans le domaine des relations internationales. Cette réponse est aujourd’hui devenue un cliché (Wight 1995 : 25). Dale Copeland affirme ainsi qu’un « vieux modèle […] renforce la force explicative d’une approche de la politique mondiale qui serait foncièrement motivée par la puissance » (Copeland 2003 : 437). Si c’est effectivement le cas, alors c’est la perspective historique elle-même qui se trouve aplatie. Sans disposer de caractéristiques qui seraient intéressantes ou même significatives, on pourrait ainsi sans trop de complexes traiter l’histoire comme un continuum à partir duquel il serait possible de « piller le passé » en ne recherchant que ce qui nous semble justement familier. Si, comme l’écrivent Buzan et Little, la périodisation « porte sur le critère permettant de définir ce qui représente des continuités importantes et des changements importants au sein d’une histoire qui évolue dans le temps », alors une telle périodisation ne présentera qu’un intérêt très limité pour ceux qui ne voient que de la continuité. Même lorsqu’une telle continuité n’est pas considérée comme pérenne – par exemple lorsqu’elle est spécifiquement associée au monde moderne –, la tendance demeure qui consiste à cerner des phases précises et des dates permettant de différencier cette phase moderne de celles qui l’ont précédée. Ces phases et ces dates servant en effet à distinguer ce qui est pertinent – c’est-à-dire la période moderne – de ce qui viendrait avant[2]. D’où l’évocation fréquente de la Paix de Westphalie et de 1648 comme constituant des marqueurs du début de la période moderne. Il n’est d’ailleurs pas sans intérêt de noter ici que cette habitude semble être aussi prononcée en droit international que dans le domaine des relations internationales (Anghie 2005 : 310).
Malgré le récent et opportun tournant historiographique qui s’est produit tant en relations internationales que dans l’étude du droit international, le désintérêt persistant pour le thème de la périodisation suggère qu’une telle habitude est bien établie. Dans le domaine des relations internationales, au moins cela ne se fait-il pas sans une certaine ironie; après tout, ceux qui sont couramment considérés comme les pères de la discipline témoignèrent en effet d’un plus grand intérêt à l’égard des dynamiques du changement, bien que cet intérêt reposât sur un arrière-plan d’hypothèses anhistoriques quant à la nature de l’ordre international. Ainsi, par exemple, Hans J. Morgenthau concevait-il la période westphalienne, caractérisée par une moralité internationale prenant ses racines dans une société aristocratique qui était responsable des affaires internationales, comme tirant à sa fin au moment où il écrivait. Or, ce fut vraisemblablement une sombre aurore plutôt qu’un nouveau jour qui s’installa :
Transportant leurs idoles devant eux, les masses nationalistes de notre temps se rencontrent à l’ère internationale, chaque groupe persuadé d’exécuter le mandat de l’histoire, persuadé qu’il fait pour l’humanité ce qu’il semble faire pour lui-même […] ne sachant guère qu’elles se rencontrent sous un ciel vide que les dieux ont quitté.
Morgenthau 1967 : 249
Bien qu’il ait alors plaidé pour un retour à un sens de la communauté chrétienne comme étant le seul réel espoir de rédemption, le juriste Georg Schwarzenberger était arrivé à une conclusion similaire quelques années plus tôt (Schwarzenberger 1941 : 168, 434). Sensible à la fragilité de l’ordre international, John Herz mettait quant à lui en garde, dans des termes tout aussi sombres que ceux de ses prédécesseurs, contre la fin de l’État impénétrable qui aura caractérisé l’ère westphalienne : « L’impénétrabilité de l’État disparue, l’insécurité se répand aujourd’hui partout », concluait-il alors (Herz 1959 : 273). Il appert cependant que ce n’est pas une sensibilité particulière pour les ruptures dramatiques que ces auteurs ont finalement léguée, mais plutôt les présupposés abstraits qu’ils ont formulés, aussi différents soient-ils. Ce sont les six principes de Morgenthau – et tout spécialement le premier principe selon lequel « la politique, comme la société en générale, est gouvernée par des lois objectives qui ont leurs racines dans la nature humaine » – qui sont ensuite devenus le point de référence standard (Morgenthau 1967 : 4). De la même manière, on se souvient d’abord et avant tout de Herz pour sa formulation du dilemme de la sécurité qui, bien qu’explicitement opposé à la fondation anthropologique du réalisme proposée par Morgenthau, émerge selon Herz (1951 : 18) de ces « facteurs de sécurité et de puissance qui […] sont inhérents à une société humaine ».
Cette ambiguïté semble encore plus contrastée dans les travaux de Carl Schmitt. Sa définition de la vie politique appréciée à la lumière des concepts d’ami et d’ennemi fonctionne comme un dualisme intemporel, du moins jusqu’à ce que survienne une fin quasi apocalyptique de l’histoire. C’est précisément cela qui semble tant attirer l’attention. Ainsi Reinhart Koselleck a-t-il suggéré que :
[l]a paire conceptuelle « ami-ennemi » se distingue par son caractère politique formel et offre une grille d’antithèses possibles sans qu’il soit besoin de les nommer […] Indépendamment de la façon dont Carl Schmitt a concrétisé cette opposition par sa propre prise de parti, il n’en a pas moins forgé une formule impossible à dépasser comme condition d’une politique possible.
Koselleck 1990 : 227
Cependant, Schmitt était également enclin à donner la signification des événements et des tendances actuelles ou récentes en termes de périodes historiques. Or, les deux positions ne sont pas nécessairement inconsistantes, si l’on en juge par la phrase qui ouvre La notion de politique où Schmitt écrit que « [l]e concept d’État présuppose le concept de politique » (Schmitt 1996 : 19). Il ne fait guère de doute ici que, pour Schmitt, la politique est première, alors que l’État est second et dérivé. L’État, comme il l’écrira ultérieurement, est un « concept concret étroitement attaché à une époque historique » (Schmitt 1958 : 375-385). Ou, comme il l’écrira encore, « l’époque de l’État tire aujourd’hui à sa fin. Il n’y a rien de plus à ajouter à cela » (Schmitt 1963 : 10). Reste qu’il n’y avait pas seulement l’État dont les jours seraient comptés. Car, avec l’État, c’est l’ensemble de la charpente conceptuelle ayant gouverné le droit public européen au cours des quatre derniers siècles qui serait appelé à disparaître.
I – Circonscrire la période moderne
La propension de Schmitt à réfléchir en termes de changements et de transitions entre époques historiques est une raison qui incite à vouloir mieux apprécier sa perspective sur la périodisation du droit international et des relations internationales. Mais ce n’est pas la seule raison. L’une des exceptions importantes à ce désintérêt persistant pour le thème de la périodisation – une exception qui n’est cependant pas mentionnée par Buzan et Little – se trouve dans l’ouvrage de Wilhelm Grewe, The Epochs of International Law (2000). Dans cet ouvrage dont une part substantielle était déjà écrite en 1944, Grewe amorce sa réflexion par des considérations portant explicitement sur la « périodisation de l’histoire du droit international ». Selon Martti Koskenniemi, qui estime que l’ouvrage est « problématique, sinon même troublant » :
Le compte rendu que fait Grewe des « périodes » du droit international, chacune dominée par une puissance dont les idées et les concepts prévalaient sur ceux des autres puissances et qui était dès lors à même d’utiliser le droit pour conférer une validité générale et absolue à l’idéologie nationale expansionniste […], représentait, sans que cela puisse faire le moindre doute, l’analogue de la doctrine des « grands espaces » de Carl Schmitt.
Koskenniemi 2002b : 747
En fait, poursuivra Koskenniemi, « l’ouvrage de Grewe se présente pratiquement comme un commentaire ou une élaboration du Nomos de la terre » (2002b : 747). D’autres commentateurs ont également discerné l’influence notable de Schmitt sur Grewe. Bardo Fassbender la distingue à plusieurs endroits, tout en notant que « la périodisation de l’histoire du droit international que propose Grewe ne suit pas celle de Schmitt » (Fassbender 2002 : 505). Fassbender y voit plutôt l’influence de la périodisation proposée par Wolfgang Windelband dans Die auswärtige Politik des Grossmächte in der Neuzit. Un autre lecteur, Carl Landauer, qui y voit lui aussi l’importante « influence exercée par les catégories schmittiennes », estime qu’au-delà de Windelband l’ouvrage de Grewe tire son inspiration, à travers Ranke, de l’ouvrage d’Arnold Hermann Ludwig Heeren intitulé A Manual of the History of the Political System of Europe and Its Colonies ; tous s’accordant en effet pour affirmer que 1494 marquerait un point tournant tout à fait décisif (Laudauer 2002 : 194-195).
Or, à strictement parler, ce n’est pas exactement ce que fait Heeren. Celui-ci écrit « qu’il n’y a pas ici d’événement important qui permette de tracer une ligne de démarcation claire, comme il y en a une entre l’histoire ancienne et le Moyen Âge […] » (Heeren 1873 : 4). Il y a plutôt une convergence d’événements qui s’étendent de la conquête de Constantinople en 1453 jusqu’à la découverte de l’Amérique et à des changements dans la conduite de la guerre qui demeurent difficiles à situer chronologiquement. Comme le notent Buzan et Little, une telle convergence d’événements constitue l’une des deux approches importantes permettant de situer les transitions de périodes historiques (Buzan et Little 2000 : 387), la seconde consistant à cerner un événement particulier. Dans l’oeuvre de Schmitt, du moins dans Le nomos de la terre ainsi que dans les textes qui y sont liés, c’est précisément un tel événement, soit la conquête du Nouveau Monde, qui constitue le point tournant.
Bien que Schmitt ne fasse pas montre d’une entière constance dans sa chronologie, il est important de souligner que c’est bel et bien la conquête de l’Amérique et non la Paix de Westphalie qui apparaît déterminante pour lui. Malgré le fait qu’il discute de l’importance de la période des guerres civiles européennes aux 16e et 17e siècles, Schmitt traite cette question en l’inscrivant dans un processus chronologique plus large. En fait, dans l’une de ses affirmations les plus énergiques à propos de Westphalie, au moment où il parle de ce traité comme du « premier grand document d’un authentique droit interétatique », Schmitt lui associe de manière assez peu convaincante une division entre un droit valide pour l’Europe et une zone de non-droit au-delà du continent européen (Schmitt 1995 : 241)[3]. Comme nous le noterons plus bas, Schmitt présumait non seulement qu’un lien étroit existait entre, d’un côté, les restrictions dans la conduite de la guerre sur le continent européen et le développement associé du droit public européen et, d’un autre côté, l’existence d’une zone de conflit « au-delà de la ligne globale » séparant les domaines européen et non européen. Mais il aura vraisemblablement été influencé par l’hypothèse selon laquelle la Paix de Westphalie marquerait le début du système interétatique moderne. Or, cette référence apparemment décisive à Westphalie n’est pas typique dans l’oeuvre de Schmitt ; en effet, même là où il évoque effectivement Westphalie, Schmitt prend bien soin de rapidement mentionner que la première occurrence du type de distinctions qui retiennent son attention serait plutôt à rechercher dans les traités du Cateau-Cambrésis en 1559 (Schmitt 1995 : 242 ; Schmitt 2003 : 90, 92 ; Schmitt 2005 : 653). Pour Schmitt, ce sont ainsi la conquête du nouveau monde et la distinction entre une zone de droit public européenne et une zone de non-droit « au-delà de la ligne globale » qui auront été décisives plutôt que l’un ou l’autre des développements purement intra-européens[4]. Il est important d’être précis quant à ce qui, aux yeux de Schmitt, marque le début de l’époque, puisque ce n’est qu’alors que son appréciation de la fin de cette époque pourra apparaître plus nettement, quoique de manière passablement moins convaincante que si elle était demeurée plus opaque.
II – La fin de l’époque de l’État
C’est à bien des égards le compte rendu que donne Schmitt de la manière dont cette époque historique se serait censément terminée qui est réellement frappant, plutôt que ses propos quant à la manière (le comment, le où et le pourquoi) dont cette période serait survenue. À cet égard, Schmitt rejoint de nombreux autres auteurs, même si de façon plus générale il ne partage pas l’affirmation aujourd’hui dominante dans l’étude des relations internationales que le monde moderne date de la Paix de Westphalie. Étant donné l’événement qu’il choisit de retenir comme marquant le début de cette période, nous pourrions vraisemblablement penser que Schmitt choisirait 1914 et la décomposition de l’équilibre des puissances européen ou, mieux encore peut-être, la vague de décolonisation qui s’organise au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale comme constituant les événements marquant la fin de cette période. Or, de façon caractéristique, Schmitt ne retient ni l’un ni l’autre événement.
Schmitt aborde la question de la fin de cette époque historique avec une certaine élasticité interprétative. Dans Le nomos de la terre, la section intitulée « La dissolution du Jus publicum Europaeum » situe cette fin entre 1890-1914. Or, dans les paragraphes suivants, Schmitt mentionne la période 1890-1913 et « une période de transition » de 1880 à 1900 (Schmitt 2003 : 227-232), alors que dans une publication précédente, son Völkrerrechliche Grossraumordrung (1941), il évoquait la période plus orthodoxe de 1649 à 1914 (Schmitt 1995c : 311). Dans un article publié en 1940, il retenait cette fois la période s’étendant de 1890 à 1939, tout en la subdivisant en trois phases : de 1890 à 1913, de 1914 à 1918 et de 1919 à 1939 (Schmitt 1995a : 372). Schmitt décrit alors la dernière phase (1919-1939) comme une « tentative de restauration » qui aurait visé à « retenir pendant presque deux décennies le développement d’un authentique Grossraumordnung » (Schmitt 1995a : 372). Dans Le nomos de la terre, Schmitt affirme que la Conférence de paix de Paris « ne créa d’aucune manière un ordre mondial. Elle laissa le monde dans son désordre antérieur » (Schmitt 2003 : 241). Quelques lignes avant, Schmitt écrivait que le « concert des grandes puissances européennes a[vait] cessé d’exister à partir de 1908 » (Schmitt 2003 : 238).
Il serait sans doute facile de se représenter cette séquence comme témoignant d’un mélange entre les perspectives nationalistes allemandes et l’hostilité qui habite Schmitt à l’égard de son véritable ennemi, les États-Unis[5]. Ainsi, comme le spécifiera Schmitt, 1890 est l’année de la démission de Bismarck, et l’idée que la phase 1919-1939 constituait un intervalle instable, durant lequel les puissances européennes perdirent toute capacité de réguler leurs propres affaires, est un lieu commun (DePorte 1979). Le choix de 1939 est ainsi caractérisé non pas par l’invasion de la Pologne par l’Allemagne, mais par la résolution commune, à Panama, des ministres des Affaires étrangères des Amériques (3 octobre 1939), qui représente la dernière occasion où les États-Unis semblent encore possiblement accepter d’être confinés à l’hémisphère occidental, de même que par la formation d’un Grossraumordnung (Schmitt 2003 : 281-282). Enfin, 1908 est l’année de l’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche et de l’affaire dite du Daily Telegraph dans la foulée de la consolidation de la Triple Entente.
On trouve ici des arguments permettant d’accorder une place privilégiée au conflit avec les États-Unis, même si le point de départ devrait alors avoir été 1898 et la guerre hispano-américaine, que Schmitt décrit par ailleurs comme un « signal que le monde comprit comme le passage à l’impérialisme déclaré » (Schmitt 2003 : 292). La guerre pourrait ainsi être liée à l’idée d’une fin de la ligne frontière américaine pour laquelle Schmitt note que 1890 constitue le point tournant (Schmitt 2003 : 293). La fin de la ligne frontière et le processus plus vaste de parachèvement de la décolonisation retiennent aussi l’attention de Buzan et Little, quoique ceux-ci l’évoquent comme l’un des nombreux « points tournants secondaires de la période moderne » (Buzan et Little 2000 : 403-404).
Nous devons néanmoins nous rappeler que Schmitt entendait ici rendre compte d’une transformation historique mettant présumément un terme à une époque qui avait commencé avec la conquête du Nouveau Monde et au sein de laquelle la distinction entre un ordre étatocentrique européen était tout à la fois contrastée avec et dépendante de l’existence d’une zone non européenne au-delà de la ligne. Comme nous l’avons déjà mentionné, Schmitt aura été tellement concentré sur cette distinction qu’il l’attribuera, sans être vraiment convaincant, à la Paix de Westphalie. Alors que les États-Unis jouaient certainement un rôle important dans le compte rendu qu’il donne dans diverses publications, le récit que Schmitt fait dans Le nomos de la terre est clairement différent et attribue aux Européens eux-mêmes la responsabilité pour la fin de l’époque de l’État. Ainsi écrit-il :
Vers la fin du 19e siècle, les puissances européennes et les juristes du droit des gens européen n’avaient pas seulement cessé d’avoir conscience des présupposés spatiaux de leur propre droit des gens ; ils avaient aussi perdu tout instinct politique, toute énergie commune pour assurer une structure spatiale propre et pour circonscrire la guerre.
Schmitt 2003 : 224
Il s’agit là d’une interprétation qui est catégoriquement contredite par Grewe :
L’autre objection que fait Schmitt à la conception traditionnelle du développement du droit international au 19e siècle, selon laquelle l’ordre européen territorialement circonscrit représenté par le Jus publicum Europaeum ne s’est dissous qu’en 1890 pour être alors remplacé par un « droit international » global, n’apparaît pas être en conformité avec les faits historiques et n’est pas non plus confirmée par la littérature de la période.
Grewe 2000 : 466-467
Ce qui ne signifie pas que la fin du 19e siècle ait été universellement considérée comme une période sans importance. Gary Ulmen, le traducteur anglais du Nomos de la terre, cite ainsi l’argument de Hannah Arendt selon qui, « [e]ntre 1884 et 1914, trois décennies séparent le 19e siècle, qui s’acheva par la mêlée pour l’Afrique et par la naissance du mouvement annexionniste comme le pangermanisme, et le 20e siècle, qui commença avec la Première Guerre mondiale » (Arendt 1967 : 123).
Arendt mettra même l’accent sur la séparation des « institutions nationales » et des « administrations coloniales », mais uniquement pour dénoncer cette séparation comme étant incompatible avec « de vraies structures impériales » (Arendt 1967 : 131). Dans une perspective différente, deux ouvrages récents définissent assez sommairement 1870 et 1875 comme des points tournants décisifs (Anghie 2005 ; Simpson 2004 ; voir aussi Baxi 2006).
III – La Conférence de Berlin et la question du Congo
Ce n’est pas tellement le fait qu’on pourrait argumenter en faveur de l’importance de cette période qui doit retenir notre attention ici, mais plutôt le fait que l’argument particulier que Schmitt avance est erroné et que cela nous dit quelque chose d’important quant à la pratique de la périodisation des relations internationales. Plus particulièrement, cela nous laisse voir que la question de la périodisation des relations internationales ne concerne pas simplement, ni même essentiellement, l’effort qui consiste à clarifier le passé ou notre compréhension de ce passé. La question touche à la projection d’une conception du présent et du futur. La nature de cette conception et de ce qu’elle nous conduit à faire est façonnée par la manière dont le passé est compris, c’est-à-dire par la façon dont il est structuré par périodes et selon les principes et les significations qui sont attribués à ces diverses périodes.
Dans une large mesure, l’argumentation de Schmitt repose sur son interprétation de la Conférence du Congo à Berlin en 1884-1885. Cette interprétation n’est rien de moins que dramatique, puisqu’elle marquerait « la dernière prise territoriale commune de sol non européen par des puissances européennes, le dernier grand acte d’un droit des gens européen commun » (Schmitt 2003 : 214). En ce qui concerne l’Acte général de la Conférence de Berlin, Schmitt écrit qu’il s’agit « d’un ultime et remarquable document de la foi intacte en la civilisation, le progrès et la liberté du commerce, et de la prétention européenne issue de cette foi sur le sol du continent africain libre, c’est-à-dire ouvert à l’occupation européenne » (Schmitt 2003 : 216).
L’argument crucial qui se dissimule derrière cet éloge est que l’appropriation de terre serait un acte de solidarité collective pour lequel la reconnaissance par les grandes puissances était décisive. Comme nous le montrerons, il s’agit là d’une vérité pour le moins partielle, même si Schmitt avait sans doute raison de mettre l’accent sur l’accord des puissances européennes quant à l’importance du principe de reconnaissance[6]. Ainsi Schmitt citait-il l’Article 34 de l’Acte général :
La puissance qui dorénavant prendra possession d’un territoire sur les côtes du continent africain situé en dehors de ses possessions actuelles, ou qui, n’en ayant pas eu jusque-là, viendrait à en acquérir, et de même la puissance qui en assumera un protectorat, accompagnera l’acte respectif d’une notification adressée aux autres puissances signataires du présent acte afin de les mettre à même de faire valoir, s’il y a lieu, leurs réclamations.
Schmitt 2003: 217-218
Il est ici crucial pour l’argument de Schmitt que la Belgique ait elle aussi accepté à ce moment d’admettre que l’État indépendant du Congo était « né de la reconnaissance par les grandes puissances européennes » et que cela constituait le seul titre juridique valide pour l’existence de l’État (Schmitt 2003 : 222). L’autre titre juridique évident, l’occupation effective, sera explicitement écarté par Schmitt. Ainsi insistera-t-il pour noter que l’Article 35 de l’Acte général, qui stipule que les puissances « reconnaissent l’obligation d’assurer, dans les territoires occupés par elle, l’existence d’une autorité suffisante », n’aurait pas constitué une variante du principe de l’occupation effective (Schmitt 2003 : 218).
Schmitt s’intéresse également à d’autres aspects de l’Acte général, dont les lignes d’amitié et la question de la neutralisation. Mais le coeur de son argument reposera sur la distinction entre la fondation de l’État en vertu de la reconnaissance collective par les grandes puissances et celle obtenue par occupation effective, c’est-à-dire sur la distinction entre reconnaissance constitutive et déclaratoire. Schmitt regrettera ainsi que, lorsque la Belgique acquit en 1907 le territoire de l’État indépendant du Congo, auparavant possession du roi Léopold mais non pas de l’État belge, les juristes belges adoptèrent l’interprétation opposée. Schmitt regrettait notamment qu’invoquer le principe de l’occupation effective signifiait en fait « le rejet du titre de la ‘‘reconnaissance’’, fondé sur la communauté et la solidarité internationale, et l’éclatement de l’ordre spatial global qu’implique un tel titre de droit des gens » (Schmitt 2003 : 223). La Belgique, dont l’existence même dépendait de la garantie des grandes puissances quant à sa neutralité, « s’affranchissait de l’ordre spatial du droit des gens européen » (Schmitt 2003 : 223). Schmitt avait déjà fait référence au débat consistant à déterminer si un État neutralisé pouvait même acquérir des colonies, pour implicitement illustrer le comportement aberrant de l’État belge, mais c’est l’affirmation d’un titre en termes d’occupation effective, que Schmitt présentera comme une soudaine volte-face, qui sera décisive. Comme si, « au lieu de résoudre le problème en commun et sur le plan des principes », les grandes puissances européennes avaient convoqué une nouvelle conférence et avaient ainsi concédé la reconnaissance de l’annexion du Congo par la Belgique (Schmitt 2003 : 223-224). Or, c’est précisément à ce stade de sa réflexion que Schmitt dénoncera les puissances européennes pour avoir perdu la conscience de l’ordre spatial sous-tendant le droit des gens et l’instinct nécessaire pour maintenir cet ordre européen.
Laissant pour l’instant de côté l’apparente contradiction entre les interprétations discordantes relatives au futur du bassin du Congo et la dissolution du droit public européen qui existait depuis quatre siècles, il n’est pas sans intérêt de noter que l’argument de Schmitt est construit sur des vérités partielles et des omissions significatives. Il est vrai que l’État indépendant du Congo sera créé par un acte de reconnaissance constitutif[7]. En fait, un juriste américain notera plus tard que, « dans un renversement de l’ordre habituel », l’État indépendant du Congo « se sera organisé comme un gouvernement après avoir été reconnu comme un État » (Reeves 1909 : 118). De manière plus significative encore, le même auteur ajoute que « [q]uand les puissances reconnurent la Compagnie internationale du Congo, ils acceptèrent de considérer comme un État ce qui n’en n’était en vérité pas un » (Reeves 1909 : 118).
Il est également vrai que l’Acte général n’incluait pas le principe de l’occupation effective, quoique pour des raisons différentes de celles qui sont suggérées par Schmitt. Ainsi Schmitt omet-il de mentionner que Bismarck avait fait inclure la question de l’occupation effective à l’agenda de la Conférence dans le but d’embarrasser les Britanniques. En cherchant à rendre obligatoire le fait d’établir une occupation effective en tant que critère de la possession, celui-ci souhaitait en pratique saper la légitimité de la méthode indirecte employée par les Britanniques. Comme le montrera l’historien de la Conférence, S.E. Crowe, c’est ce motif qui guidait « l’obligation d’établir et de maintenir une autorité suffisante », incluant une juridiction sur le territoire (Crowe 1942 : 184). Ce qui était encore pire du point de vue britannique, c’est que les Allemands souhaitaient étendre cette clause aux protectorats comme aux « possessions ». Lorsque les Britanniques cherchèrent à obtenir un traitement séparé pour les protectorats et la suppression par les Allemands du terme « juridiction », ceux-ci répondirent en proposant l’obligation « d’établir et de maintenir une autorité suffisante pour maintenir la paix », y compris « l’administration de la justice » (Crowe 1942 : 187). Ce n’est que lorsque les Britanniques décidèrent d’abandonner la partie que Bismarck modifia sa position, laissant les Britanniques largement emporter la victoire. En partie du moins, Bismarck craignait qu’une obligation trop restrictive puisse représenter un obstacle aussi important pour les ambitions de l’Allemagne qu’il ne l’était pour les ambitions britanniques. Le résultat ne fut pas le produit « de la communauté et de la solidarité », mais plutôt un compromis comportant quelques confusions et le souhait de limiter les obligations des puissances européennes en Afrique. Schmitt ne mentionne pas non plus le fait que la reconnaissance de l’État indépendant du Congo sera séparément faite par chacun des États concernés, l’Allemagne étant le premier le 8 novembre 1884 et la Belgique étant le dernier le 23 février 1885 (Reeves 1909 : 102 et 113).
Le développement subséquent de la doctrine de l’occupation effective n’était pas, contrairement à ce que laisse entendre Schmitt, une revendication opiniâtre de la part d’une Belgique irresponsable. Ainsi a-t-il été suggéré que, si le terme « occupation » n’a guère été utilisé avec une grande précision lors de la Conférence, il aura néanmoins servi comme justificatif idéologique général permettant d’acquérir un contrôle sur les territoires africains en se fondant sur le fait que ces territoires comptaient comme des terra nullius (Fisch 1988 : 354-357). Dans les faits, il ne s’agissait de rien de tel et la pratique des États européens consistait à étendre leurs revendications par le moyen de traités avec les communautés africaines; cela, malgré le fait que les principaux juristes européens niaient alors que ces communautés aient disposé du statut international nécessaire pour conclure des traités transférant la souveraineté[8]. Ainsi ces traités servaient-ils d’abord et avant tout de moyen pour délimiter les revendications concurrentes des puissances européennes (Fisch 1988 : 360).
Avant même que se tienne la Conférence de Berlin en 1884-1885, un intérêt croissant – et d’autant plus fort que l’Europe glissait alors vers la dépression économique – existait pour le contrôle et l’exploitation de l’intérieur du continent africain. Or le contrôle et l’exploitation nécessitaient une occupation effective (Geiss 1988 : 270). À cet égard, l’intérêt économique pointait dans la même direction que la rhétorique humanitaire, comme on pourra le percevoir lors de la Conférence de Bruxelles de 1889-1890 qui devait présumément conduire à l’adoption de mesures visant à mettre un terme au trafic des esclaves. L’Article premier de l’Acte général révélait ainsi, du fait même des mesures qu’il appelait, l’absence d’occupation effective « à l’intérieur de l’Afrique ». L’Acte général affirmait l’intention d’établir l’« organisation progressive des services administratif, judiciaire, religieux et militaire », des « postes fortement occupés », la « construction de routes », de « lignes télégraphiques » et ainsi de suite, confirmant de ce fait l’absence préalable de ces moyens élémentaires de l’occupation effective.
La réalité dissimulée derrière la Conférence de Bruxelles concernait le besoin d’amender l’Acte général de la Conférence de Berlin de manière à permettre à l’État indépendant du Congo d’établir une base financière plus solide en imposant des droits sur les importations. Presque depuis le début, Léopold II avait dû se tourner vers l’État belge et vers le public belge pour soutenir l’entreprise (Fauchille 1895 : 407-409). Dès 1899, Léopold avait rédigé le brouillon d’un document léguant l’État indépendant à la Belgique, et l’année suivante une convention entre le Congo et la Belgique donnait à cette dernière une option pour annexer le Congo à la fin du siècle. En fait, la date sera reportée en partie à cause des préoccupations liées à l’état précaire des finances des possessions africaines de Léopold (Fauchille 1895 : 409-414). Dans ces circonstances, Paul Fauchille se montrait satisfait de constater que « [c]omme la Belgique, l’État du Congo constitue donc bien une création des conventions internationales » (Fauchille 1895 : 423). Ainsi Fauchille avançait-il que les puissances concernées avaient expressément donné leur consentement à l’annexion proposée ou elles l’avaient tacitement donné en ne soulevant aucune objection (Fauchille 1895 : 431-433).
Au cours de la décennie suivante et de manière encore plus importante durant les premières années du 20e siècle, les effroyables atrocités qui se sont produites au Congo durant le régime de Léopold soulevèrent l’indignation de la population. C’est dans la foulée de cette pression publique que les avocats belges dénoncèrent la doctrine de la reconnaissance constitutive, comme Schmitt l’avancera. Ils rejetèrent également les accusations portées contre le monarque en affirmant que le Congo respectait entièrement l’Acte général de Berlin et que les pratiques dans cet État indépendant n’étaient guère différentes de celles des autres puissances européennes dans les possessions coloniales en Afrique (Koskenniemi 2002 : 159-163). Le rejet de la doctrine de la reconnaissance constitutive n’était pas, contrairement à ce que Schmitt suggérait, un rejet de principe de la communauté et de la solidarité européenne. Il s’agissait plutôt de la défense assez pauvre d’un régime qui apparaissait comme parfaitement scandaleux, même du point de vue des standards du colonialisme fin-de-siècle en Afrique. La menace qui planait alors était celle d’une nouvelle conférence internationale qui serait convoquée pour que Léopold et l’État indépendant du Congo soient appelés à rendre des comptes sur leurs pratiques. C’est ainsi un Ernest Nys outragé qui protesta au nom de son roi et de l’État du Congo :
Tel, en effet, est le but : il s’agit d’investir quelques puissances non seulement d’un simple droit de juridiction, mais du droit de vie et de mort ; il s’agit d’imaginer une théorie qui leur permette de se constituer en tribunal, de citer à leur barre un autre État et de statuer à son égard non d’après les principes de justice, mais d’après des considérations dictées par un intérêt mercantile mal entendu et faussement inspiré.
Nys 1903 : 343
C’est cette possibilité qui le conduira à invoquer le spectre d’une Sainte Alliance et, en sa faveur, la fondation des États-Unis d’Amérique pour appuyer le principe général selon lequel « [l]’existence même de l’État, sa souveraineté, son indépendance, sa liberté ne dépendent point du bon plaisir des autres États ni partant de son admission dans la société internationale » (Nys 1903 : 339).
Or, la conférence que Nys craignait ne fut jamais convoquée, non pas comme Schmitt l’avancera parce que les puissances européennes auraient perdu de vue les principes fondamentaux du droit des gens européen, mais pour des raisons plus prosaïques. Ainsi, aux États-Unis par exemple, malgré la formation d’une branche de l’Association pour la réforme du Congo et une rencontre entre le président Theodore Roosevelt et le principal critique anglais des événements au Congo, Edmund Morel, Roosevelt demeurera indifférent : « Le dernier projet insensé sur lequel tous semblent aujourd’hui se pencher concerne les outrages qui se sont produits dans l’État indépendant du Congo et ils relèvent de l’imbécillité plutôt que de la malfaisance » (Duignan 1988 : 310-311). Encore plus pertinente, l’appréciation de la position du gouvernement anglais par un observateur américain, Hannis Taylor, qui écrira :
Il est bien connu que l’agitation que connaît l’Angleterre, dont la population requiert que le gouvernement agisse en vertu de ses obligations légales pour promouvoir des réformes au Congo, a été aussi importante, sinon même plus importante, qu’en Amérique, mais l’Angleterre a apparemment éprouvé de l’aversion à agir tant qu’il y avait une possibilité que la Belgique annexe l’État indépendant.
Taylor 1907 : 107
Taylor notera que la question était à l’étude au Parlement belge et il prévoyait que l’annexion aurait vraisemblablement lieu sous peu. Il avait raison. L’annexion de l’État indépendant du Congo par la Belgique ne représentait pas plus un affront pour le droit public européen qu’il ne symbolisait une négligence collective de la part des puissances européennes. L’annexion aura permis aux puissances européennes de pousser un soupir de soulagement face à l’embarras public provoqué par le comportement de l’État indépendant du Congo.
Ces développements prirent place sur un fond d’arrière-plan légal qui ne révélait pas un consensus quant à la nature du titre des possessions et des protectorats en Afrique, mais bel et bien des disputes continuelles, de l’incertitude et de l’inconsistance. Ainsi les juristes européens se prirent-ils dans des noeuds qu’ils avaient eux-mêmes formés en cherchant à donner une certaine consistance à la pratique des États européens qui, eux, étaient plutôt gouvernés par l’opportunisme. Des traités furent ainsi signés avec des communautés politiques que l’on estimait par ailleurs incapables d’exercer la souveraineté et au sujet de territoires qui étaient considérés comme terra nullius. Au même moment, comme Schmitt le dira, le territoire africain était considéré de manière radicalement différente du territoire européen ; mais aussi de façon à permettre que la souveraineté exercée sur ce territoire par les Européens soit, sur le fond, considérée comme similaire à celle exercée par ces États sur le territoire européen, cela, en vue de mieux supprimer le droit des Africains qui avait été reconnu par traité.
Pourquoi Schmitt ne jugera-t-il pas utile d’exploiter ces exemptions et ces interprétations arbitraires de manière à renforcer l’analyse qui lui est chère selon laquelle le droit international serait au fond un droit d’exception ? Pourquoi Schmitt ne partagera-t-il pas l’indignation d’un Nys protestant contre la possibilité qu’un État indépendant puisse être traîné devant un prétendu tribunal international lui-même autoproclamé et intéressé, revendiquant un droit de vie et de mort sur cet État par l’entremise d’un processus judiciaire ? Sans doute une raison générale et une raison très spécifique permettent-elles d’expliquer l’attitude de Schmitt, les deux raisons étant par ailleurs liées. Schmitt avait pour ainsi dire besoin d’identifier la fin d’une période historique qui aurait débuté au moment de la conquête espagnole et se serait terminée avant la Première Guerre mondiale, donc avant la clause sur la responsabilité de l’Allemagne dans le déclenchement de la guerre contenue dans le traité de Versailles. Plus spécifiquement, sa position était en accord avec le fait que la Belgique, dont la violation de la souveraineté jouera un rôle important dans la bataille de propagande durant la guerre, soit présentée comme la responsable dans l’interprétation que donnera Schmitt de l’échec collectif. Il n’est pas sans intérêt de se souvenir ici de l’amer ressentiment que provoquèrent ces événements dans la génération de Schmitt. Helmuth Plessner, le critique de l’idéologie de la communauté, condamnera ainsi comme un péché contre l’Allemagne et comme le « luxe d’une harmonie de la conscience par un rentier » l’admission par le chancelier allemand que l’invasion de la Belgique en 1914 représentait une violation du droit international (Plessner 2002 : 121).
Conclusion
Finalement, il convient de se demander pourquoi tout cela est important. Cela importe, car la détermination de Schmitt à imputer la faute pour le présumé effondrement du droit public européen à l’amnésie collective des puissances européennes et de leurs juristes lorsqu’ils furent placés devant les requêtes effrontées de la Belgique le rendit aveugle à des questions qu’il aborda volontiers dans d’autres textes et même dans Le nomos de la terre. Cette faute l’aveugla devant la possibilité de mentionner le Congo comme un exemple de la tentation entretenue par certains États de collectivement en juger d’autres, contribuant ainsi à criminaliser le comportement aberrant de certains États. Elle l’aveugla quant à la possibilité de citer la reconnaissance de l’État indépendant du Congo comme l’une de ces exceptions dont il avançait que le droit international était criblé. Il ne pouvait bien entendu pas saisir ces possibilités, car cela aurait signifié se placer du côté de Nys et admettre que c’était la création de l’État indépendant du Congo plutôt que son annexion par l’État belge qui constituait une anomalie.
Cela importe de manière plus générale, car l’aplatissement de la perspective historique qui est présentée dans le réalisme dominant en relations internationales, une perspective peut-être involontairement encouragée par la résistance à s’interroger sur des événements plus lointains, fausse la signification de la périodisation. Or, cette question de la périodisation sous-tend vraisemblablement les efforts variés qui sont faits, notamment depuis la fin de la guerre froide, pour créer un nouvel ordre mondial. Car, pour être apprécié comme nouveau, cet ordre doit montrer, même sommairement, ce en quoi il est différent. Il requiert une compréhension de la période précédente, qui doit être distinguée de la nouvelle. De la même façon, lorsque la question de la périodisation n’est pas tant motivée par une aspiration pour un monde débarrassé des vices présumés du précédent que comme une réaction à un événement catastrophique ou une série d’événements, des considérations similaires s’appliquent. Ici, les ambitions politiques explicites, qui semblent évidentes dans la tentative pour créer un nouvel ordre, peuvent certes être dissimulées ou à tout le moins présentées comme une réaction inévitable face à un événement ou à un ensemble d’événements que personne n’aurait cherché à provoquer ou que personne même n’aurait souhaité voir survenir.
Au début du 21e siècle, les attentats du 11-Septembre 2001 représentent malheureusement un exemple important de ce type d’événement. Le monde, a-t-on dit, a changé durant cette journée. Après le 11-Septembre, une nouvelle forme de guerre a existé, requérant que nous laissions de côté ce que nous considérions auparavant comme des distinctions fondamentales du droit international et de la pratique internationale. Si l’on peut sans doute estimer qu’il s’agit là d’une réaction compréhensible de la part des dirigeants politiques américains et des journalistes qui sont outragés par la situation, peut-être convient-il aussi de noter le langage de deux universitaires britanniques qui écrivaient dans une première évaluation de la situation : « Pour des années à venir, sinon même pour des décennies, la ‘‘guerre contre la terreur’’ constituera le paradigme déterminant dans le combat pour l’ordre mondial » (Booth et Dunne 2002 : ix). Ils poursuivaient en écrivant qu’« il est curieux de constater de quelle manière une date – pas une année, mais une journée et un mois précis – en est presque universellement venue à définir une crise historique mondiale.
À proprement parler, les termes qu’ils utilisent, un « paradigme déterminant » mais qui pourrait durer des années ou des décennies, une crise historique mondiale qui est placée à côté de Sarajevo, de Munich, de Suez, de Cuba, du Vietnam et d’autres cas non précisés, suggèrent une certaine incertitude quant à l’importance de l’événement. De manière prévisible, des doutes sont depuis apparus, comme l’indique le titre d’un article récent : « Apocalypse Now ? Continuities or Disjunctions in World Politics after 9/11 » (Kennedy Pipe et Rengger 2006). Or, apprécier l’importance de l’événement est d’autant plus difficile que de nombreuses interprétations ne contiennent pas de périodisations explicites, même s’il est vrai qu’elles ne sont pas toujours absentes. Philip Bobbitt a ainsi été en mesure d’inclure l’événement dans son pronostic « du début de la sixième grande révolution des affaires stratégiques et constitutionnelles » (2002 : 813).
Peu importe la manière dont les événements associés au 11-Septembre seront finalement jugés, ils illustrent l’argument plus général selon lequel la détermination des changements d’époque implique typiquement des jugements normatifs et parfois des recommandations politiques. De plus, c’est l’importance de tels changements d’époque qui donne un surcroît de signification aux jugements et aux recommandations. Cela est peut-être plus facile à discerner à la lumière des caractéristiques idiosyncratiques de la périodisation proposée par Schmitt (Scheuerman 2004 : 545). La particularité même de ce qu’il avance, ses omissions et ses distorsions exposent le caractère polémique de son interprétation. Peut-être serait-ce aller trop loin que d’étendre à la périodisation des relations internationales ce que Schmitt écrivait lui-même à propos des « concepts, notions et vocables politiques [qui] ont un sens polémique » (Schmitt 1996 : 30). Il apparaît néanmoins parfaitement clair que la périodisation peut être déployée avec une intention polémique.
Parties annexes
Note biographique
Peter M.R. Stirk
Senior lecturer, École des affaires gouvernementales et internationales, Université de Durkan, Royaume-Uni.
Notes
-
[1]
L’origine présumée du système international moderne en 1648 et le déploiement d’un « modèle westphalien » permettant de décrire celui-ci comme une réalité persistante ou, encore, comme un système dont nous nous détacherions aujourd’hui dissimulent de nombreux problèmes que nous ne pouvons aborder ici.
-
[2]
Une telle pratique est si fréquente qu’il serait fastidieux de donner des exemples précis.
-
[3]
Christoph Burchard se réfère de manière répétée à un concept westphalien, alors même que Schmitt ne mentionne pas Westphalie (Burchard 2006).
-
[4]
Même la formule « au-delà de la ligne » utilisée par Schmitt n’est pas sans poser diverses difficultés que nous ne pouvons explorer ici. Consulter Mattingly (1963) à ce propos.
-
[5]
Sur les États-Unis comme ennemi chez Schmitt, lire Stirk (2003).
-
[6]
S. McClamont Hill observe « qu’aucune règle pour l’occupation des nouveaux territoires ne sera établie lors de la Conférence. La question était considérée comme délicate [car] le droit d’occupation n’était pas plus fondé sur un traité, sur une cession, sur une conquête, sur une découverte ou que sur le fait que le territoire aurait été abandonné ou considéré comme territorium nullius, mais il se fondait plutôt sur un droit sanctionné par les nations civilisées inter se et affirmé dans le cadre d’un traité » (1900 : 250-251).
-
[7]
Sur la laborieuse émergence de la distinction entre reconnaissance constitutive et reconnaissance déclaratoire, on lira C.H. Alexandrowicz (1958).
-
[8]
Pour une dénégation souvent citée, mais néanmoins tortueuse, concernant ce statut, voir John Westlake (1894 : 145).
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