Résumés
Résumé
Cette étude s’intéresse aux « livres blancs » des États-Unis produits pour la « guerre contre la terreur » (War on Terror) afin de décoder la nouvelle cartographie du Pentagone qu’on retrouve dans la stratégie de sécurité nationale déposée au Congrès en septembre 2002 et dans la stratégie militaire nationale des États-Unis de mai 2004. Cet article s’efforce de montrer comment certains discours géopolitiques apparemment contradictoires dans la stratégie discursive générale états-unienne de politique étrangère – la vision géoéconomique néolibérale globaliste et le discours géopolitique néoconservateur nationaliste – relèvent d’une même base idéologique et logique idéographique de la terreur. L’intention ici est de poser un regard critique vis-à-vis des pratiques cartographiques de l’administration Bush à travers le régime discursif de la « guerre contre la terreur » et de les réinscrire dans le contexte de la mondialisation néolibérale.
Abstract
This study sheds light on the US « white papers » aimed at the War on Terror in order to decode the Pentagon’s remapping process one finds in the 2002 National Security Strategy and 2004 National Military Strategy. This article aims to show how certain apparently contradictory geopolitical discourses build from the same ideological basis and ideographic logic of terror. The intent here is to critically reflect on the cartographic practices of the Bush aministration using the discursive regime of the War on Terror and to reinscribe them in the context of the neoliberal globalization.
Corps de l’article
To say that the problem is « war » presumes a shared understanding of the meaning of that word and a certain power structure in the relations among discoursing subjects (as well as silenced subjects). To speak as if it is the same problem across time and space, that Thucydides’ wars, the Thirty Years and Hundred Years Wars, anti-colonial wars, 20th century world wars, and the war in ex-Yugoslavia are represented by a word that turns them into the same problem ignores the differences in the historical, cultural, and social contexts in which these experiences occurred[1].
Au sortir de la guerre froide, plusieurs stratèges états-uniens étaient à la recherche de la nouvelle menace extérieure qu’auraient à affronter les États-Unis. Les candidats potentiels ne manquaient pas, allant des constructeurs automobiles japonais aux narcotrafiquants en passant par les terroristes et l’islam[2]. Tout cela allait changer le matin du 11 septembre 2001. C’est avec une rapidité déconcertante que le terrorisme global en est venu à occuper le haut du pavé dans l’échelle des menaces des stratèges états-uniens : les terroristes islamistes radicaux ont remplacé les communistes soviétiques dans les discours sécuritaires. La « guerre contre le terrorisme » – devenue ensuite la « guerre contre la terreur » (War on Terror) – menée par l’administration Bush en Afghanistan, en Irak et sur son propre territoire depuis septembre 2001 rappelle effectivement combien la pensée militarisée de la guerre froide et le recours à la force pour résoudre des enjeux qui paraissent avant tout comme des problèmes sociaux et politiques sont des pratiques stratégiques profondément ancrées dans la gouvernementalité états-unienne[3]. C’est à travers le script ayant conduit à la création des institutions de l’État de sécurité nationale avec la Loi sur la Sécurité nationale de 1947 que les analystes et décideurs politiques états-uniens ont entrepris de procéder à la plus grande réorganisation gouvernementale depuis 1947 pour faire face au contexte stratégique de l’après-11 septembre. Ils ont créé un département de la Sécurité intérieure et réorienté la sécurité nationale vers la défense du territoire national (homeland defense). Ce réflexe stratégique de pensée analogique dans la pensée de sécurité nationale états-unienne qui veut pallier l’insécurité et l’invulnérabilité révélées par le 11 septembre en réaffirmant la solution ayant soi-disant marché à travers l’histoire des États-Unis, à savoir l’utilisation de la force militaire[4], met en lumière une incapacité à comprendre les particularités d’un nouveau contexte stratégique sans recourir à des pratiques établies.
Ultimement, l’utilisation de la force implique la planification et la doctrine d’emploi des forces armées et la production de stratégies militaires et sécuritaires qu’on retrouve dans des « livres blancs ». Les livres blancs traitent des enjeux de guerre et de violence politique auxquels un acteur étatique peut faire face : ils mettent en oeuvre des scénarios de conflits futurs possibles, les menaces potentielles à la sécurité nationale et des moyens prévus pour les contrer. Notre contribution à l’étude comparative des « livres blancs » – ou ce qui en tient lieu, car il n’y a pas, à proprement parler, de « livres blancs » aux États-Unis mais bien des « stratégies » – consiste ainsi à décoder la « nouvelle cartographie » (re-mapping process) du Pentagone qu’on retrouve dans la nouvelle stratégie de sécurité nationale déposée au Congrès en septembre 2002 et la stratégie militaire nationale des États-Unis de mai 2004 pour mener la « guerre contre la terreur » (ci-après nommée gct). Dans ce texte, nous nous intéressons à la cartographie de la terreur de la puissance états-unienne – à la « géographie » de la puissance, c’est-à-dire à l’écriture de la puissance états-unienne sur la représentation territoriale – produite dans ses livres blancs par les responsables de la politique de sécurité, de défense et étrangère des États-Unis dans l’après-11 septembre. Cet article s’efforce de montrer comment certains discours géopolitiques apparemment contradictoires dans la stratégie discursive générale états-unienne de politique étrangère – la vision géoéconomique néolibérale globaliste[5] et le discours géopolitique réaliste néoconservateur – relèvent d’une même base idéologique et logique idéographique de la terreur et puisent dans le même imaginaire sécuritaire de la stratégie globale néolibérale états-unienne[6].
Dans un premier temps, nous nous questionnons sur le langage des livres blancs comme préparation à la violence et à la guerre en Relations internationales et nous nous arrêtons sur le rôle des élites de sécurité nationale dans l’articulation des livres blancs dans le contexte de la gct. Dans un second temps, nous nous interrogeons sur les effets sur la politique identitaire des États-Unis qu’entraîne la territorialisation de la menace terroriste globale et la nouvelle cartographie des menaces des livres blancs de la gct. Dans un dernier temps, afin de nous aider à décoder la planification stratégique des États-Unis dans le cadre de la gct, nous nous servons du best-seller de l’ex-professeur de US Naval War College Thomas Barnett, The Pentagon’s New Map[7] (littéralement, « la nouvelle cartographie du Pentagone »), comme outil discursif permettant d’apprécier les discours géopolitiques ayant guidé la nouvelle cartographie du Pentagone. Nous posons à cet effet un regard critique vis-à-vis des pratiques cartographiques de l’administration Bush à travers le régime discursif de la « guerre contre la terreur » en les réinscrivant dans le contexte de la mondialisation néolibérale. En nous arrêtant sur la rhétorique des livres blancs de la stratégie globale néolibérale des États-Unis dans la gct, nous réfléchissons sur la portée de la mondialisation accrue de l’économie et de la sécurité sur la stratégie de construction identitaire des États-Unis.
I – Réflexions critiques de la sécurité sur le langage des livres blancs
A — Le langage des livres blancs
Les livres blancs étant des outils cartographiques qui appartiennent au domaine des discours géopolitiques associés à la planification militaire et sécuritaire, notre démarche s’inscrit dans une démarche géopolitique critique (une démarche postmoderniste en géographie politique)[8], où le langage de la politique ne reflète pas simplement les problèmes et enjeux « réels », mais il les constitue. En effet, c’est à travers les pratiques sociolinguistiques que nous pensons et parlons du monde social, que nous expérimentons la réalité empirique. La géopolitique a été au xxe siècle une façon de penser en termes de politique de puissance. Comme la géopolitique traditionnelle, la géopolitique critique est une pratique politique en ce qu’elle représente un récit de la condition géopolitique contemporaine et cherche à influencer la/le politique, mais avec un souci explicite d’émancipation et de démocratisation politique. Dans un cadre géopolitique critique, la géopolitique devient donc une pratique politique, sociale et culturelle étudiée par ses représentations et pratiques qui produisent des espaces de la politique mondiale, plutôt qu’une réalité neutre, objective et manifeste de la politique mondiale.
Cette approche analytique, axée sur les discours, nous semble particulièrement bien convenir à l’analyse des « livres blancs », puisque ceux-ci font partie intégrante du discours de politique étrangère d’un État, des États-Unis le cas échéant, et permettent de comprendre les significations associées aux représentations et les catégories à travers lesquelles nous comprenons et représentons le monde[9]. La « fiction », c’est-à-dire les menaces appréhendées et les défis identifiés qui constituent le coeur des scénarios de guerre et conflits de violence politique, représente ainsi les significations qui deviennent la « réalité » lorsque les livres blancs sont utilisés comme guide d’action politique. Les livres blancs sont donc des con/textualisations concrètes des réponses politiques et stratégiques des décideurs étatiques et ce qui est dit et écrit dans ces documents devient crucial, car c’est à travers eux que la violence politique et les menaces à la sécurité sont rendues intelligibles par et pour les dirigeants étatiques. Ces stratèges qui rédigent les livres blancs participent, en outre, à la construction et à l’élaboration de nouvelles cartes géopolitiques et visions mondiales pour les décideurs, ce pourquoi leur discours devient lui-même une forme de savoir/pouvoir[10].
B — Les livres blancs et les idéologies de la terreur
En passant d’un département de la Guerre à un département de la Défense avec la Loi sur la sécurité nationale de 1947, les États-Unis se sont dotés d’un discours professionnel civil sécuritaire – c’est-à-dire, d’une société civile de la défense et de la sécurité nationale – qui allait donner une place centrale aux études (traditionnelles) de sécurité. D’une certaine façon, on peut donc dire que, pour les dirigeants étatiques des États-Unis, la guerre froide a forcé la naissance d’un appareil de sécurité nationale qui a eu un impact sur les institutions sociétales et les milieux universitaires et de recherche politique appliquée notamment[11]. La création de « centres de réflexion » (think tanks) stratégiques (par exemple, la Rand Corporation), a mis en étroite collaboration des praticiens politiques autant que des universitaires devenus conseillers politiques. Au bout du compte, plusieurs intellectuels se trouveront désormais dans des zones floues, à l’intersection de la politique active, de la recherche spécialisée et de l’expertise-conseil, ce pourquoi on les appellera des « intellectuels de la défense » ou des « intellectuels de la gouvernance étatique » (intellectuals of statecraft).
L’élite de la sécurité nationale représente donc la catégorie d’individus qui se trouvent dans les plus hautes sphères du pouvoir ou qui ont une voix influente au sein de celles-ci[12]. Ces élites sont les agents qui peuvent participer au débat politique sur les livres blancs, parce qu’ils possèdent une expertise, maîtrisent le langage et connaissent les enjeux qui sont débattus pour pouvoir intervenir de manière éclairée, un savoir/pouvoir qui leur est rendu possible par l’appartenance à cette élite, où le savoir donne accès au pouvoir et vice versa. Ce sont souvent eux qui ont l’autorité légitime de transformer des enjeux et de définir avec autorité les menaces internationales dans des discours sécuritaires dans lesquels s’engagent l’État[13]. Il faut donc prêter attention à ce que disent ces élites, savoir qui elles sont et quelles fonctions elles occupent dans le discours sur la sécurité nationale, car la sécurisation d’un enjeu devient parfois une sécurisation des opinions tenues par les décideurs et les professionnels de la sécurité[14].
Dire et écrire la sécurité n’est ainsi jamais un acte innocent mais un acte éminemment politique[15] ; c’est pourquoi les études traditionnelles de sécurité sont loin d’être une évaluation objective des enjeux de sécurité et constituent plutôt un geste politique à la défense de l’État. En parlant du langage des livres blancs et des discours théoriques qui les ont traditionnellement analysés, on en vient à les voir comme une prise de position sur le monde qui fait partie de la politique mondiale[16]. C’est donc un leurre de croire que les livres blancs de la défense n’ont pour finalité que de préparer l’État à faire face à des menaces qui viennent d’ailleurs (out there) : « La sécurité […] a toujours eu pour intention de défendre des modes de vie commune. C’est une pratique éminemment culturelle qui avait pour objectif bien plus que le déploiement de systèmes d’armements[17]. »
L’étude critique des livres blancs des États-Unis dans le cadre de la gct doit donc nous faire prendre conscience que la conception non réflexive de la violence et un discours étato-centré non problématisé nous rendent politiquement complices des actions violentes et militaires des États-Unis et aident à normaliser un discours de la violence en Relations internationales lorsqu’il est question de lutter contre le terrorisme[18]. La rhétorique de la gct entraîne en ce sens à la fois un rejet catégorique de la terreur que des Autres menaçants pourraient infliger aux États-Uniens et une constante réactivation de la nécessité de leur faire la guerre[19]. Et dans un contexte guerrier où on dit que l’important est de « gagner les coeurs et les esprits », cela devient essentiel et extrêmement politique ; ce sont les « experts de la terreur » qui établissent, pour la population, la cartographie morale des États-Unis dans la gct.
II – La cartographie de la gct des États-Unis
A — La politique étrangère et la construction identitaire nationale des États-Unis
Dans les documents de sécurité nationale, qui est sécurisé et de qui/quoi est énoncé clairement si cela doit servir de base à une politique publique. Le raisonnement géopolitique à la base des « livres blancs » de la Défense états-unienne accepte ainsi une vision de la sécurité qui se définit par des représentations spatiales d’exclusion et des Autres menaçants extérieurs à un Soi (les États-Unis et la société états-unienne, dans une perspective où l’État et la société sont indissociables[20]). Dans cette entreprise d’inscription spatiale et de sécurisation des identités, la construction identitaire exclusive s’inscrit dans une codification morale des Sois et des Autres, où le Soi est jugé supérieur aux Autres. C’est par exemple comment les États-Unis consolident leur identité nationale en disant défendre la démocratie, la liberté et la civilisation face à des terroristes musulmans qui agiraient comme des barbares.
Mieux que quiconque, dans ses travaux sur l’identité nationale des États-Unis, David Campbell a montré comment le discours du danger devient la condition d’existence de l’État : les États ne sont jamais achevés en tant qu’entités. Pour les postmodernistes, l’identité n’existe pas avant le processus de différenciation résultant du discours dominant et c’est ce qu’il s’agit de mettre en lumière : « L’identité, on peut le présumer, est en effet forgée, d’une part, par des pratiques disciplinaires qui tentent de normaliser une population, lui donnant un sens d’unité, et, d’autre part, par des pratiques exclusives qui tentent de sécuriser l’identité domestique[21]. » Ce paradoxe, inhérent à l’existence de l’État comme sujet politique, fait que celui-ci doit constamment se reproduire. Pour exprimer ce paradoxe, Campbell distingue un processus de « Politique Étrangère » d’un de « politique étrangère ». Alors que la première appellation fait référence de manière large aux pratiques de différenciation ou aux modes d’exclusion opérant à tous les niveaux (personnel, social, global, etc.), en d’autres mots, à une politique « qui rend étrangère[22] », la seconde est l’apanage exclusif de l’État et renvoie à la sphère traditionnelle de la politique étrangère. Malgré l’importance qu’elle a gagnée dans le contexte de l’État-nation moderne, cette seconde pratique n’est possible et ne peut opérer que dans les matrices d’interprétation fournies par la première. En effet, la condition de possibilité de la politique étrangère dépend de la construction de la « nation comme un espace domestique investi d’un sentiment d’être chez soi (at-homeness[23]) » qu’on oppose à un espace extérieur vu comme étranger et menaçant. Dans l’opposition entre le domestique et l’étranger, ce qui est domestique désigne la maison familiale et la nation et est opposé à tout ce qui est en dehors des frontières conceptuelles et géographiques de la maison/nation[24]. Or, il est important de noter que lorsqu’on se transporte dans le discours politique, il n’y a qu’en relation avec la politique étrangère qu’il ne fait de sens de parler de politique domestique (en français, certains préfèrent alors parler de politique intérieure), ce pourquoi les questions nationales ne sont jamais dites comme étant domestiques alors qu’elles sont « domestiques », vu qu’elles se rapportent à la nation.
Amy Kaplan note cependant qu’en contrastant ce qui est considéré comme la sphère domestique familiale avec le domaine politique ou commercial, on se retrouve avec une division sexuelle du monde social, alors qu’en considérant la nation, l’identification de ce qui est domestique ou étranger ne s’effectue pas selon un même biais de genre[25], hommes et femmes étant plutôt vus comme des alliés nationaux contre un étranger, le plus souvent construit sur une base raciale. Cela l’amène à dire que la domesticité sert à unifier le domaine national et à générer une représentation de l’étranger pour que la nation puisse être imaginée comme la maison/chez soi. Une conception de ce qui est étranger (lire dangereux ou menaçant) est ainsi indispensable, car c’est ce qui permettra de pouvoir ériger des barrières qui protégeront la nation chez elle.
Les discours de la sécurité nationale et, partant, les livres blancs, sont en ce sens d’importants vecteurs de production identitaire en servant la construction élitiste et dominante de l’identité états-unienne. En effet,
[l]es textes de politique étrangère sont remplis de références à la réalisation de la République, au dessein fondamental de la nation, aux droits inaliénables, aux codes moraux, aux principes de la civilisation européenne, à la peur de la déchéance culturelle et spirituelle et aux responsabilités et devoirs investis dans l’exemple brillant qu’est l’Amérique. En ce sens, les textes qui guident la sécurité nationale ont plus fait que simplement offrir des analyses stratégiques de la « réalité » à laquelle ils ont été confrontés: ils se sont tâchés d’écrire le script d’une identité états-unienne particulière[26].
Le lien sécurité-identité qui découle de documents stratégiques comme les livres blancs reflète, par conséquent, davantage l’influence des constructions élitistes, étatiques et militarisées qu’une construction qui permettrait une conception plus ouverte[27]. À l’heure de la gct, cela est d’autant plus le cas.
B — La cartographie de l’État et la graphie de la nation qui recherche un nouvel ennemi
Dans une perspective géopolitique critique de la sécurité, la stratégie politico-militaire est conçue comme un « enchevêtrement de pratiques sociales linguistiquement saturées concernant la production et la reproduction violentes du monde moderne[28] ». Comment ce monde est constitué textuellement dans ce contexte relève d’une pratique centrale aux livres blancs, à savoir la cartographie. La cartographie est une représentation territoriale sous la forme d’une carte mentale ou illustrée. La carte produite est nécessairement une approximation, une interprétation et une codification de la « réalité ». Dans la pratique militaire, les cartes ont toujours été des outils indispensables, car elles permettent de représenter l’espace-bataille, le terrain d’une ou des cibles et le déploiement et le mouvement de ses troupes et des troupes ennemies. Pour l’usage qu’en font les livres blancs des États-Unis, c’est le globe dans sa représentation cartographique totale qui importe. Comme l’expliquent Gilles Deleuze et Felix Guattari, la « nouvelle cartographie » (remapping) est une forme de territorialisation qui s’inscrit inexorablement dans une logique de codification, où on dé-territorialise et re-territorialise un même territoire en l’investissant de nouvelles significations[29].
La pratique cartographique moderne est épistémologiquement indissociable de l’inscription de l’État/nation dans l’abstraction spatiale qui lui a donné corps et dans la description territoriale qui lui associe une identité nationale : la carte forge le monde qui la forge en retour[30]. Par la compréhension essentielle de la relation entre l’État et la nation, « dans la relation cachée par le trait d’union dans ‘l’État-nation’ », il faut reconsidérer les relations qui prévalent entre l’État et la nation, donc comprendre comment la pratique cartographique joue un rôle de réification de l’État moderne par l’organisation des relations sociales sur une base territoriale, l’incarnation du corps de l’État et la bureaucratisation de celui-ci à travers l’évolution historique. Une compréhension relationnelle foucaldienne du pouvoir apparaît dès lors utile, voire indispensable, parce qu’elle permet de réinterpréter l’État non plus comme un acteur souverain particulier qu’on anthropomorphise mais plutôt de le voir à travers les relations complexes et souvent conflictuelles, ainsi que les pratiques d’inscription des espaces abstraits qui lui donnent corps et existence[31]. En effet, si les gouvernements états-uniens se succèdent et changent, il demeure des citoyens états-uniens, une nation appelée Amérique et un État appelé États-Unis, même si les formes qu’ils prennent ne sont pas les mêmes[32].
Durant la guerre froide, le globe était cartographié à travers une grille idéologique entre la pensée totalitaire communiste soviétique et le « monde libre ». Après la guerre froide, les politiciens et décideurs états-uniens cherchaient un nouveau raisonnement géopolitique qui leur permettrait de comprendre le « nouvel ordre mondial » : dans les pratiques gouvernementales états-uniennes, on était par conséquent à la recherche d’un nouvel ennemi structurel et existentiel. Avec le 11 septembre, les responsables de la défense et de la politique étrangère états-uniennes ont finalement trouvé que la menace terroriste globale était tellement importante qu’elle justifiait une révolution en matière de sécurité et une réponse militaire préventive plutôt que réactive. Cela obligeait également une nouvelle cartographie globale pour remplacer celle de la guerre froide et, donc, la production de nouveaux livres blancs.
C — Les « livres blancs » états-uniens et la révolution sécuritaire
Qu’est-ce que sont les livres blancs en général et, plus spécifiquement, quels sont les livres blancs états-uniens ? La stratégie de sécurité nationale (ssn) et la stratégie militaire nationale (smn) sont deux documents qui peuvent être considérés comme « le » livre blanc de la Défense des États-Unis, même s’ils ne sont pas officiellement désignés comme tel. Les livres blancs sont des instruments de politique étrangère qui fournissent des paramètres d’action pour les décideurs et indiquent à la population nationale comme internationale ce que le « gouvernement fait » et « a l’intention de faire[33] » en matière de défense et de sécurité nationale. Alors que le pendant politique de la sécurité nationale est dévolu à la ssn[34], son pendant militaire trouve son expression concrète dans la smn[35]. La ssn révèle une évaluation politico-stratégique de l’environnement mondial au sein duquel les États-Unis évoluent et de la stratégie globale qu’ils entendent épouser pour assurer la défense de leurs intérêts. Dans le cas de la smn, on réfère à la doctrine d’emploi des capacités militaires et au développement d’une vision militaire pour la transformation des forces armées, afin qu’elles puissent mener à bien leurs missions futures.
À ce propos, il convient de remarquer (et critiquer) le recoupement et la multiplication des nombreuses stratégies liées à la sécurité nationale des États-Unis dans le cadre de la gct. Elles nuisent à la compréhension qu’on peut se faire du processus de planification stratégique états-unien, qui devient alors un vrai casse-tête. La figure 1 illustre bien l’imbrication de ces divers niveaux de stratégie et plans stratégiques.
On peut considérer que ce complexe espace diplomatico-stratégique constitue l’espace discursif habituel d’un « livre blanc » de la Défense. Il convient en ce sens de s’arrêter sur les deux principales stratégies qui chapeautent la conduite de la sécurité nationale et l’utilisation des forces armées, à savoir la ssn et la smn. La politique de défense des États-Unis doit désormais davantage tenir compte des particularités des menaces asymétriques : les acteurs transnationaux et non étatiques seraient trop nombreux pour être laissés de côté, même dans une analyse diplomatico-stratégique traditionnelle. Or, qu’est-ce que la nouvelle ssn et smn comportent qui soit si « révolutionnaire » ? De façon surprenante, c’est le constat des dirigeants étatiques que la doctrine de sécurité nationale des États-Unis durant la guerre froide et l’après-guerre froide – la dissuasion nucléaire – aurait failli avec les attentats du 11 septembre. En effet, au plus fort de la guerre froide, le nsc-68 avait inscrit, dans un document de planification stratégique secret[36], une dangereuse arrogance quant à la stratégie : la croyance qu’un arsenal suffisamment imposant et nucléaire serait un excellent dissuasif en temps de paix et un gage du succès et de la victoire en temps de guerre. En ayant été attaquées sur leur territoire national, les États-Unis feront par conséquent de la défense et de la sécurité de leur territoire national – et c’est là une surprise réelle – leur priorité. Pour ce faire, ils élaboreront une doctrine stratégique de prévention qui aura pour objectif d’empêcher les menaces d’atteindre ou de se concrétiser sur leur territoire national.
La stratégie de sécurité nationale de 2002
La nouvelle menace structurante est vue comme asymétrique et s’incarne dans le terrorisme global d’inspiration islamiste. Pour les États-Unis, cette mondialisation des menaces et des risques implique une réponse globale qui oblige que soit revue la triade défense/dissuasion/coercition de la stratégie nucléaire. La nouvelle stratégie sécuritaire doit par conséquent être axée sur les dimensions de préemption et de prévention qui passent d’abord par la défense du territoire national, ce qui s’effectue à partir de l’étranger – considéré comme la première ligne de défense – en augmentant le nombre d’installations militaires permanentes et temporaires. Cette stratégie, qui vise d’abord la sécurité intérieure (qu’on retrouve expliquée dans une autre stratégie, la national strategy for homeland security), exige que les États-Unis interviennent militairement de façon préventive contre des États jugés voyous ou des acteurs terroristes. En outre, la nouvelle vision sécuritaire consiste en une stratégie de domination absolue qui prévient la montée d’une puissance qui contesterait le statu quo de l’hégémonie des États-Unis et qui restreint les capacités de nuisance des acteurs terroristes misant sur l’asymétrie. Cela dit, la ssn de 2002 s’inscrit aussi dans la continuité, en réaffirmant la géopolitique néolibérale établie depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
La stratégie militaire nationale de 2004
Avec la stratégie militaire nationale, on retrouve les principes d’emploi des forces armées pour atteindre les objectifs nationaux définis par la stratégie de sécurité nationale. La toute nouvelle – et très attendue – stratégie militaire nationale a été déposée en mai 2004, malgré qu’une version préliminaire officieuse de cette nouvelle stratégie militaire nationale circulait dans les cercles de la Défense états-unienne depuis 2002. La stratégie de sécurité nationale de 2002, axée sur l’idée de prévention/préemption, fournit en ce sens un nouveau cadre politique pour la stratégie militaire nationale[37]. Ensemble, ces deux documents fournissent le contexte stratégique global pour lequel les capacités militaires et les autres instruments nationaux de la puissance des États-Unis doivent être employés[38].
Ils visent les objectifs militaires suivants : Protect (protéger), Prevent (prévenir) et Prevail (prévaloir) (pour Protect the United States, Prevent conflict and surprise attacks et Prevail against adversaries). Cela signifie, dans l’ordre, de créer une force active de défense qui oeuvre d’abord à partir de l’étranger[39] ; d’agir avant, durant et après les crises pour prévenir des conflits et, si nécessaire, d’agir de façon « préemptive » (lire préventive) pour contrer les menaces aux intérêts états-uniens ou à ceux de leurs alliés avant même qu’elles ne se soient concrétisées[40] ; et finalement, d’appliquer les capacités militaires en concertation avec les autres instruments de la puissance des États-Unis pour créer les conditions d’une victoire et d’une paix durable[41]. Étant donné l’infrastructure militaire mise en place depuis 1945[42] et leur présence militaire quasi globale, cela signifie que les États-Unis doivent pouvoir projeter leur force ou que leurs capacités puissent être mobilisées et déployées rapidement pour intervenir n’importe où dans le monde.
En somme, ce que nous révèle cet énoncé de politique de défense, c’est que l’instrument militaire des États-Unis doit être conçu pour que les forces armées soient en mesure de servir maintenant pour les tâches qu’on leur impose et être prêtes à affronter les environnements et réalités stratégiques futurs. En poursuivant la transformation des forces armées états-uniennes, l’objectif de la domination militaire tous azimuts (full spectrum dominance) – c’est-à-dire « la capacité de contrôler n’importe quelle situation ou de défaire n’importe quel adversaire dans l’éventail des types d’opérations militaires[43] » – contenue dans la stratégie militaire nationale de 1997 demeure mais est réaffirmée avec vigueur.
III – Comprendre la nouvelle cartographie du Pentagone dans la stratégie globale états-unienne dans la gct
A — Le poids de l’héritage culturel du national security state sur la gct
L’impact idéologique dans la gouvernementalité états-unienne du national security state est le développement d’une mentalité voyant le danger comme étant constamment présent dans la vie politique états-unienne, et notamment dans sa politique étrangère. On peut se demander comment le public états-unien est mobilisé pour lutter contre le terrorisme et la terreur en vérifiant ses sources d’information. C’est là que les faiseurs d’opinion – de nombreux chercheurs universitaires, des analystes politiques médiatiques (pundits), des chroniqueurs, certains politiciens et chefs militaires – tiennent un rôle-clé : ils participent à l’insertion de la « guerre contre la terreur » dans la vie politique normale en soulignant dans leurs analyses ponctuelles écrites, radiophoniques ou télévisées que cette guerre n’est pas comme les autres et qu’elle nécessite un certain apprivoisement, voire une abjection, de la terreur pour lutter contre elle. À travers ces discours idéologiques de la terreur, des discours qui, au dire de François Debrix, portent en eux les germes d’une préparation quasi perpétuelle pour les citoyens états-uniens à vivre avec la violence et la terreur[44], in fine, ces derniers se retrouvent en quelque sorte les complices de leur État transformé soit en force constabulaire de l’ordre mondial sécuritaire[45] soit en la puissance impérialiste ou hégémonique de la liberté, de la démocratie et de la civilisation[46]. De nombreux livres ou articles, comme The Pentagon’s New Map, l’article de Thomas P.M. Barnett ensuite devenu un ouvrage, parlent de la Guerre contre la terreur pour la terreur (de l’État états-unien) contre la terreur (des terroristes). Ils constituent des « espaces de l’abjection états-unienne » en participant à la cartographie de la terreur que cherche à inscrire comme « normale » et globale la gct que les États-Unis mènent sous la férule de George W. Bush.
B — The Pentagon’s New Map et la nouvelle cartographie du Pentagone dans la gct
Nous en venons maintenant à la décodification de la nouvelle cartographie du Pentagone et de la nouvelle stratégie globale des États-Unis. Pour ce faire, nous nous servons de l’ouvrage The Pentagon’s New Map de Thomas P.M. Barnett, et ce, pour deux raisons essentielles : d’une part, il permet de porter la discussion au-delà de la ssn et de la smn en engageant plus directement la stratégie globale néolibérale hégémonique états-unienne et, d’autre part, à titre d’analyste militaire, de conseiller civil à l’intérieur du Bureau du secrétaire à la Défense (en tant qu’assistant aux futurs stratèges du Bureau de la transformation des forces de 2001 à 2003), ainsi que d’ex-professeur d’études stratégiques au US Naval War College[47], il est de plein droit un intellectuel de la défense et fait partie de l’élite de sécurité nationale des États-Unis. Grâce à son article transformé en ouvrage sur la nouvelle cartographie du Pentagone, il a acquis une influence considérable sur la gct menée par les États-Unis. D’ailleurs, sa cartographie de la terreur nous fournit une excellente base discursive comme point d’entrée pour critiquer la stratégie globale états-unienne dans la gct et la nouvelle cartographie mise en oeuvre par le Pentagone.
À plusieurs égards, la nouvelle cartographie du monde qu’on peut déceler à travers la smn et l’ouvrage de The Pentagon’s New Map de Thomas Barnett est évocatrice de la politique identitaire des États-Unis. Par la cartographie, Barnett procède à la reterritorialisation du monde et de l’État-nation que sont les États-Unis d’Amérique en reconstruisant l’espace qu’ils occupent et en donnant une nouvelle signification à ce qu’ils voient comme les frontières d’influence de leur stratégie globale dans la mondialisation avec la gct. En redessinant le monde sur une division entre un Noyau fonctionnel de la mondialisation et un Fossé non-intégré à celle-ci, Barnett procède à une « reterritorialisation idéographique[48] » (voir fig. 2). Le Noyau fonctionnel comprend les États qui acceptent (et proposent devrait-on dire) les règles sécuritaires qu’implique la mondialisation, alors que le Fossé renvoie aux États qui ne les acceptent pas[49]. Le Fossé non-intégré est, selon ses dires, le « trou dans la couche d’ozone » de la mondialisation, où la connectivité avec la communauté internationale et l’économie globale est absente ou ténue[50]. Le Fossé non-intégré renvoie ainsi à tous ces endroits qui sont largement déconnectés de l’économie globale et des règles qui assurent sa stabilité et qui peinent ou ont échoué à s’intégrer dans celle-ci : le Bassin des Caraïbes, l’Afrique, les Balkans, le Caucase, l’Asie centrale, le Moyen-Orient, l’Asie du Sud-Ouest et une grande partie de l’Asie du Sud-Est[51].
La logique néocolonialiste de la cartographie des États-Unis dans la gct fait montre d’une lecture imprégnée d’une histoire nationale renforcée par l’expérience de la frontière et son mythe : Barnett appréhende les efforts déployés par les États-Unis pour réussir à étendre une mondialisation néolibérale sur toute la surface du globe comme il interprète la conquête du territoire national par les colons états-uniens sur les populations autochtones d’Amérique du Nord[52]. Il reproduit en ce sens la vision « exceptionnaliste » du credo états-unien, étroitement associée à l’idée de la destinée manifeste qui a accompagné l’expérience de la frontière au xixe siècle, où les États-Unis se sont érigés en phare de la civilisation qui doit montrer l’exemple et diffuser la démocratie libérale dans le monde[53]. Sa cartographie dénote certes la résurgence d’une tendance visant à séparer les peuples et individus sur une base d’individus civilisés/barbares à travers le prisme d’une géopolitique néolibérale[54], où les terroristes sont disposés sur la carte du monde en tant qu’êtres barbares, dans des régions jugées sauvages ou non civilisées qu’il faut démocratiser et libéraliser. Il se demande ainsi ce qui fait que les pays du Fossé non-intégré « requièrent l’attention des forces militaires états-uniennes[55] » et ce qui fait en sorte que les stratèges du Pentagone craignent le Fossé. Il répond que ce sont des « pays qui éprouvent des difficultés avec la mondialisation[56] ». Il soutient que les stratèges du Pentagone voient la guerre dans un contexte de guerre, alors que lui veut la voir dans « le contexte de tout le reste », en faisant ressortir « la connectivité entre la guerre et la paix qui définit les avancées de la mondialisation[57] ». Il croit ainsi que le Pentagone se trompe, car il cherche à guérir plutôt que prévenir, à rétablir l’ordre plutôt qu’à essayer de mettre en place un monde juste. Pour Barnett, la sécurité nationale des États-Unis va inexorablement de pair avec la mondialisation économique[58] : « lorsque nous verrons des pays accepter de plus en plus l’ensemble des règles de la mondialisation économique, nous devrions voir une acceptation de commune mesure de nouvelles règles de sécurité globale – en outre, des ententes sur pourquoi et sous quelles conditions la guerre fait-elle du sens. Où cet ensemble de règles de sécurité globale sera diffusé et trouvera une acceptation massive, la menace – par définition – diminuera[59] ».
D’une part, ce questionnement présuppose qu’il est du ressort des États-Unis de régler les situations d’instabilité politiques et/ou économiques du monde (celles dans lesquelles les dirigeants des États-Unis décident de le faire); il présuppose également que cela doive être fait par la voie militaire; et, enfin, il présuppose que la mondialisation néolibérale est une bonne chose en soi, sans que cela ne puisse ni ne doive être au minimum discuté. D’autre part, la position de Barnett est un plaidoyer sans équivoque pour la géopolitique néolibérale et nationaliste expansionniste états-unienne instaurée depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, ce qu’on a compris comme l’hégémonie néolibérale états-unienne[60]. Avec Barnett, on voit en ce sens la cohabitation de la vision géoéconomique néolibérale avec la vision géopolitique néoconservatrice, où le commerce est vu à travers le discours sécuritaire et où les États-Unis mènent une croisade démocratique et sécuritaire dans le Fossé. Par ses idées, il espère faire le pont entre Clinton et Bush, entre une position (néo)libérale globaliste et une position réaliste (inter)nationaliste, où l’économie et la sécurité sont en relation symbiotique, alors que « c’est la déconnectivité qui définit le danger[61] ». Il croit d’ailleurs que la mondialisation néolibérale, si profitable aux États-Unis, est acceptée par les autres pays du Noyau, car ils voient les États-Unis leur « exporter la sécurité » (on note là la rhétorique du champ lexical commercial).
En fait, Barnett va plus loin, car il transforme les États-Unis en un État de sécurité globale et les voit comme ceux qui doivent tracer et cartographier les frontières de la mondialisation à titre de gestionnaires du système mondial, à l’image d’un administrateur de réseaux informatiques[62]. Cette idée des États-Unis comme État de sécurité globale se traduit par une transformation des forces armées des États-Unis en une sorte de force policière et de maintien de la paix pour le système global lorsqu’elles agiront dans le Noyau (Sys Admin force), et comme un État-Leviathan lorsqu’elles agiront dans le Fossé non-intégré, alors qu’elles devront mener la gct et des opérations de combat afin d’accomplir la mondialisation néolibérale qui connectera tout le globe[63]. Sa cartographie du monde en un Noyau et un Fossé sert donc la cause des États-Unis, qui voient leur géopolitique de la terreur minimisée face à la non-intégration du Fossé dans le Noyau. Il les dote ainsi d’un droit à l’intervention militaire dans le Fossé « au nom de la sécurité globale[64] ».
C — Deux visions géopolitiques, une destinée manifeste : la cartographie impériale/néolibérale états-unienne
Lorsqu’on compare les idées de Barnett avec plusieurs des idées contenues dans les livres blancs, on note des ressemblances frappantes. La ssn de Bush énonce sans détour que l’objectif central des États-Unis est de garantir « la liberté économique et politique, les relations pacifiques avec les autres nations et le respect de la dignité humaine » et que cela « aidera à rendre le monde meilleur et plus sûr[65] ». Elle dit aussi que « les économies de marché […] sont la meilleure façon de promouvoir la prospérité et de réduire la pauvreté » et qu’« une économie mondiale forte accroît [à la fois] la sécurité nationale [des États-Unis] et la liberté dans le reste du monde[66] ». L’Administration Bush dit vouloir « augmenter le montant de l’assistance économique » états-unienne aux pays en développement et « ouvrir [ces mêmes] sociétés au commerce et à l’investissement [étranger][67] ». Une vision géoéconomique néolibérale ne peut être plus claire et les rapprochements avec la géopolitique néolibérale de Barnett sont indéniables. En fait, la ssn indique clairement « que les pratiques sécuritaires des États-Unis ne peuvent être comprises sans que leurs relations avec la production d’un ordre mondial économique néolibéral ne soit analysées attentivement[68] ». Il appert alors indispensable de voir la projection de la puissance des États-Unis en mettant en lien l’impérialisme informel qui les caractérise et la mondialisation néolibérale qui leur a permis de constituer et de consolider leur hégémonie néolibérale dans les affaires mondiales. Contrairement à plusieurs thèses déclinistes, marxistes notamment, qui affirmaient le déclin de l’hégémonie états-unienne dans les années 1970 après le choc pétrolier et la fin du système monétaire de Bretton-Woods, il faut donc plutôt voir comment les forces de la mondialisation néolibérale ont permis à l’impérialisme informel états-unien de demeurer, voire de se renforcer[69].
Il devient effectivement crucial de voir le nationalisme expansionniste états-unien à travers ses divers visages pour saisir à quel point l’idéologie libérale états-unienne dans laquelle l’action des États-Unis s’inscrit dans la gct réunit la vision géoéconomique des libéraux globalistes avec la vision de puissance nationale des néoconservateurs[70]. Cela produit en outre une géopolitique néolibérale qui consiste à « créer un ordre économique et politique libéral favorable aux États-Unis à l’échelle mondiale » et qui sous-tend une stratégie globale de domination globale ou hégémonique. L’administration Bush a ainsi mis au point une ssn qui puise de façon substantielle dans le néolibéralisme et qui ne contraste pas avec la vision nationaliste néoconservatrice qui met de l’avant l’idée impériale démocratique et de préemption/prévention militaire. C’est cette vision qui a été vue par plusieurs observateurs comme un renouveau impérialiste états-unien[71]. Par conséquent, l’argumentation de Barnett a pour effet de légitimer la gct menée par les États-Unis au nom du maintien de l’ordre mondial hégémonique néolibéral sous le leadership états-unien. C’est dans cet esprit qu’il faut inscrire la nouvelle cartographie de la terreur du Pentagone dans un ordre mondialisé. Il n’y a plus de « Tiers »-Monde, seulement un « Fossé non-intégré » appelé à disparaître. Dans la terminologie cartographique du Pentagone, ce Fossé devient cependant un « Arc d’instabilité[72] ».
Les divergences entre la cartographie et la stratégie globales de Barnett et celles du Pentagone font partie intégrante du débat politique au sein de l’État de sécurité nationale que sont les États-Unis depuis 1945. Ce débat rend compte des efforts de conciliation entre la militarisation et la globalisation de la politique étrangère des États-Unis et de l’équilibre à atteindre dans les considérations économiques et sécuritaires d’une stratégie militaire[73]. C’est le sempiternel débat sur ce qui doit primer, la sécurité ou l’économie, la puissance militaire ou économique, la géopolitique ou la géoéconomie. Au-delà de tout, ce débat récurrent illustre parfaitement l’apparente contradiction, qui n’est en fait pas une, entre les visions géopolitiques néolibérales globalistes (qui misent davantage sur la mondialisation du capital et de l’économie et les institutions internationales) et réalistes néoconservatrices/nationalistes (qui mettent davantage l’accent sur la puissance militaire relative et le pouvoir d’influence des États-Unis sur la scène mondiale) qui ont animé les débats politiques de la stratégie globale états-unienne depuis 1945. Ce sont ni plus ni moins les deux côtés d’une même médaille, à savoir la volonté de domination globale néolibérale états-unienne, qui a penché d’un côté ou d’un autre selon les circonstances et les acteurs du moment, mais en voyant toujours l’environnement global stratégique dans une relation dialectique entre la sécurité et la mondialisation économique (on parlait auparavant d’ouverture des marchés internationaux et de mesures libre-échangistes).
Conclusion : vers l’État de sécurité globale ?
Les événements du 11 septembre 2001 ont permis aux stratèges états-uniens de capitaliser sur une nouvelle menace structurante, le terrorisme global d’inspiration islamiste, pour produire de nouvelles stratégies sécuritaires et militaires adaptées à la gct. Dans ce texte qui avait pour objectif de décoder la cartographie du Pentagone associée à la gct menée par les États-Unis, nous avons, en premier lieu, procédé à une réflexion sur le langage des livres blancs en ayant établi notre analyse dans une approche géopolitique critique de la sécurité. Nous avons illustré le rôle-clé joué par les intellectuels de la défense dans la production des « livres blancs » de la Défense des États-Unis et dans leur popularisation auprès de la population. En second lieu, en prenant la sécurité comme une stratégie politique et un concept, nous avons fait ressortir la naturalisation de la réalité politique des cartes géopolitiques comme base nécessaire à une action politique. En appliquant cette stratégie à la pensée de sécurité nationale états-unienne de l’après-11 septembre, notre approche voulait questionner comment les États-Unis gèrent le terrorisme global en menant leur gct et son effet sur leur politique identitaire. En dernier lieu, nous nous sommes servis du best-seller de l’ex-professeur du us Naval War College, Thomas Barnett, The Pentagon’s New Map, pour décoder la nouvelle stratégie globale états-unienne de la gct. Étant donné la vision si réductrice des complexités et de la violence dans lesquels vivent les humains des pays et populations du Fossé non-intégré et de la complaisance exprimée vis-à-vis les actions violentes des pays du Noyau, des États-Unis notamment, nous devions nous arrêter sur la défense de la guerre comme relation sociale normale et comme solution aux problèmes de ce monde promue par les livres blancs de la Défense de l’administration Bush[74]. À cette fin, The Pentagon’s New Map a été un précieux outil discursif pour mieux faire ressortir les discours géopolitiques ayant guidé la nouvelle cartographie du Pentagone.
Somme toute, en mettant en exergue le discours géopolitique néolibéral ancré dans un régime discursif de l’abjection de la terreur, c’est-à-dire de la guerre contre la terreur, nous voulions exposer comment la planification de la gct menée globalement par les États-Unis et la discussion qui en découle constituent un mélange complice, quoique contradictoire, de sentiments géopolitiques et de postulats géoéconomiques, des contradictions rendues intelligibles en tant que contradictions de l’impérialisme informel états-unien toujours tiraillé entre l’emploi de la force militaire et la promotion d’un capitalisme mondialisé et interdépendant[75]. Au-delà de tout, c’est en articulant les similitudes entre les livres blancs de la gct des États-Unis et The Pentagon’s New Map qu’il nous a été possible d’en venir à nous demander, à l’instar de James Der Derian, « à quoi bon une domination tous azimuts de l’espace-bataille[76] ? » lorsque la majeure partie de l’humanité vit toujours les affres du néocolonialisme, non pas parce qu’elle ne veut pas s’intégrer à la mondialisation en tant que telle, mais parce que la mondialisation néolibérale, moussée par les actions d’individus et d’agents venant du Noyau et du Fossé, l’a contrainte à vivre en marge et à ne même pas avoir le minimum pour survivre. Le salut de l’humanité censé venir de la mondialisation accrue de l’économie et de la sécurité que la « guerre contre la terreur » permet aux États-Unis de revigorer donne une saveur mièvre à la sécurité globale que promet la stratégie globale des États-Unis. Sachant cela, si David Campbell avait raison de dire que la guerre froide était « une stratégie disciplinaire qui était globale dans la portée mais nationale dans l’intention[77] », on peut en dire tout autant de la gct aujourd’hui. Avec la menace terroriste globale, le territoire national des États-Unis atteint, discursivement du moins, des proportions planétaires[78]. Si aujourd’hui, la cartographie globale des zones à protéger pour assurer la sécurité nationale ne cadre pas avec les capacités nationales, en sachant que les États-Unis ont historiquement eu tendance à avoir une foi quasi-aveugle en la technologie dans leur entreprise de construction nationale (nation-building) et que la supériorité technologique et la croyance en celle-ci ont été des éléments déterminants dans leur expansionnisme étatique, les États-Unis déploieront, comme ils l’ont fait auparavant dans l’histoire, les moyens technologiques pour pallier la situation[79]. Si une telle éventualité semble encore lointaine ou futuriste, il n’en demeure pas moins que ces volontés se trouvent inscrites dans les livres blancs des États-Unis – dans la ssn et dans la smn – et dans la nouvelle cartographie du Pentagone de Barnett.
Parties annexes
Remerciements
L’auteur remercie grandement Nelson Michaud pour ses commentaires, son directeur de thèse Alex Macleod pour sa grande rigueur et ses encouragements, Dan O’Meara pour ses conseils et appuis, Anne-Marie D’Aoust pour ses relectures et critiques, Simon Dalby, Robert Vitalis, Chloe Silverman et Anne Norton pour des discussions stimulantes, ainsi que les deux lecteurs anonymes de la revue pour leurs suggestions et critiques.
Note biographique
David Grondin
Doctorant en science politique à l’Université du Québec à Montréal, chercheur invité au Département de science politique à l’University of Pennsylvania, chercheur associé au Centre d’étude des politiques étrangères et de sécurité de l’Université du Québec à Montréal et chercheur associé à l’Observatoire sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand de la même institution.
Notes
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[1]
Franke Wilmer, « ‘Ce n’est pas une guerre/This Is Not a War’. The International Language and Practice of Political Violence », in François Debrix (dir.), Language, Agency, and Politics in a Constructed World, Armonk, ny et Londres, M.E. Sharpe, 2003, p. 242.
-
[2]
Joanne Sharp, « Refiguring Geopolitics. The Reader’s Digest and Popular Geographies of Danger at the End of the Cold War », in Klaus Dodds et David Atkinson (dir.), Geopolitical Traditions. A Century of Geopolitical Thought, Londres et New York, Routledge, 2000, p. 332.
-
[3]
Rodney Loeppky, « ‘Biomania’ and us Foreign Policy », Millenium: Journal of International Studies, vol. 34, no 1, 2004, pp. 85-114 ; David Campbell, Writing Security. United States Foreign Policy and the Politics of Identity, éd. rév., Minneapolis, University of Minnesota Press, 1998.
-
[4]
Michael J. Shapiro, Violent Cartographies. Mapping Cultures of War, Minneapolis, Minneapolis University Press, 1997 ; Thomas G. Mahnken, « The American Way of War in the Twenty-first Century », in Efraim Inbar (dir.), Democracies and Small Wars, Portland, or, Frank Cass, 2003, pp. 73-84.
-
[5]
La géoéconomie, ou la vision géoéconomique, porte sur la relation entre l’espace, la puissance et l’économie. En tant que vision géopolitique, elle est une lutte pour une position au sein de l’économie mondiale, une politique de la puissance économique où l’objectif est d’acquérir de la puissance sur le plan économique aux dépens des autres acteurs de l’économie mondiale. Voir Edward Luttwak, « La course à l’armement géoéconomique », inLe rêve américain en danger, Paris, Odile Jacob, 1995, pp. 399-424 et Pascal Lorot, « Géoéconomie, un champ nouveau. Cinq ans d’une revue », Géoéconomie, no 22, été 2002, 4 p., www.geoeconomie.org/actualite/champ.htm, consulté le 12 août 2003.
-
[6]
David Grondin, Anne-Marie D’Aoust et Frédérick Gagnon, « Les imaginaires sécuritaires américains et leurs alliés à l’heure de l’Irak », in Alex Macleod et David Morin (dir.), Diplomaties en guerre. Sept États face à la crise irakienne, Outremont, Athéna éditions, 2005, pp. 191-238.
-
[7]
Thomas P.M. Barnett, « The Pentagon’s New Map », Esquire, mars 2003, pp. 174-179, www.thomaspmbarnett.com/published/pentagonsnewmap.htm. La suite a donné lieu à un ouvrage du même nom déjà best-seller, Thomas P.M. Barnett, The Pentagon’s New Map. War and Peace in the Twenty-First Century, New York, Putnam’s, 2004. Depuis, une suite à cet ouvrage est même parue, Thomas P.M. Barnett, Blueprint for Action. A Future Worth Creating, New York, Putnam’s, 2005.
-
[8]
Gearóid Ó Tuathail et John Agnew, « Geopolitics and Discourse. Practical Geopolitical Reasoning in American Foreign Policy », Political Geography, vol. 11, no 2, 1992, pp. 190-204 ; Gearóid Ó Tuathail, Critical Geopolitics. The Politics of Writing Global Space, Minneapolis, mn, University of Minnesota Press, 1996.
-
[9]
Jim George, Discourses of Global Politics. A Critical (Re)Introduction to International Relations, Boulder, co, Lynne Rienner, 1994, p. 29.
-
[10]
Gearóid Ó Tuathail et John Agnew, « Geopolitics and Discourse... », op. cit., p. 192.
-
[11]
La meilleure étude sur la mentalité de la sécurité nationale et sur son institutionnalisation dans la gouvernementalité étatique des États-Unis est de Michael J. Hogan, A Cross of Iron. Harry S. Truman and the Origins of the National Security State, 1945-1954, New York, Cambridge University Press, 1998.
-
[12]
Jutta Weldes, Constructing National Interests. The United States and the Cuban Missile Crisis, Minneapolis, mn, University of Minnesota Press, 1999, p. 11.
-
[13]
Michael C. Williams, « Words, Images, Enemies. Securitization and International Politics », International Studies Quarterly, vol. 47, no 4, décembre 2003, pp. 511-532.
-
[14]
Didier Bigo, « Grands débats dans un Petit monde. Les débats en relations internationales et leur lien avec le monde de la sécurité », Cultures et Conflits, nos 19/20, 1995, www.conflits.org/Numeros/19BIGO.html, consulté le 15 janvier 1999. Voir également David Grondin, « Engaging Colin Gray’s Violent Realist Defense of the us National Security State. For an Ethical Responsibility to Serve Others, Not Pax Americana ! », in Elisabeth Dauphinée et Ryerson Christie (dir.), The Ethics of Building Peace in International Relations, Toronto, York Centre for International and Security Studies, 2005.
-
[15]
Jef Huysman, « Dire et écrire la sécurité. Le dilemme normatif des études de sécurité », Cultures et Conflits, nos 31/32, automne/hiver 1998, pp. 177-202.
-
[16]
Andreas Behnke, « The Message or the Messenger ? Reflections on the Role of Security Experts and the Securitization of Political Issues », Cooperation and Conflict, vol. 35, no 1, mars 2000, pp. 89-105.
-
[17]
Bradley S. Klein, « Conclusion. Every Month is ‘Security Awareness Month’ », in Keith Krause et Michael C. Williams (dir.), Critical Security Studies. Concepts and Cases, Minneapolis, mn, University of Minnesota Press, 1997, p. 362.
-
[18]
Alfred J. Fortin, « Notes on a Terrorist Text. A Critical Use of Roland Barthes’ Textual Analysis in the Interpretation of Political Meaning », in James Der Derian et Michael J. Shapiro (dir.), International/Intertextual Relations. Postmodern Readings in World Politics, Lexington, ma et Toronto, Lexington Books, 1989, p. 189.
-
[19]
François Debrix, « Discourses of War, Geographies of Abjection. Reading Contemporary American Ideologies of Terror », Third World Quarterly, vol. 26, no 7, décembre 2005, p. 1157.
-
[20]
Simon Dalby, cité dans Richard Devetak, « Postmodernism », in Scott Burchill et Andrew Linklater (dir.), Theories of International Relations, 2e éd., New York, St. Martin’s Press, 2001, p. 194.
-
[21]
David Campbell, op. cit., p. 198.
-
[22]
Ibid., p. 69.
-
[23]
Amy Kaplan, « Manifest Domesticity », in Donald E. Pease et Robyn Wiegman (dir.), The Future of American Studies, Durham, nc et Londres, Duke University Press, 2002, p. 111.
-
[24]
Loc. cit.
-
[25]
Ibid., p. 112.
-
[26]
David Campbell, op. cit., pp. 31-32.
-
[27]
Jan Jindy Pettman, « Questions of Identity. Australia and Asia », in Ken Booth (dir.), Critical Security Studies and World Politics, Boulder, co et Londres, Lynne Rienner, 2005, p. 174.
-
[28]
Bradley S. Klein, Strategic Studies and World Order, Cambridge, uk, Cambridge University Press, 1994, p. 139.
-
[29]
Gilles Deleuze et Félix Guattari, résumés dans Kennan Ferguson, « Unmapping and Remapping the World. Foreign Policy as Aesthetic Practice », in Michael J. Shapiro et Hayward R. Alker (dir.), Challenging Boundaries. Global Flows, Territorial Identities, Minneapolis, mn, University of Minnesota Press, 1996, p. 168. Voir Gilles Deleuze et Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie1. L’anti-oedipe, Paris, Éditions de Minuit, 1972.
-
[30]
Mattew Sparke, In the Space of Theory. Postfoundational Geographies of the Nation-State, Minneapolis, mn, University of Minnesota Press, 2005, pp. 11-12.
-
[31]
Ibid., pp. 10-11.
-
[32]
Kennan Ferguson, op. cit., p. 169.
-
[33]
Dennis Stairs, « Foreign Policy White Papers. The Canadian Experience », colloque Les livres blancs. Outils de gestion de la politique étrangère, École nationale d’administration publique de l’Université du Québec, Québec, 13-15 mai 2004.
-
[34]
Maison-Blanche, administration George W. Bush, Gouvernement des États-Unis, The National Security Strategy of the United States of America, Washington, dc, septembre 2002, 31 p. Le document connu comme la Stratégie de sécurité nationale est ci-après référé comme la ssn.
-
[35]
Richard B. Myers (président du Comité interarmes des chefs d’État-major), département de la Défense, Gouvernement des États-Unis, Administration George W. Bush, National Military Strategy of the United States of America, Washington, dc, mai 2004, 30 p. Le document connu comme la Stratégie militaire nationale est ci-après référé comme la smn.
-
[36]
Il s’agit de la décision no 68 du Conseil de sécurité nationale ou nsc (mieux connue sous l’étiquette nsc-68). Le document datant de 1950 est resté secret jusqu’en 1975.
-
[37]
Il faut souligner ici qu’un autre document, rédigé par le secrétaire à la Défense, sert désormais de jonction gouvernementale, la Stratégie de défense nationale des États-Unis de mars 2005, entre la ssn de la Maison-Blanche (le volet diplomatico-politique) et la smn du Pentagone (le volet purement militaire). Elle est, en quelque sorte, le volet civilo-militaire de la smn. Cette nouveauté s’explique vraisemblablement par des raisons liées à la personnalité du secrétaire à la Défense actuel de George W. Bush, Donald Rumsfeld, qui s’est impliqué plus que n’importe quel secrétaire à la Défense depuis la période de l’escalade états-unienne de la guerre du Vietnam (c’est-à-dire depuis Robert McNamara), dans la gestion personnelle des forces armées et dans la planification et l’organisation institutionnelle de la Défense. Donald Rumsfeld (secrétaire à la Défense), Département de la Défense, Gouvernement des États-Unis, administration George W. Bush, National Defense Strategy of the United States of America, Washington, dc, mars 2005, 20 p.
-
[38]
smn, op. cit., p. 2.
-
[39]
Ibid., p. 2.
-
[40]
Loc. cit.
-
[41]
Ibid., p. 3.
-
[42]
Voir Chalmers Johnson, The Sorrows of Empire. Militarism, Secrecy, and the End of the Republic, New York, Metropolitan/Owl Book, Henry Holt and Company, 2004.
-
[43]
smn, p. viii.
-
[44]
François Debrix, « Discourses of War, Geographies of Abjection », op. cit., p. 1157.
-
[45]
Cette vision est la mieux exprimée par deux analystes très influents des cercles fermés et semi-fermés de la communauté de défense des États-Unis, à savoir Thomas P.M. Barnett et Colin S. Gray. Voir leurs ouvrages respectifs ; Thomas P.M. Barnett, The Pentagon’s New Map. War and Peace..., op. cit., et Colin S. Gray,The Sheriff. America’s Defense of the New World Order, Lexington, ky, University Press of Kentucky, 2004.
-
[46]
C’est la position des néoconservateurs mais aussi de penseurs libéraux influents tels Michael Ignatieff, Walter Russell Mead et Niall Fergusson. Voir Michael Ignatieff, Empire Lite. Nation-Building in Bosnia, Kosovo and Afghanistan, Toronto, Penguin Books Canada, 2003 ; Walter Russell Mead, Special Providence. American Foreign Policy and How It Changed the World, New York, Alfred A. Knopf/A Century Foundation Book, 2002 ; et Niall Fergusson, Colossus. The Price of America’s Empire, New York, Penguin Press, 2004.
-
[47]
Il a démissionné au début de l’année 2005.
-
[48]
Kennan Ferguson, op. cit., p. 173.
-
[49]
Thomas P.M. Barnett, The Pentagon’s New Map, op. cit., p. 27.
-
[50]
Ibid., p. 4.
-
[51]
Ibid., pp. 4-8.
-
[52]
C’est notamment l’interprétation classique de l’historien Frederick Jackson Turner, pour qui le mythe de la Frontière constitue un élément formateur majeur de l’identité états-unienne, Frederick Jackson Turner, « The Significance of the Frontier in American History », réunion annuelle de l’American Historical Association, Chicago, 12 juillet 1893. Voir également Pap Ndiaye, « L’extermination des Indiens d’Amérique du Nord », in Marc Ferro (dir.), Le livre noir du colonialisme. xvie-xxie siècles. De l’extermination à la repentance, Paris, Hachette Littératures, 2003, p. 84.
-
[53]
Anders Stephanson, Manifest Destiny. American Expansion and the Empire of Right, New York, Hill and Wang, 1995 et Walter A. McDougall, Promised Land, Crusader State. The American Encounter with the World 1776, Boston, Houghton Mifflin, 1997.
-
[54]
Mark Salter, Barbarians & Civilizations in International Relations, Londres, Pluto Press, 2002.
-
[55]
Thomas P.M. Barnett dans Matthew Sparke, op. cit., p. 278.
-
[56]
Ibid.
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[57]
Thomas P.M. Barnett, The Pentagon’s New Map, op. cit., p. 7.
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[58]
S’il demeure qu’il est un phénomène assez récent que la politique étrangère économique soit articulée à travers le langage sécuritaire, il ne faut pas croire pour autant que la mondialisation économique n’a pas été envisagée dans un rapport dialectique avec la sécurité nationale états-unienne auparavant. Il faut ainsi prendre en compte le contexte de la guerre froide avant de poser un jugement définitif. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à se pencher sur les débats des premières heures de la guerre froide au sein des institutions de sécurité nationale du gouvernement états-unien quant à la préparation militaire et économique de la nation. Michael J. Hogan, A Cross of Iron, op. cit., pp. 119-314. Il demeure cependant un fait avéré que la mondialisation économique n’est que depuis peu considérée comme un « problème sécuritaire » par la gouvernementalité étatique des États-Unis. Richard Higgott, « us Foreign Economic Policy and the Securitisation of Globalisation », International Politics, vol. 41, no 2, été 2004, pp. 147-175.
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[59]
Thomas P.M. Barnett, The Pentagon’s New Map, op. cit., p. 26.
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[60]
Mark Rupert, Producing Hegemony. The Politics of Mass Production and American Global Power, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.
-
[61]
Thomas P.M. Barnett, The Pentagon’s New Map, op. cit., p. 8.
-
[62]
Ibid., p. 310.
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[63]
Ibid., p. 369-370.
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[64]
Matthew Sparke, In the Space of Theory, op. cit., p. 280.
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[65]
ssn, p. 1.
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[66]
Ibid., p. 17.
-
[67]
Ibid., p. 22.
-
[68]
Latha Varadarajan, « Constructivism, Identity and Neoliberal (In)security », Review of International Studies, vol. 30, no 3, juillet 2004, p. 329.
-
[69]
Matthew Sparke, In Space of Theory, op. cit., p. 311.
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[70]
Ibid., p. 281.
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[71]
Ce qu’on comprend ici comme la cartographie impériale est associée au discours néoconservateur très influent dans le débat politique états-unien et auprès de l’administration Bush en particulier. Il n’y a pas lieu ici, pour des raisons d’espace, de discuter la question de savoir si les États-Unis sont un empire ou non, ce que Barnett rejette catégoriquement, mais nous retenons néanmoins l’appellation impériale pour désigner la cartographie associée à la vision plus réaliste agressive et nationaliste des néoconservateurs, surtout qu’eux-mêmes acceptent l’idée impériale. Cette représentation de la conduite de la sécurité nationale des États-Unis comme étant impériale a notamment été renforcée par la doctrine militaire de préemption/prévention, laquelle procure, selon plusieurs, aux États-Unis une force de dissuasion plus importante que la force de dissuasion traditionnelle pour contraindre les États voyous à agir selon leur bon vouloir, car il y aura toujours la crainte d’une possible intervention. Pour une discussion approfondie de l’articulation discursive d’un nouvel empire/renouveau impérialiste (ou d’un « néo-impérialisme ») états-unien dans le discours néoconservateur de la politique étrangère de la première administration de George W. Bush avec la « guerre contre le terrorisme », nous renvoyons les lecteurs à notre article « Une lecture critique du discours néoconservateur du nouvel impérialisme: La lutte globale contre le terrorisme comme Pax Americana », Études internationales, vol. 36, n° 4, décembre 2005, pp. 469-500.
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[72]
Il est vrai que la smn de 2004 mentionne dès ses débuts qu’« [i]l existe un ‘arc d’instabilité’ qui s’étend de l’Hémisphère occidental, en passant par l’Afrique et le Moyen-Orient pour atteindre l’Asie. Il y a des zones dans cet arc qui servent de foyers d’alimentation pour les menaces à nos intérêts », smn, p. 5.
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[73]
Michael J. Hogan, A Cross of Iron, pp. 465 et 474.
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[74]
Simon Dalby, « The Pentagon’s New Imperial Cartography. Tabloid Realism and the War on Terror », dans Derek Gregory et Allan Pred (dir.), Spaces of Terror, Londres, Routledge, 2006 (texte rendu disponible par l’auteur).
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[75]
Matthew Sparke, In the Space of Theory, op. cit., p. 283.
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[76]
James Der Derian, « Decoding the National Security Strategy of the United States of America »,Boundary 2, vol. 30, no 3, 2003, p. 20.
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[77]
David Campbell, dans Jim George, « Understanding International Relations After the Cold War. Probing Beyond the Realist Legacy », in Michael J. Shapiro et Hayward R. Alker (dir.), op. cit., p. 65.
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[78]
Dans le rapport de la Commission du 11 septembre, il est écrit : « En ce sens, le 11 septembre nous a enseigné que le terrorisme visant des intérêts états-uniens “là-bas” devrait être perçu comme le terrorisme visant l’Amérique ‘ici’ est perçu. Dans ce même sens, le territoire national états-unien devient la planète ». The National Commission on Terrorist Attacks Upon the United States (aussi connue comme la Commission on 9-11), Gouvernement des États-Unis, The 9/11 Commission Report. Final Report of the National Commission on Terrorist Attacks Upon the United States, Washington, dc, 2004, p. 362.
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[79]
Michael Adas, Dominance by Design. Technological Imperatives and America’s Civilizing Mission, Cambridge, ma, The Belknap Press of Harvard University Press, 2006, p. 6.