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Dans l’optique de ce numéro thématique consacré aux défis de la politique étrangère du Canada depuis le 11 septembre 2001, nous souhaitons examiner l’état du programme canadien d’aide publique au développement (apd) depuis la fin de la guerre froide pour spéculer sur son avenir. Plus particulièrement, nous mettrons l’accent sur l’influence de certains facteurs exogènes sur les différents niveaux d’aide extérieure fournie par le Canada et leurs effets probables dans un avenir rapproché, notamment à la lumière du plan pour le développement africain entrepris par le gouvernement de Jean Chrétien et de la « sécurisation » de la politique internationale. Pour ce faire, nous procéderons en deux temps. D’abord, nous considérerons quelques facteurs qui ont déterminé les niveaux d’aide publique au développement (apd) aux pays en voie de développement durant la période de 1991 à 1998. Ceci dit, nous n’entendons pas analyser ici les raisons pour lesquelles les budgets d’aide extérieure ont été réduits – l’apogée et le périgée de l’apd[1] – dans les années 1990 ou, encore, explorer le rôle accru des ong et autres acteurs de la société civile dans l’ère du « nouveau partenariat ». Nous nous concentrerons à décrire la distribution statistique de l’apd canadienne depuis le début des années 1990 afin de discerner les éléments récurrents qui pourraient nous éclairer sur les tendances futures.

Ensuite, suivant les conclusions de la première analyse et de façon purement spéculative, nous formulerons quelques hypothèses quant aux récentes initiatives canadiennes en Afrique et, plus spécifiquement, sur le Nouveau partenariat économique pour le développement de l’Afrique (nepad). Ce plan ambitieux a été un point névralgique des négociations lors de la rencontre du G8 à Kananaskis en juin 2002. Or, après une décennie de réduction de l’apd, le gouvernement Chrétien a promis un montant additionnel de 500 millions de dollars qui serait distribué, en grande partie, sur le continent africain. Plusieurs questions semblent être pertinentes en regard de cette « nouvelle » politique et, conséquemment, déterminent dans une large mesure les prochains défis de la politique étrangère canadienne pour les quelques années à venir. Par exemple, considérant les objectifs statués par le programme d’aide extérieure du Canada, comment les événements politiques en Afrique affecteront-ils cet engagement ? Est-ce que ce nouvel intérêt pour l’Afrique redressera le problème endémique de la politique de l’apd canadienne, souvent décrite comme étant « très large, mais sans profondeur » (a mile wide [but] an inch thick[2]) ? Ces quelques interrogations et certaines autres seront discutées dans la section finale de ce texte.

I – Problématique

En règle générale, les Canadiens se perçoivent avec fierté et droiture sur la scène internationale; parfois avec raison mais souvent, en appréciant la réalité, à la grande mystification des politologues. En effet, dans une étude relativement récente, 86 % des Canadiens recensés croyaient que l’opinion internationale envers le Canada était, soit « très » (44 %) ou « raisonnablement » (42 %) positive[3]. De l’avis des répondants, ces résultats sont attribuables à deux aspects positifs de la politique étrangère canadienne : c’est-à-dire la participation aux missions de maintien de la paix (39 %) et une aide étrangère généreuse (13 %)[4]. Concernant les domaines de la sécurité et de la défense, 80 % avaient une attitude positive face aux forces militaires (30 % avaient une attitude « très » et 50 % « raisonnablement » positive) et 84 % affirmaient que le Canada avait besoin d’une organisation de défense nationale[5]. Indubitablement, ces résultats font fi de la réalité. Durant la même période où fut réalisé ce sondage, le budget canadien alloué à la défense déclinait de 25 % et les effectifs de 30 % tandis que le tempo opérationnel de nos engagements militaires augmentaient significativement[6]. En outre, le Canada se retrouve presque au 30e rang des pays contribuant aux opérations de « casques bleus » selon la liste du Département des opérations de maintien de la paix[7].

Toutefois, les conclusions du sondage les plus notables concernent plutôt la question des dépenses canadiennes en matière d’aide publique au développement (apd). Toujours en vertu de l’étude mentionnée précédemment, 82 % des répondants estimaient qu’il était important de fournir une aide aux populations des pays défavorisés et 74 % jugeaient que les sommes accordées à l’aide extérieure devaient demeurer les mêmes (51 %) ou augmenter (23 %)[8]. Dans un écho similaire et plus récent, David Black et Rebecca Tiessen rapportaient que le Conseil canadien pour la coopération internationale avait publié les résultats du sondage Earnescliffe mai 2000, démontrant que : « 66 % des Canadiens pensaient que le gouvernement dépense ‘un montant juste’ ou ‘pas assez’ sur l’aide publique au développement, et ce pourcentage augmentait à 73 % lorsque les répondants se faisaient dire le montant réel des dépenses en matière d’aide[9] ». Autrement dit, la majorité des Canadiens entérinent cette idée selon laquelle nous sommes des acteurs importants et généreux sur la scène internationale, comme le confirme d’ailleurs Evan Potter dans son article[10]. Cependant, si nous considérons objectivement l’état de notre participation actuelle aux efforts internationaux, il apparaît évident que notre perception ne coïncide malheureusement pas avec la réalité.

Notre ambition ici n’est pas de traiter des divers aspects associés à la défense et la sécurité. De plus, comme nous l’avons indiqué dans notre introduction, nous n’essayerons pas de comprendre les raisons pour lesquelles les apd canadiennes ont périclité depuis la fin de la guerre froide. Plutôt, nous chercherons à examiner certains facteurs qui influencent les dépenses canadiennes en matière d’aide internationale. Par conséquent, cet article tentera de poser un regard lucide et impartial sur la réalité des dépenses canadiennes allouées à l’aide extérieure et, par extension, de spéculer sur les tendances et les défis futurs.

II – Analyse des influences sur la politique canadienne d’aide extérieure[11]

L’aide extérieure a généralement été étudiée dans le contexte de trois des principaux paradigmes adoptés en relations internationales; c’est-à-dire, en fonction des prémisses établies par les théories réalistes, globalistes et pluralistes[12]. Ces trois conceptions peuvent également être comprises à titre de motifs de politique étrangère qui stimulent les États à octroyer l’aide, nous permettant ainsi de distinguer entre les motivations d’ordre stratégique, économique et humanitaire. Malgré le fait que les analyses empiriques portant sur l’aide étrangère ont démontré de façon routinière l’efficacité d’un modèle multicausal où ces trois approches sont combinées afin d’expliquer l’allocation d’aide, la distinction entre elles apparaît utile dans le but de discriminer les intérêts dominants de politique internationale qui maintiennent les flux d’aide.

Selon la perspective du paradigme réaliste, les relations internationales sont guidées par les intérêts géostratégiques des États. Ainsi, l’assistance étrangère est perçue comme étant « inséparable des problèmes de pouvoir[13] ». On prévoit que les programmes d’aide facilitent les intérêts stratégiques des États donneurs et l’aide octroyée est considérée comme minimalement associée au développement économique ou, si nous discernons un certain effet, comme étant significative dans la mesure où elle favorise le prestige, la sécurité politico-militaire et la position économique des donneurs. Pour l’analyse de l’aide au développement, cette approche conduit à l’expectative qu’un plus grand degré d’aide sera attribué aux récipiendaires stratégiquement importants pour le donneur. Cet argument est fréquemment allégué pour expliquer le niveau disproportionné d’aide alloué par les États-Unis à Israël et à l’Égypte[14]. En outre, certaines variables indiquant les motifs stratégiques, comme le niveau de militarisation et les rapports en raison des alliances, trouvent un appui solide dans les analyses générales sur l’aide[15].

Dans l’optique de la théorie globaliste, l’aide étrangère est évaluée en fonction des présuppositions néo-marxistes au sujet du rôle insidieux de la richesse économique. Les ambitions qui sous-tendent l’aide internationale sont considérées comme reflétant le flux transnational des capitaux servant à préserver ou accroître la disparité mondiale entre les riches et les pauvres. En l’occurrence, l’aide étrangère n’est pas allouée afin de favoriser le récipiendaire ou pour réaliser des objectifs étatiques, mais plutôt pour faciliter l’exploitation économique par l’élite des pays industrialisés. À ce sujet, Robert E. Wood pense qu’une étude systémique représente un point de départ utile en vue d’analyser la distribution de l’aide extérieure[16]. Les États noyaux, en réponse aux intérêts de leurs élites financiers, utilisent leurs programmes d’aide dans le but d’exercer une influence coercitive sur la stratégie de développement des États périphériques. Ainsi, ils favorisent la création d’une économie d’exportation qui empêche les pays en voie de développement de constituer de « vrais stratégies intérieures et autarciques[17] » et encourage la dépendance économique des récipiendaires envers les donneurs.

En regard de l’analyse empirique de l’aide, cette approche nous incite à penser que l’allocation est disproportionnellement dirigée vers les partenaires commerciaux qu’exploitent économiquement les donneurs d’aide. Nous pouvons également anticiper une association significative entre l’aide et le développement industriel d’une part, et la production de matières premières des pays en voie de développement d’autre part. Précisément, les variables reflétant les échanges commerciaux entre les récipiendaires et les donneurs sont utilisées dans les analyses des dépenses et des engagements d’aide bilatérale[18]. Toutefois, les niveaux de corrélation entre les États récipiendaires et leurs niveaux d’exportation, d’importation et de l’ensemble de leurs activités économiques varient considérablement d’une étude à l’autre. Nous percevons conséquemment une grande variation dans les résultats de ces études et aucune conclusion définitive ne semble être possible en ce qui a trait à l’aide économique transnationale.

Finalement, le paradigme pluraliste conteste les suppositions et les préceptes des théories réalistes et néo-marxistes en proposant une vision plus positive des raisons qui motivent les individus et des acteurs étatiques à s’investir dans le processus d’attribution d’aide étrangère. Selon les tenants du pluralisme, l’aide est principalement encouragée par souci humanitaire envers les populations défavorisées des États récipiendaires. Les intérêts des donneurs ne sont pas absents, mais ils semblent secondaires en comparaison des préoccupations humanitaires transnationales. Ces quelques éléments ont permis de remettre en cause la pensée dominante selon laquelle l’aide étrangère sert exclusivement de véhicule à la promotion des intérêts égoïstes des donneurs en faisant abstraction des besoins de développement des populations récipiendaires[19]. Les valeurs qui sont affiliées au bien-être social et aux besoins humanitaires des populations récipiendaires fournissent une justification aux politiques d’aide. En outre, les variables reflétant la richesse ou les besoins des États sont utilisées dans la majorité des modèles des processus décisionnels d’allocation de l’aide étrangère, les indicateurs du niveau de besoin étant le pnb ou le pib par habitant[20]. Les mesures représentant la richesse totale des pays récipiendaires ainsi que leurs besoins, tel le pnb par habitant, ont constamment démontré une corrélation claire et substantielle avec le niveau d’aide, tandis que d’autres mesures des besoins humanitaires, comme l’espérance de vie ou la consommation de calories n’ont pas produit les corrélations escomptées.

Une description de l’aide publique au développement international (apd) canadienne suivant l’une ou les approches mentionnées ci-haut nous permet de formuler trois observations. Premièrement, en dépit du fait que les considérations stratégiques (selon la conception réaliste) ont encouragé les politiques américaine, britannique et française d’allocation d’aide – ce qui n’est guère surprenant en regard de leur statut de grande puissance et l’étendue mondiale de leurs intérêts – il est difficile d’attribuer ces mêmes motivations au Canada[21]. Un modèle empirique de l’apd canadienne, fondé à partir des prémisses réalistes, ne produirait vraisemblablement aucun résultat significatif.

Deuxièmement, une observation similaire peut être établie sous l’éclairage de l’approche globaliste. Le commerce canadien étant presque exclusivement concentré aux États-Unis – environ 85 % – il est utopique d’affirmer que les 15 % subsistants seraient dirigés essentiellement à maintenir une balance de paiement asymétrique avec les pays en voie de développement, d’autant plus qu’une large proportion de ces 15 % est dirigée vers le Japon et l’Europe de l’Ouest. De fait, la part du commerce international canadien allant aux pays en voie de développement ne représente qu’environ 0,1 % – un dixième de 1 % – de l’enveloppe globale du commerce canadien[22]. Conséquemment, nous ne pourrons probablement pas soutenir de façon pragmatique la thèse selon laquelle la politique d’apd canadienne aurait pour objectif de maintenir la relation d’exploitation et de dépendance économique et de part de marché dans les États « périphériques » en voie de développement.

Finalement, il est notable de constater que les dépenses canadiennes en terme d’apd ont suivi une pente décroissante depuis la fin de la guerre froide. Effectivement, les dépenses en aide extérieure ont atteint récemment un sommet en 1986-1987, reflétant environ 0,5 % du pnb, pour ensuite péricliter, représentant maintenant environ 0,3 % du pnb[23]. Ceci, malgré le fait que l’Agence canadienne de développement international (acdi) publia en 1987 un « livre blanc » au sujet des engagements du Canada en aide internationale, intitulé Partageons notre avenir : l’assistance canadienne au développement international, stipulant que : « l’objectif du gouvernement est d’augmenter graduellement le ratio apd/pnb, débutant en 1991-1992, à 0,6 % en 1995 et à 0,7 % en 2000[24] ». Il faut garder à l’esprit que la cible visée par l’onu est de 0,7 % du pnb pour les pays riches.

En somme, nos contributions financières en apd déclinent, mais, en termes de « présence internationale », l’acdi et certaines autres agences du gouvernement canadien sont actives dans la majeure partie du globe. Selon le site internet de l’acdi, ce dernier « appuie des projets dans plus de 150 pays autour du globe ». Si l’onu compte exactement 191 membres et que nous négligeons les 27 pays les plus riches de l’ocde[25] alors, géographiquement, la distribution des apd canadiennes se répartit approximativement selon la figure 1.

Figure 1

Distribution géographique de l’aide au développement international du Canada en 1995-1996

Distribution géographique de l’aide au développement international du Canada en 1995-1996
Source : Gerald Schmitz, Aid to Developing Countries, Government of Canada, 79-16e Parliamentary Research Branch, 1997, http://dsp-psd.pwgsc.gc.ca/dsp-psd/Pilot/Lopbdp/cir/7916-e.htm

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III – Analyse empirique de l’aide étrangère canadienne depuis 1991 : variables, données et méthode

Dans le cadre de cette section, nous cherchons à cerner une seule problématique : à qui la Couronne octroie l’apd et quels sont les facteurs exogènes qui influencent ce choix ? Quelques hypothèses peuvent être vérifiées lorsque nous évaluons l’impact de certains facteurs endogènes et exogènes à l’attribution des apd canadiennes. Ainsi, notre variable dépendante se définit comme étant le niveau d’aide publique au développement accordée aux pays en voie de développement durant la période post-guerre froide.

Mesurer les dépenses d’aide extérieure n’est pas aussi aisé qu’il puisse sembler à première vue. En ce qui concerne le Canada, plusieurs agences gouvernementales participent activement dans l’allocation d’aide extérieure : l’Agence canadienne de développement international, l’acdi, est le principal organisme de distribution, administrant environ les deux tiers de l’apd canadienne. Le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (maeci) gère certains projets – notamment en ce qui a trait aux droits de la personne et aux programmes en Europe de l’Est – et le ministère des Finances du Canada demeure également un acteur actif au sein des programmes canadiens d’aide, responsable généralement pour la participation canadienne aux institutions financières internationales, tels la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, etc.[26]. Les chercheurs intéressés à compiler les données concernant les apd s’avèrent toujours surpris par les différents résultats rapportés par l’acdi, Statistique Canada et le Comité pour l’aide au développement (cad) de l’Organisation pour la coopération et le développement économique (ocde). Les données recueillies aux fins de cette étude proviennent de l’ocde qui, théoriquement, est la meilleure source disponible puisqu’elle publie les données que les différents gouvernements compilent selon des règles uniformes[27].

Les variables indépendantes délimitées dans le cadre de cette analyse ont pour objectif principal d’explorer certains facteurs influant sur les niveaux d’apd à travers un continuum temporel. Ces relations causales peuvent être attribuables à des caractéristiques intrinsèques aux pays récipiendaires eux-mêmes. Ainsi, nous avons défini trois hypothèses qui évaluent comment certaines caractéristiques des États récipiendaires peuvent agir positivement – ou négativement – sur le niveau d’apd octroyé par le gouvernement canadien. Une quatrième hypothèse se concentre sur l’impact de la couverture médiatique internationale comme mécanisme qui relie les caractéristiques des États récipiendaires aux choix décisionnels des États donneurs.

La première série de facteurs est tirée de l’approche pluraliste, mentionnée précédemment, suggérant que l’apd soit dirigée vers les plus démunis. Cette « motivation humanitaire » s’avère logique et aisément compréhensible et nous permet de proposer une première hypothèse : considérant les limites budgétaires des enveloppes allouées à l’aide extérieure, la population canadienne, par le biais du gouvernement, transférera l’argent aux États les plus nécessiteux; inversement, plus l’État récipiendaire est riche, moins les dépenses en apd seront importantes. Afin de vérifier cette thèse, nous avons rassemblé les données sur le pnb par habitant – mesure généralement utilisée pour estimer la richesse nationale – suivant la nouvelle version 6,0 du Penn World Tables qui couvrent la majorité des pays entre 1950-1998[28].

Une seconde série de facteurs pouvant affecter le niveau d’apd canadienne est, théoriquement, la présence de liens internationaux entre le Canada et les autres États. Par exemple, les analyses sur les dépenses d’apd de la France démontrent que l’attribution d’aide extérieure est majoritairement dirigée vers ses anciennes colonies africaines[29]. En outre, l’aide extérieure américaine et britannique est également distribuée en fonction de certaines considérations géostratégiques comme les alliances[30]. Conséquemment, la question pertinente est de savoir quels sont les liens qu’entretiennent le Canada, étant donné qu’il n’a jamais possédé de colonies ; qu’est-ce qui influence la répartition de l’aide extérieure ? Est-il plausible que la politique étrangère canadienne soit dominée par des considérations de sécurité nationale, de la même façon qu’elles commandent l’aide américaine au Moyen-Orient ou l’aide japonaise en Asie par exemple ? Certaines études récentes, notamment celle de Jean-Philippe Thérien, démontrent que la concession d’apd canadienne suit la logique de la participation canadienne à certaines organisations internationales comme le Commonwealth et la Francophonie[31]. Ainsi, nous avons considéré l’influence de deux variables indépendantes afin de confirmer l’hypothèse selon laquelle, toutes choses étant égales par ailleurs, le Canada est plus enclin à fournir une aide aux pays qui sont membres du Commonwealth et/ou de la Francophonie.

Un troisième facteur associé à la nature intrinsèque des États récipiendaires qui pourrait influencer le niveau d’aide canadienne est le degré de « bonne gouvernance » de ceux-ci. En effet, l’un des piliers de la politique étrangère canadienne est la « projection des valeurs canadiennes » à l’extérieur, notamment « […] notre attachement pour la tolérance ; à la démocratie, à l’équité et aux droits de la personne […] » tel que l’affirme le « livre blanc » sur la politique étrangère canadienne, intitulé Le Canada dans le monde[32]. Une telle position est, sans contredit, moralement légitime et peut être logiquement valide puisque la bonne performance des gouvernements des États récipiendaires augmente la probabilité que les taxes des contribuables canadiens soient administrées judicieusement. Inversement, plus le gouvernement de l’État récipiendaire est autoritaire, plus grande est la probabilité que l’aide internationale envoyée par les contribuables canadiens ne soit pas utilisée de façon judicieuse.

Afin d’évaluer cette proposition, nous avons opérationnalisé la « bonne gouvernance » en utilisant l’index des libertés politiques (Political Freedom Index) de l’organisme Freedom House qui publie annuellement une estimation de la liberté politique et assigne à chaque État l’une des trois catégories (« libre », « partiellement libre » et « non libre ») basées sur une combinaison de 24 éléments de droits politiques et de liberté civile[33]. Cette organisation est bien connue et les données présentées par la Freedom House sont fort employées au sein des analyses empiriques. L’hypothèse particulière que nous proposons ici peut se définir comme suit : plus grande est le niveau de liberté politique (c’est-à-dire, « démocratie » ou « bonne gouvernance ») plus grande serait l’attribution d’apd puisque cette valeur constitue l’une des parties intégrales de la politique étrangère canadienne.

Finalement, le dernier facteur que nous désirons évaluer tente de considérer la pertinence d’une association entre certaines caractéristiques exogènes (il faut entendre ici extérieures au Canada) et le processus décisionnel canadien qui distribue l’aide extérieure. Manifestement, les ambassades, consulats et missions canadiennes à l’étranger sont l’une des sources primaires à partir desquelles Ottawa oriente ses choix en allocation d’aide. Cependant, la population générale n’a pas accès à ces rapports et documents et nous devons donc considérer une autre source pouvant lier les événements internationaux à la politique intérieure – le public, les législateurs, les ong et les membres de la « société civile » – ayant une influence périphérique sur les décideurs bureaucratiques : les médias de l’information nous semblent être une option appropriée.

Nous avons démontré, dans des analyses précédentes, une relation positive entre les couvertures médiatiques et ses effets sur la bureaucratie responsable de l’aide extérieure[34]. L’argument soutenant l’affiliation des médias de l’information et de la « réaction bureaucratique » se fonde sur la contribution empirique et conceptuelle du modèle de « principal-agent ». Dans sa forme la plus simplifiée, la réaction aux médias de l’information est un raffinement modeste de la théorie de principal-agent, stipulant que les médias pourvoient une référence commune aux principaux (les élus) et aux agents (bureaucrates) afin de juger les besoins et les exigences provenant de l’arène de la politique intérieure. Les bureaucrates et les bureaucraties accordent une attention particulière aux médias de l’information puisqu’ils sont conscients qu’à défaut de répondre aux requêtes de l’électorat, ils s’attireront les critiques intérieures, principalement par le biais des médias, légitimant ainsi un contrôle accru et non désiré de la part des élus. Les élus, suite à une insatisfaction publique suffisante, trouveront politiquement justifiable d’engager la machine gouvernementale dans un processus de supervision. La bureaucratie ne pourra pas échapper à ces procédures sans subir des dommages politiques importants qui affecteront nécessairement sa position dans la compétition incessante des ressources limitées de l’État[35].

Ceci dit, nous opérationnalisons et mesurons les effets de la couverture médiatique sur les niveaux d’aide publique au développement international en considérant l’importance de la couverture internationale des États récipiendaires dans le Globe and Mail. Autrement dit, en considérant seulement l’intérêt médiatique des pays étrangers dans le Globe and Mail, nous pouvons évaluer sommairement l’hypothèse selon laquelle plus grande est la couverture médiatique des États, plus grande est l’importance de cet État pour les décideurs politiques. À cette fin, nous avons consulté l’index sur cd-rom du quotidien Globe and Mail pour les années 1991 à 1998 (inclusivement) afin de recenser le nombre total de reportages sur chaque État récipiendaire, en excluant les nouvelles sportives ainsi que les spéciaux touristiques.

Inexorablement, un pays pouvant faire la une pour les « mauvaises » raisons, nous avons donc raffiné nos mesures par une forme simple d’analyse de contenu dans le but de nuancer les effets de la couverture médiatique sur le niveau d’apd. Ainsi, les résultats préliminaires ont été divisés en quatre catégories exclusives pour représenter la gamme des contenus médiatiques : troubles internes ; reportage négatif ; besoin humanitaire et la catégorie résiduelle « neutre ». La première de ces catégories, soit les « troubles internes », fut opérationnalisée en fonction des reportages dont l’accent étaient mis sur les grèves massives, les émeutes et les activités insurrectionnelles. Cette dernière variable nous apparaît particulièrement pertinente en relation avec notre modèle. En effet, certaines études sur l’aide étrangère américaine ont démontré que Washington est généralement prompt à accorder une aide aux gouvernements favorables à ses intérêts et où les activités insurrectionnelles sont significatives[36].

La seconde catégorie, soit « reportage négatif », tient compte des articles dépeignant les gouvernements étrangers comme étant antidémocratiques, par exemple, l’arrestation de journalistes ou de dirigeants de l’opposition, la fermeture de journaux ou encore l’annulation des élections. Cette variable devrait théoriquement être affiliée au pilier de la politique extérieure canadienne selon laquelle Ottawa entend favoriser les valeurs démocratiques à l’étranger. Ainsi, hypothétiquement, plus la couverture médiatique s’avère négative, moins le Canada devrait dépenser en matière d’apd pour ce pays dans la mesure où celui-ci ne coïncide pas avec les « valeurs canadiennes ». La troisième catégorie, c’est-à-dire le « besoin humanitaire », correspond aux reportages sur les désastres naturels et les urgences humanitaires. Simplement, plus le nombre de reportages associés aux besoins humanitaires d’un État particulier est important, plus le Canada sera enclin à pourvoir celui-ci en apd. La dernière catégorie a pour objet de rassembler les reportages à vocation neutre ; elle est ainsi un ensemble résiduel.

Le choix de mesurer ces variables à partir des articles du Globe and Mail est étayé par deux facteurs. D’une part, les données étaient relativement faciles à rassembler. D’autre part, le Globe and Mail est considéré comme l’un des seuls hebdomadaires réellement « national » disponible au Canada. Ce choix est fondé à partir des études longitudinales importantes des Professeurs Burton, Soderlund et Keenleyside établissant que, durant la période 1991 à 1998, le Globe and Mail est habituellement estimé comme produisant les meilleures couvertures des événements internationaux[37]. De plus, la liaison causale qui sous-tend notre analyse stipule que les dirigeants et bureaucrates canadiens sont influencés par la présence de certaines questions internationales dans les médias. Or, l’étude de Denis Stairs atteste que les dirigeants d’Ottawa lisent en fait le Globe and Mail[38]. Ceci étant dit, nous sommes parfaitement conscients que seul un examen comparatif détaillé et une analyse de contenu des plus importants médias anglophones et francophones (par exemple, La Presse), incluant aussi la cbc et le réseau télévisé de Radio-Canada, pourraient permettre de formuler des conclusions définitives en ce qui a trait aux similarités et aux distinctions dans les types de couvertures médiatiques sur les récipiendaires d’aide étrangère.

Nonobstant cette observation, le modèle général étudié ici peut être formalisé de la façon suivante :

apd canadienne = ƒ (ß1 Richesse nationale + ß2, 3 Membre d’une organisation internationale + ß4, 5 Liberté politique + ß6, 7, 8, 9 Couverture médiatique) + ∈

IV – Analyse des données

Notre première évaluation de la seconde hypothèse, c’est-à-dire que le Canada répond, en quelque sorte, à ses obligations comme membre d’une organisation internationale en fournissant de l’aide publique au développement international, prend la forme d’un simple tableau descriptif. Le tableau 1 nous présente une liste des États membres du Commonwealth ou de la Francophonie, et compare l’apd que ces États reçoivent aux États non-membres du Commonwealth ou de la Francophonie.

Tableau 1

Comparaison de l’aide canadienne au développement international 1991-1998 (en millions $)

Comparaison de l’aide canadienne au développement international 1991-1998 (en millions $)

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Il est intéressant de remarquer que les pays membres du Commonwealth ont reçu, entre 1991 et 1998, en moyenne 1,21 million de dollars de plus que les États de la Francophonie et 2,27 millions de dollars de plus que les États qui ne font pas partie de l’une ou l’autre de ces organisations. En seconde place, les membres de la Francophonie ont obtenu 1,06 million de dollars de plus en moyenne, entre 1991-1998, que les États qui ne sont pas membres de ces organisations. Nous constatons en outre que cette tendance semble s’éclipser au fil des années 1990 ; en effet, à partir de 1998 aucune différence statistique n’apparaît justifier la disparité dans l’allocation d’aide étrangère basée sur la participation à ces organisations internationales. Ainsi, certains récipiendaires importants, comme la Chine et l’Indonésie, ne sont pas membres du Commonwealth ou de la Francophonie. Incidemment, les dix plus importantes enveloppes d’aide étrangère pour la période à l’étude, sont représentées dans le tableau 2.

Tableau 2

Les dix plus grandes enveloppes d’aide canadienne et les pays récipiendaires, 1991-1998

Les dix plus grandes enveloppes d’aide canadienne et les pays récipiendaires, 1991-1998

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Les résultats de l’analyse statistique complète sont exposés dans le tableau 3. Ce modèle reproduit les résultats d’une analyse de série chronologique qui évalue le modèle général présenté à la page précédente. Celui-ci apparaît être correctement spécifié en vertu des tests diagnostiques employés et l’analyse fut corrigée en fonction du processus AR-1 utilisant un diagnostic standard pour l’autocorrélation des résiduels. Le graphique de la fonction de la corrélation autorégressive partielle (fcap) est illustré à la figure 2, qui devrait consolider la conclusion selon laquelle notre estimation est exacte.

Tableau 3

Série chronologique de l’aide canadienne au développement international, 1991-1998

Série chronologique de l’aide canadienne au développement international, 1991-1998

Note : Les chiffres sont en millions $ us

[39]

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Figure 2

Coefficient d’autocorrélation partiel du modèle

Coefficient d’autocorrélation partiel du modèle

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Les coefficients rapportés par le tableau 3 représentent les effets marginaux de chacune des variables sur le niveau d’apd canadiennes. Étant donné que l’ocde compile ses données en millions de dollars us, c’est de cette façon qu’il faut lire les coefficients. Il est immédiatement manifeste que tous les coefficients ne vont pas dans la direction espérée. De surcroît, trois ne sont pas significatifs statistiquement, même au niveau du p < 0,1. Toutefois, certains résultats notables nous permettent de considérer quelques aspects théoriques de notre discussion précédente et pourraient avoir un impact sur la direction future de la politique d’aide étrangère canadienne.

La première hypothèse est clairement étayée par nos résultats : nous dénotons une relation négative (telle que prédite) statistiquement significative entre la richesse nationale et les niveaux d’aide publique au développement international. Afin de fournir une idée de la portée de cette relation, nous pouvons affirmer que l’augmentation de mille dollars du pnb par habitant d’une nation récipiendaire équivaut à une diminution de 800 000 $ en termes d’apd. Nous n’avons pas procédé à un test de non linéarité, donc nous ne savons pas encore si certaines limites peuvent s’appliquer. Le cas échéant, il serait intéressant d’explorer cette possibilité au sein d’analyses futures de ce projet. Peu importe, nous pouvons énoncer avec assurance que plus fortuné est un pays, moins d’apd canadienne il recevra, et vice versa.

La deuxième série d’hypothèses stipulait qu’en vertu de la participation et des engagements canadiens aux organisations internationales, les membres du Commonwealth et de la Francophonie devraient bénéficier d’un niveau plus élevé d’apd canadienne. Il est intéressant de constater que cette hypothèse est significative pour les membres du Commonwealth (toutes choses étant égales par ailleurs, ceux-ci obtiennent 4,25 millions de dollars de plus que les États non membres) mais non pour les participants à la Francophonie puisque, en dépit d’un coefficient positif, les résultats ne sont pas significatifs. En définitive, il est rentable de joindre le Commonwealth !

Notre troisième série d’hypothèses s’attardait aux effets de la « bonne gouvernance » sur les niveaux d’apd canadienne. Ici, les résultats sont surprenants et contraires à la direction prédite. Puisque la valeur par défaut utilisée dans l’analyse statistique était la variable « politiquement non libre », le coefficient négatif sur la valeur « politiquement libre » est grandement étonnante. Nous avons vérifié par deux fois les entrées de données et aucune erreur ne semble fausser les résultats : par conséquent, pour une raison inconnue, le Canada alloue moins d’apd aux États libres politiquement qu’aux nations aux prises avec des gouvernements autoritaires. Une explication plausible, mais purement spéculative à ce stade de notre recherche, serait que la majorité de l’aide extérieure, soit 80 %, est dirigée vers l’Afrique et l’Asie (voir figure 1), continents dont une large proportion des États joignent les catégories « partiellement libre » et « non libre ». En outre, suivant le tableau 2 représentant les dix plus importantes enveloppes d’aide étrangère pour la période à l’étude : le Bangladesh a toujours été évalué comme un État « partiellement libre », tandis que la Chine et l’Égypte sont demeurées des pays « non libres ». En dernière analyse, malgré le fait que l’un des piliers de la politique étrangère canadienne demeure, en théorie, la promotion des droits de l’homme et de la démocratie, cette ambition ne se reflète pas dans une analyse statistique des États qui reçoivent, en pratique, les apd canadiennes. De plus, la Chine apparaît quatre fois dans la liste des dix récipiendaires recueillant le plus d’aide, alors qu’elle est considérée comme l’un des douze régimes les plus répressifs selon l’organisme Freedom House[40].

Finalement, les résultats de la variable de la couverture médiatique s’avèrent également intéressants. Le premier coefficient, soit la couverture totale du Globe and Mail, est dans la direction escomptée et très significative statistiquement. Sommairement, à partir de l’amplitude du coefficient (0,0215), nous pouvons affirmer que, toutes choses étant égales par ailleurs, chaque reportage apparaissant dans le Globe and Mail est en corrélation approximative avec une augmentation de 21 500 $ us de l’aide étrangère ; il faut toutefois garder à l’esprit que c’est une interprétation hâtive. Les autres variables représentant le contenu de la couverture médiatique sont également à considérer. La variable « trouble interne » est associée négativement à l’apd et est significative au niveau p < 0,1. Ainsi, il semble patent que le Canada demeure réticent à investir dans les pays où les régimes sont instables ; chaque reportage dépeignant une situation de « trouble interne » équivaut à une diminution de l’aide de près de 1 million de dollars[41]. Quant aux reportages mettant l’accent sur les besoins humanitaires des récipiendaires, ils sont, tel qu’escompté, en relation positive avec l’allocation supplémentaire d’apd, les résultats étant statistiquement significatifs au niveau p < 0,5. En définitive, il nous apparaît probant que la couverture médiatique, en soi et divisée en fonction d’une analyse de contenu, influence les niveaux d’apd. Les désastres humanitaires encouragent l’octroi d’aide canadienne tandis que les troubles politiques semblent la réduire.

V – Discussion des résultats relativement aux perspectives futures

Il nous semble approprié de considérer les résultats de notre analyse empirique sous l’éclairage des tendances actuelles, surtout en vertu de la nouvelle réalité internationale suivant les événements du 11 septembre 2001. Par exemple, tel que discuté dans d’autres articles de ce numéro spécial[42], la réponse canadienne aux attaques terroristes du 11 septembre 2001 a été essentiellement de nature bilatérale et à forte teneur « sécuritaire ». Aussi, quoique le budget fédéral de décembre 2001 accroisse manifestement les dépenses gouvernementales dans de multiples domaines, incluant l’aide étrangère, il ne semble pourtant pas y avoir beaucoup de valeur ajoutée à cette mesure. Pareillement, l’augmentation des dépenses de l’ordre de 1,14 milliard de dollars en matière de défense est attribuable, en grande partie, au financement de l’Opération Apollo, la contribution canadienne aux opérations en Afghanistan.

Un défi notable pour la politique étrangère canadienne est le dévoilement, en juin 2002, du « plan d’action pour l’Afrique » du G8 afin d’épauler le nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (initialement appelé la Nouvelle initiative pour l’Afrique), connu sous l’acronyme anglais nepad. Le plan du nepad fut originellement articulé séparément par trois présidents africains – Abdoulayé Wade du Sénégal, Olusegun Obasanjo du Nigeria et Thabo Mbeki de l’Afrique du Sud – à l’intérieur de documents faisant appel à une nouvelle relation entre les pays donateurs et les États africains. Au fondement de ces plans étaient l’articulation de la notion, jusqu’à présent taboue, que l’aide traditionnelle n’aidait guère l’Afrique. Conséquemment, un nouveau paradigme, basé principalement sur les investissements privés et sur une plus grande intervention dans certains domaines comme le capital social, la santé et l’éducation, s’avérait impératif pour l’avenir de ce continent[43]. Ces différents plans furent présentés à l’intérieur de divers forums au tournant du millénaire et à la rencontre du Forum économique mondial en 2001. Les présidents africains, ainsi que les architectes de ces plans furent ensuite invités à exposer ceux-ci à la rencontre 2001 du G7/G8 à Gênes. La présentation fut un tel succès que les pays membres du G8 sollicitèrent l’Organisation pour l’unité africaine afin que celle-ci propose une « stratégie africaine pour le développement » à laquelle les pays riches pourraient participer. Ce projet fut réalisé en juillet 2001 au sommet de l’oua à Lusaka, où les 53 pays africains se sont entendus sur une politique commune et ont formellement proposé un nouveau partenariat pour le développement africain. À travers le npda, les pays industrialisés sont invités à « entrer dans un partenariat basé sur des obligations et des intérêts mutuels[44] ». Selon le maeci, « les objectifs qui sous-tendent le Plan d’Action n’est ni de procurer une infusion massive des investissements ni de rediriger les projets du nepad de façon générale. Le but est de construire un nouveau partenariat qui devrait débloquer de plus grandes ressources des secteurs privé et public[45] ».

En réponse à l’initiative africaine et à la suggestion du Canada, un processus de sherpa débuta afin de préparer la réaction formelle du G7/G8 dont les prémisses ont été dévoilées en juin 2002 au somment de Kananaskis. Le Plan d’action pour l’Afrique – une initiative canadienne – s’avère ainsi la réponse du G8 au nepad et élabore les débuts d’un travail concerté entre les pays industrialisés et des partenaires africains dans le but de mettre un terme à la marginalisation économique de l’Afrique, principalement en promettant une augmentation de l’investissement en fonction de la réalisation des objectifs que les États africains se sont eux-mêmes prescrits[46].

Le processus du nepad est sans précédent puisque, comme il a déjà été mentionné, il est approuvé par les 53 États membres de l’Organisation de l’unité africaine (renommée l’Union africaine), et prévoit la participation des États africains à la gestion commune de l’apd allouée par les pays industrialisés. Conduite par un Comité de contrôle où siègent les cinq « États fondateurs » (Algérie, Égypte, Nigeria, Sénégal et l’Afrique du Sud) et un Comité de mise en application composé des représentants de quinze pays[47], le npda doit assurer à l’Afrique la gestion des éléments essentiels d’un développement durable pour le continent, à savoir :

  • la paix et la sécurité (incluant la prévention des conflits) ;

  • une meilleure gouvernance (incluant la supervision des pairs et des actions contre la corruption) ;

  • encourager la croissance économique et l’investissement privé (incluant le financement pour le développement) ;

  • éducation/connaissance et santé (incluant les technologies de l’information et de la communication).

Les États africains ont eux-mêmes énoncé les priorités et les objectifs de leur développement, tandis que le G8 a garanti un appui financier et une atténuation de leur dette afin d’atteindre ces buts. Le premier ministre Chrétien doit se voir reconnaître le mérite d’avoir maintenu le développement africain sur l’agenda du G8, ceci dans la foulée du 11 septembre qui légitimait une recrudescence et une prépondérance des questions associées à la sécurité. On se souviendra, de plus, que seulement deux jours avant la rencontre du G8, les événements se bousculèrent au Moyen-Orient et le président Bush proposa un plan pour la constitution d’un État palestinien qui, manifestement, polarisa la réflexion internationale.

Un facteur qui nous apparaît primordial dans la viabilité et la direction du nepad, dans lequel le Canada a investi beaucoup de capital politique, est la pleine participation des États-Unis à ce projet. Après consultation de diverses sources, nous croyons que l’administration Bush n’accorde pas une grande importance aux problématiques liées au développement économique, politique et social de l’Afrique pour de multiples raisons. Premièrement, la politique étrangère américaine est particulièrement préoccupée par le terrorisme international, l’extrémisme islamique et la campagne militaire en Afghanistan et dans d’autres pays associés au terrorisme et/ou aux « États voyous » comme l’Iraq. Deuxièmement, plusieurs autres priorités accaparent déjà la politique américaine sur la scène internationale, incluant la crise israélo-palestienne, les relations avec la Russie, la question de l’élargissement de l’otan, la Chine et l’Orient en général. Finalement, Washington croit probablement que l’Afrique est, en grande partie, « ingouvernable ». Les récents événements au Zimbabwe, la piètre histoire de gouvernance de certains pays africains comme le Kenya, le Malawi et le Libéria ainsi que les guerres civiles incessantes au Soudan et en République démocratique du Congo semblent confirmer l’interprétation selon laquelle la région demeure une zone de désastre pour la politique étrangère. La crise électorale au Zimbabwe découragea particulièrement les États-Unis. Effectivement, les actions de Mugabe, la timidité généralisée des membres du Commonwealth et l’attitude surprenante de plusieurs dirigeants africains (notamment Mbeki de l’Afrique du Sud) qui semblaient entériner la prise de pouvoir de Mugabe ont démontré à l’administration Bush que la question de bonne gouvernance, devant être l’un des fers de lance du nepad et soutenue par un « mécanisme de révision des pairs », sera une farce.

De surcroît, lors du Somment de l’Union africaine à Durban, la décision d’élargir la composition du Comité d’exécution afin d’inclure la Libye et le Kenya, deux États reconnus comme les moins démocratiques de l’Afrique et la première étant un ennemi de longue date des États-Unis, permet de considérer avec scepticisme la capacité du Comité de mise en application d’améliorer la gouvernance en Afrique[48].

Le second facteur important est la conclusion empirique associée aux dépenses d’apd canadiennes dans les années 1991-1998. Si le Canada a assuré à travers le nepad d’octroyer une aide additionnelle aux États démontrant un progrès en matière de gouvernance, de transparence, d’éducation des femmes et d’entreprises privées, comment celui-ci pourra-t-il balancer ce voeu pieux en regard de sa tendance naturelle à ignorer ces questions et à plutôt allouer son aide étrangère aux membres du Commonwealth ou à quelques États importants telles la Chine et l’Égypte ?

Conclusion

Le premier ministre Chrétien, lors du budget de décembre 2001, a augmenté les dépenses en termes d’aide publique au développement (principalement pour l’Afrique) de l’ordre de 500 millions de dollars canadiens et a promis une croissance des apd de 8 % par année, de façon cumulative, jusqu’à ce que le Canada ait doublé les montants alloués à l’apd. Néanmoins, si la participation canadienne au nepad veut éviter la même destinée que « l’Agenda pour la sécurité humaine » de l’ère Axworthy, trois défis majeurs, dont deux sont endogènes, devront être considérés dans les prochaines années.

En premier lieu, de façon exogène et suivant la discussion précédente, le Canada doit s’assurer que le Plan d’Action pour l’Afrique du G8, le nepad et les buts du millénaire des Nations Unies demeurent sur l’agenda de la communauté internationale, et que les espoirs d’un développement social et économique à long terme puissent être liés avec les objectifs généraux de la sécurité internationale[49]. Inexorablement, cette proposition sera difficile à accomplir à la lumière des réalités de la politique américaine : le Président américain doit répondre à des prérogatives internes et chaque prochaine année en est une d’élection. Conséquemment, sous ces conditions, la pensée longitudinale de ces questions ne s’est jamais intégrée parfaitement à la politique étrangère des États-Unis. En outre, les intérêts américains sont immédiats et pratiques : l’élimination du réseau d’Al-Qaëda et la sécurisation de ses frontières. Naturellement, les chances de succès du nepad sans un appui politique et financier provenant de Washington demeurent inquiétantes. En somme, pour le Canada, le défi sera de maintenir tangibles ces divers projets sous l’optique de facteurs qui échappent à son contrôle; cependant, étant donné que les deux prochains sommets du G8 seront tenus, respectivement, en France et au Royaume-Uni, deux pays qui appuient fortement le processus du nepad, il demeurera probablement à l’ordre du jour.

En deuxième lieu, intrinsèquement lié à l’établissement de la politique étrangère canadienne, il faudra éviter l’éparpillement de l’aide au développement ainsi que l’absence d’un ordre du jour clair et précis de la politique de l’aide canadienne. En effet, pendant la seconde moitié de l’année 2002, le ministère de la Défense nationale, le maeci et l’acdi ont eu pour mandat de réviser leurs politiques. La Défense espère, contrairement à 1994-1995, que les initiatives étrangères et de sécurité seront coordonnées. En ce qui a trait à l’acdi, celle-ci développe ses objectifs suivant les rapports de l’onu et de l’ocde sur les besoins en développement – une visite du site internet de l’acdi confirme cette constatation. De plus, les tensions fréquentes entre le maeci et l’acdi devront être mieux gérées : tandis que le maeci est intéressé par les intérêts et la position canadienne dans le monde, l’acdi est une agence dont le mandat est d’aider les populations en coopération avec les ong et les organisations internationales sans pour autant se soucier nécessairement de l’agenda personnel du ministre aux Affaires étrangères.

En dernier lieu, également associé à la constitution particulière de l’administration publique canadienne, il faudra gérer les trois agendas compétitifs sur la façon dont l’aide extérieure est distribuée en regard de l’engagement de doubler les dépenses d’aide publique au développement international pour les huit prochaines années. Le Canada a la possibilité d’avancer trois types d’impulsions différentes et parfois en conflit dans la conduite des affaires internationales, plus particulièrement en ce qui a trait à l’assistance extérieure. D’abord, le Canada fait preuve d’une impulsion multilatérale dans la mesure où elle finance des projets de développement à travers les différents forums multilatéraux. Manifestement, cette méthode est privilégiée par les pays en voie de développement pour la raison évidente que ce type d’aide n’est pas contraignant. Ensuite, il y a une impulsion bilatérale, étant la plus désirable politiquement aux yeux du Canada puisqu’elle peut être, à travers l’acdi, présente dans « plus de 150 pays mondialement » et ainsi exposer le drapeau canadien un peu partout. Enfin, une approche « troisième partenaire » où l’aide est allouée à des ong et des organisations de la société civile qui sont sur le terrain et peuvent donc être plus efficaces.

Quoique l’ambition ultime du Canada soit d’être apprécié de tous et, ce faisant, de participer à toutes ces méthodes, le risque est grand que le programme canadien d’aide publique au développement demeure trop éparpillé, a mile wide and an inch thick, paraphrasant les termes de Thérien et Lloyd[50]. Cet écueil n’est guère inédit, mais il nous apparaît clairement que certains choix devront être faits en fonction des défis présentés ci-haut afin d’y pallier.