Résumés
Résumé
La polygamie se donne souvent à lire comme un privilège réservé à une minorité d’hommes âgés. Cette image déduite des données transversales gagne à être nuancée et complétée en prenant en compte la dynamique de la pratique, telle qu’elle peut être analysée à partir d’une analyse longitudinale des pratiques matrimoniales. C’est le parti pris dans cet article. Celui-ci est fondé sur une enquête biographique réalisée dans des villages bwa du sud-est du Mali. L’accès à la polygamie, la réversibilité de la pratique et l’appariement conjugal y sont successivement examinés pour discuter de la dynamique et de l’évolution de cette institution. Loin de correspondre à une pratique sélective et un instrument de pouvoir, la polygamie apparaît, dans cette population, comme une expérience partagée par une partie importante des hommes, mais souvent à titre provisoire. La flexibilité est l’un des atouts de l’institution : elle offre des mécanismes d’ajustement à l’ensemble du système matrimonial et évite sa remise en question. Cependant, si la pratique se maintient, c’est aux prix d’un déplacement de son marché matrimonial, désormais alimenté par les femmes divorcées et veuves et déserté par les jeunes femmes. Les conditions d’un recul effectif de la polygamie semblent principalement dépendre de l’évolution de l’encadrement matrimonial des femmes, en particulier des exigences de remariage.
Abstract
Polygamy is often seen as a privilege granted to a minority of older men. This perception, based on cross-sectional data, deserves to be qualified and analysed in greater depth using longitudinal data on matrimonial practice that capture the dynamics of polygamy. This is the aim of the present article, based on an event history survey conducted in Bwa villages in south-eastern Mali. Access to polygamy, its reversibility, and mating practices are examined in succession to discuss the dynamics of this institution and its evolution among the Bwa. Far from representing a selective practice and an instrument of power, polygamy is an experience shared by a large proportion of men in this population, but often on a temporary basis. Polygamy offers flexibility, providing an adjustment mechanism for the entire matrimonial system and thereby ensuring its stability. However, the apparent stability of the practice hides a shift in the mating patterns : the marriage market of polygamy is now dominated by divorcees and widows, and deserted by younger women. It would appear that an effective decline in polygamy will depend mainly on changes in the matrimonial rules affecting women, remarriage requirements in particular.
Corps de l’article
La polygamie reste une institution solide en Afrique de l’Ouest. Selon les données statistiques les plus récentes (Tabutin et Schoumaker, 2004 ; Hertrich, 2003), elle y concerne environ quatre femmes mariées sur dix et un homme marié sur quatre. Cependant, on ne saurait parler d’une inertie de la pratique. D’une part, un recul récent s’observe dans différents pays ouest-africains, sinon à l’échelle nationale, du moins en milieu urbain. D’autre part, les indicateurs transversaux disponibles ne sont pas nécessairement adaptés pour saisir les changements à l’oeuvre. La polygamie repose sur un système matrimonial complexe qui met notamment en jeu l’entrée en union des femmes et des hommes, l’appariement conjugal et l’accès au marché matrimonial. Elle présente ainsi différentes facettes selon que l’on s’intéresse à l’accès à la pratique (proportion d’individus concernés, âge à l’accès), à sa réversibilité (rupture de la situation polygamique, retour ultérieur à la pratique) ou à l’organisation du marché matrimonial (quelles sont les femmes qui alimentent le marché des polygames, comment s’organise l’appariement). L’indicateur classique de polygamie, la proportion d’individus polygames observée à un moment donné, résulte de la combinaison de ces différents paramètres. Une même valeur de l’indicateur du moment peut correspondre à des formes très différentes de la pratique polygamique, par exemple un accès limité mais durable à la polygamie (pratique « élitiste ») ou un accès fréquent à la polygamie conjugué à une probabilité de rupture élevée (pratique plus « démocratique »). Une stabilité des indicateurs du moment peut ainsi masquer des changements de fond dans l’organisation de la pratique.
L’analyse détaillée des composantes de la dynamique polygamique nécessite l’enregistrement de biographies matrimoniales des hommes. De telles données ne sont pas fournies par les grandes enquêtes nationales, mais ont été recueillies par certaines enquêtes à petite échelle[1]. Dans cet article, nous abordons la question de la dynamique et de l’évolution de la polygamie dans une population rurale du Mali, à partir des données longitudinales d’une enquête biographique réalisée en 1988-89 et actualisée depuis tous les cinq ans, jusqu’en 2004.
La première partie fournit des données de cadrage : elle situe la pratique polygamique dans le cadre des systèmes matrimoniaux et sociaux en Afrique et décrit l’évolution de la polygamie en Afrique occidentale, et plus précisément au Mali, à partir des indicateurs transversaux classiques. Après une présentation des données et de la population étudiée en deuxième partie, nous examinons en troisième partie les caractéristiques et l’évolution de la polygamie à partir des données censitaires. Le recours aux données biographiques en quatrième et cinquième parties, permet de se dégager du tableau statique décrit par les données du moment et d’entrer dans la complexité de la pratique en distinguant l’accès à la polygamie, la stabilité de la pratique ou encore l’appariement conjugal comme autant d’angles d’approche de la dynamique et de l’évolution de cette institution. Loin de se limiter à une prérogative détenue par une minorité, la polygamie apparaît alors comme une expérience partagée par une partie importante des hommes, mais souvent à titre provisoire. Le fonctionnement de la polygamie présente une grande souplesse et cette flexibilité est l’un des atouts de l’institution : elle offre des mécanismes d’ajustement à l’ensemble du système matrimonial et évite sa remise en question. Si la pratique se maintient, elle s’appuie cependant de moins en moins sur le mariage des jeunes femmes et s’alimente principalement du remariage des femmes divorcées ou veuves. Dès lors, faut-il sans doute chercher dans l’évolution de l’encadrement matrimonial des femmes, et plus particulièrement celle des exigences de remariage, les conditions d’un recul effectif de la polygamie. La question est abordée dans la dernière partie de l’article.
La polygamie en Afrique de l’ouest
Polygamie, régime matrimonial, système social
La polygamie fonctionne comme l’un des rouages d’un régime matrimonial qui s’inscrit dans un système de rapports socialement construits entre sexes et entre générations. Cette interdépendance assure l’ancrage institutionnel de la polygamie, et est certainement l’une des principales explications de sa persistance : un recul rapide de la polygamie signifierait une profonde remise en question des cadres économiques et sociaux.
Polygamie et régime de nuptialité
La pratique polygynique repose sur la « création » d’un marché matrimonial comptant plus de femmes que d’hommes. Cet excédent, inexistant dans la situation initiale de quasi-équilibre numérique entre les sexes, est produit par deux principaux mécanismes (Pison, 1986 ; Lesthaeghe et al., 1989 ; Goldman et Pebley, 1989) : d’une part, l’entrée sur le marché matrimonial plus précoce pour les femmes que pour les hommes, d’autre part, le maintien des femmes sur le marché matrimonial. Une différence importante entre les âges au premier mariage des deux sexes et le remariage rapide et quasi-systématique des femmes veuves ou divorcées sont ainsi des caractéristiques partagées par les populations polygames africaines. L’effet de ces dispositifs est renforcé par la croissance naturelle : les générations de femmes qui entrent sur le marché matrimonial, étant plus jeunes, sont aussi plus nombreuses que celles des hommes. La cartographie de la polygamie se rapproche, dans ses grandes lignes, de celle de l’âge au mariage des femmes et de l’écart d’âge au mariage entre les sexes, distinguant aux extrêmes, d’un côté l’Afrique de l’Ouest où la polygamie est la plus fréquente, de l’autre l’Afrique australe et l’Afrique du Nord où la polygamie est rare (Antoine, 2002 ; Antoine et Pilon, 1998 ; Lesthaeghe et al., 1989 ; Tabutin et Schoumaker, 2004).
Contrôle du marché matrimonial et rapports entre générations
Le contrôle de la formation des couples par les responsables familiaux est une composante des régimes matrimoniaux associée à la polygamie. Procédures matrimoniales longues et complexes, codification des démarches entre lignages et mobilisation de ressources matérielles et symboliques concourent à faire du mariage une affaire complexe, nécessitant une compétence et des moyens inaccessibles aux jeunes (Radcliffe-Brown, 1953 ; Meekers, 1992 ; Hertrich, 1996). Ces conditions tiennent les intéressés éloignés de l’organisation de leur mariage et légitiment l’intervention de leurs aînés. Par là même, elles offrent à ces derniers les moyens de contrôler le marché matrimonial et l’appariement conjugal dans un sens qui leur est favorable : en détournant au titre de la polygamie, une partie des épouses potentielles des hommes des jeunes générations, tenus à un célibat prolongé. Cette gestion matrimoniale est donc également à comprendre comme une composante de l’organisation des rapports entre générations, les jeunes hommes étant dépendants de leurs aînés pour accéder à une épouse (Meillassoux, 1975 ; Locoh, 2002).
Rapports de genre et conjugalité
La polygamie et les pratiques matrimoniales qui lui sont associées participent à la construction de rapports sociaux inégalitaires entre les sexes et au maintien d’une distance relationnelle au sein du couple. L’entrée en union rapide des femmes, la gestion des unions par les autorités familiales, l’écart d’âge entre conjoints signifient le statut cadet de l’épouse, l’absence de reconnaissance d’une identité féminine en dehors de la sphère conjugale et d’une autonomie décisionnelle du couple (Hertrich et Locoh, 1999 ; Thiriat, 2000). La polygamie, réelle ou potentielle, crée un climat de défiance entre les époux qui entrave le développement de relations de solidarité conjugale et de relations d’égalité et de complémentarité entre les conjoints. L’association observée, à l’échelle régionale, entre la polygamie et les sociétés à organisation lignagère et patrilinéaire d’une part (Lesthaeghe et al., 1989 ; Romaniuc, 1988), et celle entre la polygamie et la persistance de la religion traditionnelle (versus le christianisme, l’islam étant en position intermédiaire) d’autre part (Lesthaeghe et al., 1989), relèvent probablement d’une même logique définie par la place dévolue à l’identité lignagère et à la communauté familiale, au détriment d’un espace de responsabilités privées, individuelles ou conjugales.
Polygamie et régime de fécondité
Le régime polygamique constitue un support important du régime de fécondité élevée. D’un côté, il assure une fluidité au marché matrimonial et un « appel » du marché matrimonial : mariages et remariages des femmes se réalisent sans contraintes au niveau de la disponibilité de partenaires, assurant le déroulement de l’essentiel de leur vie féconde en union et favorisant leur exposition au risque de conception (Ezeh, 1997 ; Pison, 1986). De l’autre, il entrave le développement d’un espace de concertation conjugale, susceptible de favoriser l’adoption de nouveaux projets et comportements de fécondité.
Polygamie et organisation économique
La polygamie est généralement mise en relation avec un système économique basé sur une agriculture vivrière de subsistance, peu mécanisée et réalisée dans le cadre familial avec une contribution importante des femmes. La polygamie est plus fréquente dans les populations où les femmes sont fortement impliquées dans les activités économiques (Lesthaeghe et al., 1989) et où leur contribution à la production et à la reproduction est reconnue et valorisée. Cette logique économique est aussi évoquée pour expliquer le maintien de la polygamie en milieu urbain, dans le cadre d’une diversification des sources de revenus (Marcoux, 1997 ; Marcoux et Piché, 1998 ; Mondain et al., 2004).
Déterminants individuels
Si l’on peut dessiner à grands traits les cadres institutionnels où s’inscrit la polygamie, il s’avère plus difficile d’identifier les déterminants individuels de la pratique. Avoir plusieurs épouses est généralement valorisé et considéré comme un privilège statutaire lié à l’âge et au statut socio-économique des hommes. L’apport des femmes à l’économie familiale et domestique est cité comme un « motif » de polygamie en milieu rural (Mondain et al., 2004). À l’opposé, la scolarisation, la culture urbaine, la religion chrétienne, et les valeurs et représentations sur le couple et la famille transmises par ces différents canaux, sont considérées comme des facteurs de prise de distance par rapport à la polygamie (Antoine, 2002 ; Caldwell, 1982 ; Lesthaeghe et al., 1989). De fait, dans la plupart des pays, la proportion d’hommes polygames s’avère plus faible en ville qu’en milieu rural, et baisse quand le niveau d’instruction augmente (Antoine, 2002). Cependant, après contrôle des différentes caractéristiques individuelles, l’effet du statut socio-économique de l’homme sur la probabilité de devenir polygame s’avère souvent marginal ou inexistant (Timaeus et Reynar, 1998 ; Antoine et Nanitelamio, 1995 ; Klissou, 1995). La polygamie est présente dans tous les milieux socio-économiques et est potentiellement accessible à tous les hommes ; selon Timaeus et Reynar (1998, notre traduction), conclure une union polygame « tient davantage de la chance ou des aléas du marché matrimonial qu’aux caractéristiques socio-économiques individuelles ». La portée sociale et le fonctionnement de la polygamie comme système, indépendamment de ses formes de réalisation individuelle, est un aspect également souligné par Ezeh (1997) en référence aux comportements de reproduction.
Tendances en Afrique de l’Ouest
Le recul de la polygamie avait été annoncé dès les années soixante comme une évolution incontournable associée à la « modernisation ». La réalité a démenti ces pronostics et ce n’est que récemment, depuis les années quatre-vingt-dix, que les signes d’une baisse de la pratique deviennent perceptibles dans un certain nombre de pays (Westoff, 2003 ; Antoine et Pilon, 1998 ; Hertrich, 2003).
En Afrique de l’Ouest, cette baisse est clairement localisée dans les pays du golfe de Guinée (figure 1). À la fin des années quatre-vingt, la pratique d’une polygamie à large échelle était de mise sur l’ensemble de la région ; à l’exception de la Mauritanie (15 %), dans tous les pays, la polygamie concernait au moins un tiers des femmes en union[2]. Dix ans plus tard, la polygamie a diminué dans tous les pays du golfe de Guinée tandis que les pays de la bande sahélienne affichent des niveaux inchangés.
Ces évolutions ont été concomitantes de celles des autres composantes de la nuptialité (figure 1). En effet, les pays du golfe de Guinée se distinguent également par le recul le plus marqué de l’âge au mariage des femmes et un rapprochement du calendrier d’entrée en union des hommes et des femmes. Ces pays présentaient déjà, dix ans plus tôt, un mariage féminin plus tardif et un écart d’âge entre sexes plus faible que les autres pays de la région mais la différence s’est accentuée. À la fin des années quatre-vingt-dix, seuls les pays du golfe de Guinée affichent des écarts d’âge au mariage entre sexes inférieurs à 6 ans et l’âge médian au premier mariage des femmes y est partout supérieur à 20 ans. Là où elle se produit, la diminution de la polygamie correspond à un remodelage du système matrimonial. Elle est notamment associée à l’affaiblissement des arrangements matrimoniaux qui modèlent les rapports inégalitaires entre les sexes, à savoir le mariage précoce des femmes et l’écart d’âge élevé entre les sexes.
En contraste, la zone sahélienne, et tout particulièrement les pays enclavés, se distinguent par des évolutions beaucoup plus lentes et la persistance de traits caractéristiques des régimes matrimoniaux anciens, qu’il s’agisse de la polygamie, de l’entrée en union rapide des femmes ou du décalage d’entrée en union entre les hommes et les femmes.
La situation au Mali
Le Mali est représentatif des pays enclavés d’Afrique de l’Ouest dont les indicateurs nationaux laissent à penser à une relative inertie des comportements en matière matrimoniale et reproductive.
Le tableau 1 récapitule les tendances en matière de nuptialité (premier mariage et polygamie) d’après les différentes opérations démographiques nationales disponibles. On a présenté séparément les indicateurs tirés des recensements et des enquêtes nationales car on observe des variations, selon le type de données, qui relèvent plus vraisemblablement de différences dans les définitions et méthodes de collecte, que de variations réelles.
Si elles se distinguent par le niveau des indicateurs, les deux sources de données mettent cependant en évidence des tendances similaires, à savoir des évolutions claires et continues en milieu urbain, plus incertaines en milieu rural (figure 2).
Le milieu urbain se caractérise par un recul de la polygamie et un recul de l’entrée en union. La baisse de la pratique polygamique est perceptible chez les deux sexes ; elle est de l’ordre d’un tiers entre les recensements de 1976 et 1998 parmi les hommes mariés âgés de 25-59 ans, et de l’ordre d’un quart parmi les femmes de 15-49 ans. L’âge au premier mariage a augmenté pour les deux sexes, mais un peu plus pour les femmes que pour les hommes. La différence entre les âges médians à la première union n’a que faiblement diminué et reste proche de 10 ans au dernier recensement national. Si l’essor de la scolarisation féminine et la remise en question des codes matrimoniaux anciens peuvent être invoqués, il semble que ces évolutions soient aussi à mettre au compte de la dégradation des conditions socio-économiques qui contraignent l’accès à l’autonomie économique et résidentielle des jeunes hommes, et par la suite le début de leur vie conjugale (Antoine, 2002 ; Antoine et Pilon, 1998 ; Antoine et al., 2001 ; Marcoux et Piché, 1998)[3].
En milieu rural, on n’observe aucun signe de recul de la polygamie. L’âge au mariage des femmes a augmenté, mais à un rythme deux fois plus lent que celui du milieu urbain, tandis que celui des hommes est resté stable. L’écart d’âge au mariage entre les sexes a donc diminué et est désormais plus faible en milieu rural qu’en ville (8,2 contre 9,2 ans au recensement de 1998). La population du Mali étant très majoritairement rurale (73 % au recensement de 1998), les tendances observées au niveau national sont proches de celles du milieu rural.
Si la fréquence de la polygamie en milieu rural est restée stable, faut-il en déduire pour autant que les modalités de la pratiques sont restées les mêmes ? Les données longitudinales recueillies dans le cadre d’une observation à petite échelle permettent d’en discuter.
La population étudiée
La population étudiée se situe au sud-est du Mali, et fait l’objet d’un suivi démographique depuis la fin des années quatre-vingt.
Les données
Le système d’observation s’appuie sur deux opérations principales : une « enquête renouvelée » et une « enquête biographique ». Les enquêtes initiales ont été réalisées en 1988-89 et sont actualisées régulièrement, environ tous les cinq ans ; la dernière mise à jour date de 2004.
L’enquête renouvelée consiste en l’appariement des données nominatives de différents recensements, contrôlé et complété par des entretiens auprès des familles. La base de données actuelle intègre sept recensements : les trois recensements nationaux (1976, 1987, 1998) et quatre recensements locaux (1988, 1994, 1999, 2004). Basée sur des données de type transversal, elle permet aussi de suivre les individus (et notamment leur situation matrimoniale) au fil des recensements.
L’enquête biographique enregistre les histoires matrimoniale, génésique, migratoire et religieuse de l’ensemble des résidents, hommes et femmes et d’une partie des émigrés. La biographie matrimoniale est particulièrement développée avec différentes questions sur les étapes des procédures matrimoniales précédant l’union (initiative, prestations, médiateurs, durée de la procédure, cérémonies...), les caractéristiques du conjoint (situation matrimoniale, rang de l’union...) et, le cas échéant, les modalités de la rupture d’union. La situation, polygamique ou monogamique, est une caractéristique enregistrée pour toute union auprès des femmes et des hommes. Cependant, seules les biographies des hommes permettent de reconstituer des itinéraires polygamiques et ainsi d’examiner la dynamique de la pratique, notamment sa réversibilité, en prenant conjointement en considération l’histoire de chacune des unions[4].
L’enquête renouvelée est réalisée dans sept villages (3600 résidents en 2004). L’enquête biographique approfondit l’observation sur deux d’entre eux (1600 résidents).
Nous utiliserons les données de l’enquête renouvelée pour une approche transversale de l’évolution de la polygamie et celles de l’enquête biographique[5] pour une approche longitudinale du phénomène.
Caractéristiques socio-économiques et démographiques
Les caractéristiques socio-économiques sont celles d’une population d’agriculteurs sahéliens, encore peu engagée dans un processus de développement socio-économique. L’économie est dominée par une agriculture vivrière, prioritairement orientée vers l’autosubsistance et pratiquée dans le cadre d’un mode de production familial. Le commerce et les cultures de rente y sont peu développés. La scolarisation était marginale jusqu’au début des années quatre-vingt-dix ; elle se développe depuis avec la mise en place d’écoles communautaires gérées par les villageois. Les villages bwa sont rarement musulmans ; en revanche, ils se sont partiellement ouverts au christianisme tout en maintenant les cultes communautaires traditionnels[6].
Du point de vue démographique, la région est marquée par une forte croissance naturelle (supérieure à 3 % par an). La mortalité a connu une baisse très nette depuis les années cinquante mais touche encore un enfant sur six avant cinq ans. La fécondité se maintient à un niveau très élevé, de l’ordre de huit enfants par femme et de neuf enfants par homme.
Les migrations se sont considérablement développées au cours des trente dernières années, au point d’absorber aujourd’hui l’essentiel de la croissance naturelle. Elles sont principalement le fait des jeunes adultes : d’abord des jeunes hommes dans le cadre des logiques de diversification des ressources familiales, puis, depuis les années quatre-vingt-dix, des jeunes femmes dans le cadre d’une démarche plus personnelle (Lesclingand, 2004a, 2004b). La migration de travail est devenue une étape quasi généralisée du passage à l’âge adulte : elle est vécue avant 20 ans par 80 % des jeunes générations, hommes et femmes, alors qu’elle était encore une expérience strictement masculine dix ans plus tôt (Hertrich et Lesclingand, 2007).
Les cadres matrimoniaux et leur évolution
L’essor des migrations des jeunes filles a conduit à un recul de l’âge au premier mariage chez les deux sexes. Entre les générations nées pendant les années soixante et celles nées à la fin des années soixante-dix, l’âge médian au premier mariage des hommes a reculé de 2 ans, celui des femmes de 1,6 ans (tableau 2). La différence entre les âges médians au premier mariage des hommes et des femmes se maintient autour de 4-4,5 ans selon les générations. Cet écart est près de deux fois plus faible que la moyenne enregistrée en milieu rural au Mali (8,2 ans au recensement de 1998), ce qui tient principalement à une entrée en union moins tardive chez les hommes bwa (âge médian de l’ordre de 23 ans contre 27 ans pour le milieu rural selon le dernier recensement national) (tableau 1).
Le recul récent des âges au premier mariage s’ajoute à une tendance plus longue d’assouplissement des modalités de formation des couples (Hertrich, 1996 ; Hertrich et Lesclingand, 2003, 2007). Procédures matrimoniales de longue durée, très codifiées, mobilisant ressources matérielles et symboliques ont longtemps été de règle et constituaient le fondement du contrôle des familles sur la formation des couples. Ces contraintes se sont progressivement allégées (tableau 2) comme en attestent l’apparition d’unions dérogeant au principe de consultation initiale de la famille de la fille (plus d’un tiers des mariages des jeunes générations contre un dixième pour les plus anciennes), le raccourcissement du processus formel précédant l’union (initialement supérieur à 3 ans, la durée médiane est aujourd’hui inférieure à 1 an) et enfin, l’essor récent des unions non formalisées par une cérémonie (près de la moitié des unions contre moins d’un dixième chez les générations anciennes).
Si des aménagements s’opèrent dans le calendrier et les modalités d’entrée en union, le mariage reste une institution incontournable. Sauf situation de handicap grave, le célibat définitif est inexistant. Mais les individus ne passent pas nécessairement leur vie auprès du même conjoint. Les ruptures d’union (divorce et veuvage) sont affaires courantes ; six hommes sur dix et quatre femmes sur dix en font l’expérience avant l’âge de trente cinq ans. Le divorce[7] relève généralement de l’initiative des femmes et est signifié par leur déménagement du domicile conjugal[8]. Comme dans bien d’autres populations d’Afrique subsaharienne (Locoh et Thiriat, 1995), le divorce est fréquent et en augmentation ; il touche près d’un tiers des unions avant dix ans de mariage (Hertrich, 1996). Si les ruptures d’union sont largement tolérées, c’est à condition de remariage rapide : 70 % des divorces sont suivis d’un remariage la même année, 95 % avant trois ans (Hertrich, 1996).
La vie en union reste ainsi de règle aux âges adultes : le statut de veuf(ve) ou divorcé(e) concerne à peine 1 % des hommes et 2 % des femmes âgés de 15-49 ans au recensement de 2004. Ce statut devient plus fréquent à mesure que l’âge avance, surtout chez les femmes, la pression sociale pour la remise en union étant moins forte quand la femme n’est plus féconde et qu’elle peut vivre auprès de fils adultes. On recense, en 2004, 40 % de femmes veuves ou divorcées parmi les 50 ans et plus, contre 10 % chez les hommes aux mêmes âges. Ces indicateurs sont proches de ceux enregistrés au niveau national : 36 % de femmes et 10 % d’hommes veuf(ve)s ou divorcé(e)s chez les 50 ans et plus, contre respectivement 3 % et 1 % chez les 15-49 ans au recensement de 1998 (République du Mali, 2001).
La polygamie d’après les données censitaires
Niveau et structure par âge
Conséquence logique d’un différentiel relativement faible entre les âges au premier mariage des hommes et des femmes, la polygamie est d’une extension modeste chez les Bwa. Elle y concerne à peine un homme marié sur cinq et environ un tiers des femmes en union, soit une fréquence inférieure d’un tiers par rapport aux moyennes nationales. La « petite polygamie » domine ; la majorité des polygames (5 sur 6) sont bigames ; il est exceptionnel qu’un homme ait plus de trois épouses.
Selon un schéma typique observé dans les populations polygames, la pratique augmente avec l’âge de l’homme (figure 3). Ce schéma est à rapporter à la progression de l’âge du statut social et des prérogatives masculines d’accès aux épouses, à l’augmentation de la durée d’exposition au risque de devenir polygame, mais aussi au déséquilibre croissant entre les effectifs d’hommes et de femmes « mariables » quand l’écart d’âge entre conjoints est la norme[9]. Chez les Bwa, ce modèle est cependant moins marqué que dans l’ensemble du Mali (figure 3) : partant d’un niveau comparable à 30 ans (10 % de polygames parmi les hommes mariés), la proportion de polygames atteint, après 50 ans, un maximum de 25 % contre plus de 40 % pour l’ensemble du Mali. Cette différence est peu liée aux modalités de remariage (la fréquence des veuves et divorcées est à peine plus élevée chez les Bwa qu’au niveau de l’ensemble du Mali), mais principalement au modèle d’appariement conjugal qui limite l’octroi de jeunes épouses aux hommes âgés.
L’autorité dont disposent les aînés en matière matrimoniale est en effet une prérogative mais aussi une charge, celle de trouver une épouse à chacun des jeunes hommes sous leur dépendance. Le détournement à son propre profit d’une jeune femme qui aurait pu être l’épouse d’un fils est déconsidéré et rarement entrepris. D’une façon générale, l’accès à plusieurs épouses est perçu comme une chance et un facteur de valorisation personnelle, mais n’est pas utilisé comme une source d’ostentation. La société boo a développé un système institutionnel et une éthique[10] qui font obstacle aux stratégies d’accumulation et de différenciation socio-économique ; dès lors, si des inégalités socio-économiques existent au sein des villages, elles sont rarement perceptibles par des signes extérieurs de distinction, qu’il s’agisse d’habitat, d’habillement ou du nombre d’épouses.
Des fluctuations... significatives
La comparaison des recensements réalisés au cours des trente dernières années pourrait laisser penser que la polygamie commence à diminuer : de l’ordre de 20 % ou plus avant 1994, le taux de polygamie tous âges est passé à 17 % en 2004. Mais cette tendance reste à confirmer, elle ne se retrouve, de façon continue, qu’au niveau du premier groupe d’âge, celui des 20-24 ans.
La lecture des taux par âge fait surtout apparaître l’importance des fluctuations d’un recensement et d’un groupe d’âge à l’autre (tableau 3). Ces fluctuations tiennent pour beaucoup aux aléas des petits effectifs. Mais pas seulement. On retrouve d’un recensement à l’autre une déformation propre aux générations nées au début des années 1950 (en gras dans le tableau 3)[11] suggérant une pratique plus intense de la polygamie au sein de ce groupe. Ces générations sont celles qui ont atteint l’âge au premier mariage au moment de la grande sécheresse de 1973-74 et cette perturbation conjoncturelle a façonné leur itinéraire personnel par les obstacles qu’elle a imposés dans le bon déroulement de leur entrée dans l’âge adulte, mais aussi par les comportements de compensation adoptés aux âges ultérieurs. Une analyse détaillée des biographies (Hertrich et Delaunay, 1998) montre en effet que les hommes de ces générations ont suivi des parcours complexes pour accéder à une épouse : suspension des décisions matrimoniales pendant les années de crise, prolongation des procédures matrimoniales en cours, et rupture fréquente de procédure matrimoniale pendant la crise. Ces hommes ont cependant tous fini par se marier, mais en moyenne deux ans plus tard que ceux des générations encadrantes et en épousant bien plus souvent des femmes veuves ou divorcées, plus aisément accessibles que les jeunes femmes célibataires. Des ajustements ont ainsi été faits dans les modalités d’entrée en union pour répondre aux contraintes provoquées par la crise et éviter le célibat définitif à une partie des générations les plus touchées[12].
Les indicateurs de polygamie (tableau 3) montrent que ces adaptations ne se sont pas limitées à la gestion de l’entrée en union mais ont aussi consisté en des mécanismes de compensation, en l’occurence avec un accès à la polygamie plus fréquent et plus rapide pour ces générations. Le phénomène apparaît dès le recensement de décembre 1976, trois ans environ après le coeur de la sécheresse, alors même que le retard d’entrée en union n’était pas encore rattrapé pour tous : on y enregistre, chez les 20-24 ans, à la fois une surreprésentation des célibataires (53 % contre 36 % en moyenne aux quatre recensements ultérieurs) et des polygames (25 % des hommes mariés et 11 % de la génération contre respectivement 11 % et 7 % en moyenne aux quatre recensements ultérieurs). Finalement, les hommes de ces générations ont, grâce à la polygamie, très rapidement résorbé leur handicap initial : à trente cinq ans, ils avaient accumulé un nombre moyen d’épouses-années équivalent à celui des générations précédentes et avaient eu une descendance comparable (Hertrich et Delaunay, 1998) !
Bien plus qu’une tendance régulière, les données censitaires sur la polygamie mettent ainsi en évidence des irrégularités étroitement associées aux autres composantes de la pratique matrimoniale des générations. Dans cet ensemble, la polygamie apparaît comme un mécanisme d’ajustement aux dysfonctionnements potentiels (ici d’origine conjoncturelle) du régime matrimonial : elle offre une marge de manoeuvre pour compenser les défaillances du système, en étant mise au service des individus pénalisés par ces défaillances.
Évolution et dynamique de la polygamie
Une pratique fréquente mais temporaire
L’augmentation des taux de polygamie avec l’âge pourrait laisser croire que le statut de polygame s’acquiert progressivement et définitivement à mesure que l’on avance en âge. Il n’en est rien. Tous les travaux qui ont abordé la polygamie dans une perspective longitudinale, à partir de biographies matrimoniales complètes, insistent au contraire sur la complexité de la pratique, la réversibilité du statut de polygame et la diversité des itinéraires individuels qu’elle revêt. Selon les monographies disponibles, la proportion d’hommes qui ont été polygames à un moment de leur vie dépasse celle des hommes actuellement polygames dans une proportion variant de 25 % à 50 % selon les populations[13]. L’écart est plus marqué encore chez les Bwa, les hommes ayant accédé à la pratique étant près de deux fois plus nombreux que ceux qui pratiquaient la polygamie au moment de l’enquête (32 % contre 17 % des non célibataires tous âges confondus)[14].
Si l’on établit la table d’accès à la polygamie, toutes générations confondues, à partir des données biographiques, on constate que ce sont près de quatre hommes sur dix qui accèdent à la polygamie au cours de leur vie, mais ils ne sont jamais plus de deux sur dix à la pratiquer simultanément (figure 4). La polygamie s’avère donc une expérience partagée par une partie importante des hommes, mais le plus souvent à titre temporaire : sa pratique est associée à une circulation bien plus qu’à une rétention des épouses.
Si les indicateurs du moment évoluent peu dans le temps, cette impression d’inertie est-elle également de mise quand on distingue l’accès à la pratique et la stabilité des épisodes polygamiques ?
Un accès rapide à la polygamie
Tout comme les indicateurs du moment, les données longitudinales attirent d’abord l’attention sur le comportement atypique des générations nées au début des années 1950, caractérisé par une pratique particulièrement importante de la polygamie, près de la moitié des hommes en ayant fait l’expérience avant l’âge de trente cinq ans (figure 5). Cette irrégularité ponctuelle ressort bien quand on distingue visuellement ce groupe de générations sur les graphiques (en pointillés sur les deux graphiques de la figure 5) : d’une part, la courbe propre à ce groupe est complètement détachée de celles des autres générations, d’autre part, les courbes d’accès à la polygamie répercutent systématiquement une déformation associée à ces générations. Abstraction faite de ces déformations, l’accès à la polygamie se présente sous une forme très proche pour les différentes générations, concernant environ un homme sur cinq avant trente ans, et un sur trois avant quarante ans. Si l’on considère qu’environ 40 % des hommes deviennent polygames au cours de leur vie, on voit que la plupart d’entre eux y accèdent (pour la première fois) au début de la vie adulte avant trente cinq ans, trois fois sur quatre. L’écart entre les âges moyens à la première union et à la première union polygamique est de l’ordre de sept ou huit ans. Cet accès relativement rapide à la polygamie n’est pas particulier aux Bwa. Ainsi, au Sud-Bénin (où la polygamie est plus fréquente et présente un profil par âge classique), Donadjè (1992) constate un écart du même ordre (9 ans) entre la sortie du célibat et le premier mariage polygamique et une probabilité également faible (10 %) de devenir polygame après quarante ans si on ne l’a jamais été auparavant. Ces indicateurs invitent à relativiser la représentation d’un marché polygamique réservé aux plus âgés.
Tout comme les indicateurs du moment, les tables d’accès à la pratique suggèrent un début de baisse de l’entrée en polygamie aux jeunes âges. Mais cette impression est à considérer avec beaucoup de prudence. En effet, le faible niveau enregistré chez les générations nées dans les années soixante-dix traduit d’abord le recul de leur âge au premier mariage et n’exclut pas un rattrapage ultérieur. De plus, l’impression de baisse est en partie liée aux indicateurs des générations nées à la fin des années cinquante dont la pratique polygamique a été freinée par le surinvestissement dans la polygamie du groupe de générations précédant (touchées par la sécheresse) ; il pourrait donc s’agir là aussi d’une variation bien plus conjoncturelle que tendancielle.
Une pratique très instable
On aurait pu envisager qu’un affaiblissement de la polygamie provienne non pas de l’évolution des modalités d’accès à la pratique mais d’une remise en question par le divorce, de façon plus fréquente ou plus rapide. Les probabilités de sortie de la polygamie[15] (tableau 4) montrent qu’il n’en est rien. Les données rendent compte d’une grande instabilité du statut de polygame, quelle que soit la période considérée : deux ans après être devenu polygame (pour la première fois), un quart des hommes ont quitté cet état, ils sont un tiers un an plus tard et près de la moitié au bout de six ans. Les hommes qui ont une pratique durable et continue sont finalement rares : parmi les hommes âgés de cinquante ans et plus à l’enquête et ayant fait l’expérience de la polygamie, un cinquième seulement n’ont jamais cessé de la pratiquer.
La rupture de la première situation polygamique ne signifie pas pour autant un abandon définitif. Dans la moitié des cas, le premier épisode polygamique est suivi d’une reprise ultérieure de la polygamie, et l’on enregistre un taux comparable de reprise après la deuxième sortie de la polygamie. Les situations polygamiques de rang 2 et plus sont plus fragiles encore, avec des taux de rupture dépassant 70 %.
La pratique de la polygamie au cours de la vie des individus se présente ainsi comme une histoire séquentielle où les épisodes monogamiques succèdent aux épisodes polygamiques au rythme des ruptures d’union et des remariages. Si l’on examine les biographies des hommes (tous âges) qui sont ou ont été polygames, on constate que près d’un tiers d’entre eux ont connu au moins deux épisodes polygamiques, un dixième en ayant connu au moins trois. Chez les générations les plus âgées (individus nés avant 1939), ce sont près de la moitié des hommes qui ont connu plusieurs épisodes de polygamie, un quart en ayant connu au moins trois.
Bien plus qu’une institution qui installerait définitivement l’homme dans un statut, la polygamie apparaît chez les Bwa, comme une pratique intermittente qui se met en place et se dénoue au gré des possibilités du marché matrimonial et des aléas de la vie conjugale.
Les épouses des polygames
La pratique de la polygamie peut être caractérisée, en dernière instance, par le marché matrimonial qui l’alimente, c’est-à-dire par les caractéristiques des épouses des polygames. Deux cas de figure extrêmes peuvent être envisagés. Le premier correspond à un marché matrimonial ouvert, indéfini où les unions polygamiques peuvent se réaliser avec les femmes disponibles indépendamment de leur statut matrimonial ou de leur âge ; dans ce cas, les hommes mariés sont en concurrence avec les célibataires pour accéder aux femmes qui entrent sur le marché matrimonial et les unions conclues avec des femmes célibataires participent à l’entretien de la polygamie. Le second cas de figure correspond à un marché matrimonial restreint, conditionné par les caractéristiques de l’homme, en particulier son âge : les caractéristiques des femmes épousables évoluent avec celles de l’homme ; à l’extrême, les hommes interviennent, selon leur statut, sur des marchés matrimoniaux disjoints et toute concurrence se trouve neutralisée. Dans une société où la polygamie se pratique selon le premier principe, un homme pourra conclure, au fil du temps, plusieurs mariages avec des femmes célibataires et avoir à ses côtés des épouses beaucoup plus jeunes que lui. En revanche, si le second principe prime, un tel itinéraire ne peut se réaliser : à mesure que l’homme avance en âge, l’accès aux femmes jeunes ou célibataires diminue et ce sont les remariages des femmes qui alimentent les itinéraires matrimoniaux des hommes.
La pratique polygamique des hommes du Sud-Bénin (Donadjè, 1992 ; Donadjè et Tabutin, 1991) et des Lobi-Dagara du Burkina Faso (Benoit et al., 1986) se rapproche du premier schéma : les mariages polygamiques conclus avec des femmes jeunes y sont nombreux et les écarts d’âge entre conjoints y sont souvent très importants.
Chez les Bwa, ce schéma ne s’applique pas. La répartition des mariages des hommes selon la situation matrimoniale de l’épouse (tableau 5) montre que le marché de la polygamie n’interfère que partiellement avec celui des hommes célibataires. Les mariages polygamiques conclus avec une femme célibataire sont minoritaires (un tiers des cas) et ce sont principalement les femmes divorcées qui alimentent le marché de la polygamie, la moitié des unions polygamiques étant conclues avec elles.
Cette distinction entre le marché matrimonial des célibataires et celui des hommes déjà mariés s’est accentuée au cours des dernières décennies (tableau 6). Le recrutement des épouses de polygames s’effectue de plus en plus rarement auprès des femmes célibataires : sur dix mariages débutant en situation polygamique avant 1975, quatre étaient conclus avec une jeune femme célibataire, contre moins d’un quart des unions polygamiques engagées au cours des quinze dernières années. Ainsi, si la pratique polygamique s’est maintenue, c’est au prix d’un recours croissant aux femmes divorcées ou veuves.
Cette évolution de l’appariement conjugal dépasse le cadre de la polygamie, elle correspond plus généralement à un déplacement du marché matrimonial des hommes âgés vers les femmes divorcées ou veuves, tandis que l’accès aux femmes célibataires tend à être réservé aux hommes jeunes (tableau 6). Cette segmentation du marché matrimonial est claire quand on compare la formation des mariages des hommes jeunes à celle des hommes plus âgés : avant 1975, le mariage avec une femme célibataire était trois fois plus fréquent pour un homme de moins de vingt-cinq ans que pour un homme de trente cinq ans et plus, aujourd’hui le rapport est de 27. Le mariage d’un homme d’âge mûr avec une jeune fille est devenu un événement rare (3 % des unions conclues après l’âge de trente cinq ans contre 24 % avant 1975) qui a perdu sa légitimité.
Les formes d’appariement conjugal révèlent ainsi une redéfinition de la distribution des femmes associant plus étroitement les caractéristiques des deux conjoints. Cette évolution peut être rapprochée de l’affaiblissement des contrôles familiaux sur les mariages conclus avec une femme célibataire : la réorganisation du marché matrimonial est un indicateur de l’autonomisation de la pratique matrimoniale des jeunes, tout comme la moindre formalisation des unions et le désengagement des responsables familiaux dans la gestion des affaires matrimoniales. Dans ces conditions, la polygamie et plus généralement l’organisation des affaires matrimoniales ne sont plus au service de la mise en oeuvre et de la mise en scène des rapports de pouvoir entre les générations.
Derrière l’inertie apparente de la pratique polygamique, on relève ainsi des changements plus qualitatifs qui mettent en jeu à la fois les rapports entre sexes (appariement plus « égalitaire » des couples) et les rapports entre générations (contrôle amoindri des aînés sur l’accès aux femmes).
Discussion : à qui sert la polygamie ? à quoi sert la polygamie ?
Si la polygamie a pu être envisagée comme une pratique sélective, réservée à une minorité, les études récentes sur le sujet invitent à relativiser la représentation d’une institution articulée à la hiérarchie socio-économique. D’une part, la polygamie s’avère présente dans toutes les catégories sociales et les indicateurs de statut socio-économique ont un effet faible sur la probabilité d’être polygame (Timaeus et Reynar, 1998 ; Antoine et Nanitelamio, 1995). D’autre part, la polygamie est une pratique réversible ; elle « accélère la rotation des conjoints » (Antoine, 2002) et apparaît ainsi comme une potentialité ouverte au plus grand nombre (Antoine, 2002 ; Pilon, 1991 ; Donadjè, 1992).
Ces traits se retrouvent de façon particulièrement marquée chez les Bwa : la polygamie y apparaît véritablement comme une pratique qui « circule » sous forme temporaire au sein de la population masculine. Environ quatre hommes sur dix en font l’expérience au cours de leur vie, généralement au début de leur vie adulte (avant 35 ans dans 75 % des cas) mais souvent de façon très temporaire, un tiers des premiers épisodes polygamiques étant rompus dans les trois ans, la moitié avant cinq ans. La « sortie » de polygamie n’est pas non plus définitive ; la probabilité de connaître un épisode polygamique ultérieur est élevée, confirmant le principe d’ouverture du marché polygamique.
Dans ces conditions, la polygamie n’apparaît pas comme une institution destinée à la production des inégalités statutaires. Mais si la pratique n’est pas au service de l’organisation des rapports de pouvoir, à quoi sert-elle et pourquoi se maintient-elle ?
Il nous semble que c’est précisément par la souplesse de son fonctionnement que la polygamie apporte sa contribution à la reproduction du système matrimonial et du système social. En offrant des mécanismes d’ajustement, elle facilite la bonne marche des autres composantes de la pratique matrimoniale et freine leur remise en question.
Une pratique destinée à pallier les aléas de la nuptialité ?
La pratique matrimoniale des hommes qui avaient l’âge de se marier au moment de la sécheresse des années soixante-dix fournit une illustration de la capacité régulatrice de la polygamie suite à une perturbation conjoncturelle. Au sein de ces générations, l’accès plus fréquent à la polygamie a été une réponse permettant de corriger le préjudice d’une entrée en union plus tardive. Les contraintes de la crise ne se sont pas traduites par une contestation des modalités d’accès aux épouses (par exemple par le développement d’unions informelles) mais par un rattrapage après la crise, par un accès plus fréquent à la polygamie. Les hommes de ces générations ont eu rapidement une descendance comparable à celles des générations encadrantes : non seulement leur handicap initial n’est pas visible, mais leur expérience atteste aux yeux de la société de la fiabilité du système matrimonial en place pour assurer à chacun les conditions d’une vie conjugale et féconde satisfaisante.
Une pratique destinée à assurer le maintien en union des femmes ?
C’est sans doute par la fluidité qu’elle offre au marché matrimonial que la polygamie apporte sa contribution majeure au fonctionnement du système de nuptialité. Cette souplesse permet d’assurer la mise en union de toutes les femmes, sans condition stricte de stabilité conjugale. En général, les régions à forte polygamie se caractérisent également par une forte mobilité conjugale des femmes, couplée à l’application de remariages rapides (Antoine, 2002 ; Lesthaeghe et al., 1989 ; Locoh et Thiriat, 1995). Cette configuration se retrouve chez les Bwa : les ruptures d’union sont fréquentes et d’une mise en oeuvre aisée, signifiée par le déménagement de la femme du domicile conjugal. Mais cette tolérance est limitée au principe de mobilité, avec une exigence de remariage rapide : tant qu’elles sont d’âge fécond, les femmes ne disposent ni de statut, ni de ressources qui pourraient leur permettre une autonomie de vie en dehors de la tutelle masculine. De fait, divorce et remariage sont souvent (4 fois sur 10) des événements simultanés signifiés par le déménagement de l’épouse auprès d’un nouvel époux, sinon des événements très rapprochés dans le temps. La polygamie offre un marché matrimonial ouvert pour la réalisation de ces remariages. Cette « offre » immédiate de partenaires potentiels est en soi un facteur favorable à l’absence de questionnement, et donc de remise en question de la pratique du remariage et plus largement du monopole du mariage comme seul cadre de réalisation de la vie adulte.
Le remariage, un facteur-clé de l’évolution de la polygamie ?
Le mariage est par excellence un mode de contrôle de la vie sexuelle et féconde des femmes et l’on peut envisager qu’il s’agit là de l’un des enjeux associés au régime de mise en union généralisée. La polygamie fait partie de ce système en articulation avec les structures contrôlant la durée de vie en union, c’est-à-dire les modalités d’entrée et de sortie d’union (premier mariage, divorce et remariage).
L’une de ces composantes est en profonde transformation : le modèle de mariage précoce recule partout en Afrique subsaharienne et la pratique matrimoniale des jeunes adultes s’autonomise. On en trouve l’expression chez les Bwa dans l’augmentation de l’âge au premier mariage des femmes, le recul de la formalisation des unions, la moindre mobilisation des instances familiales dans la formation des couples et l’évolution des modalités de l’appariement conjugal sur une base plus égalitaire.
Si le système d’encadrement des mariages a cédé au niveau du contrôle de l’entrée en union, en revanche, l’exigence de mariage reste de mise. La vie hors union à l’âge adulte reste marginale, qu’il s’agisse de célibat définitif, de veuvage ou de divorce.
Les tendances de la polygamie se donnent à lire en articulation avec celles de ces deux composantes. L’émancipation de la pratique matrimoniale des jeunes se traduit par un recentrage de leur marché matrimonial ; les jeunes, hommes et femmes, se marient entre eux et l’accès aux femmes célibataires est devenu quasiment impossible aux hommes plus âgés. La pratique de la polygamie n’a cependant pas diminué mais elle se réalise principalement avec les femmes divorcées ou veuves. Le marché matrimonial de la polygamie est alimenté par les remariages.
L’évolution future de la polygamie semble dès lors principalement liée à celle du remariage : si l’injonction de remise en union diminue, donnant aux femmes la possibilité de vivre en dehors du cadre conjugal, le marché matrimonial alimentant la polygamie se restreindra.
Parties annexes
Notes
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[1]
Mentionnons notamment les enquêtes réalisées en zone rurale au Sud-Bénin (Donadjè, 1992 ; Donadjè et Tabutin, 1991), chez les Lobi-Dagara du Burkina Faso (Benoit et al., 1986), chez les Moba-Gourma du Togo (Pilon, 1991), au Sénégal (Pison, 1982, 1986 ; Mondain, 2004) ainsi que les enquêtes sur l’insertion urbaine réalisées dans les années 1980 et 1990 dans certaines capitales africaines, notamment Dakar et Bamako (Antoine, 2002 ; Antoine et al., 1995, 1998).
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[2]
Le Ghana se situant à la limite de la coupure de catégorie (35 %), avec une fréquence de la polygamie de 33 % parmi les femmes mariées de 15-49 ans à l’EDS de 1988.
-
[3]
Les relations sont cependant à aborder d’un point de vue nuancé. À partir de l’enquête IMMUS réalisée à Bamako en 1992, Marcoux et Piché (1998) constatent que l’appauvrissement freine l’entrée en union des hommes mais qu‘il l’accèlère en revanche pour les femmes. Le chômage freine l’accès à la polygamie mais les autres formes d’appauvrissement n’ont pas d’effet significatif sur la probabilité de devenir polygame.
-
[4]
Les biographies féminines n’enregistrent pas l’évolution du statut matrimonial des conjoints et ne permettent donc pas de repérer le passage à la polygamie de situation initialement monogame et réciproquement.
-
[5]
L’analyse portera sur les hommes non célibataires enquêtés à titre de résident à l’un au moins des passages, soit 419 biographies, dont 133 comportent au moins un épisode polygamique.
-
[6]
La question de l’articulation entre la pratique de la polygamie et la religion chrétienne est un sujet complexe qui ne sera pas développé dans cet article. D’une part, la fréquence moindre de la polygamie chez les Bwa par rapport aux indicateurs nationaux, semble avoir existé avant la diffusion du christianisme dans les villages (Capron, 1973, 1988). D’autre part, la très forte mobilité religieuse pratiquée par les villageois au cours de leur vie invite à relativiser le différentiel de pratique polygamique observé à un moment donné et, à plus forte raison, toute interprétation en terme de causalité.
-
[7]
Le terme de divorce est utilisé pour signifier une rupture volontaire d’union, sans pour autant qu’une formalisation soit en jeu.
-
[8]
À la différence de leur première union, les remariages des femmes ne font pas l’objet de formalisation ni de prestations matrimoniales.
-
[9]
À mesure que l’âge augmente, le marché matrimonial des hommes s’élargit tandis que celui des femmes se restreint.
-
[10]
Les structures d’intégration villageoise et l’omniprésence de la fête figurent parmi les principaux mécanismes de régulation. Voir Capron (1976, 1988) et Hertrich (1996).
-
[11]
La comparaison des indicateurs par âge des recensements à une série de référence correspondant à la moyenne arithmétique simple des données des cinq recensements rend compte d’une différence significative au seuil de 5 % pour les valeurs associées à ce groupe de générations lors des recensements de 1976, 1999 et 2004. Les différences ne sont pas statistiquement significatives au seuil de 5 % pour les autres groupes de générations.
-
[12]
En revanche, les générations de femmes qui atteignaient l’âge au mariage au moment de la sécheresse ne se sont pas mariées plus tardivement. Deux mécanismes différents y ont contribué : d’une part, elles ont fait l’objet de procédures matrimoniales moins fréquentes, plus tardives et plus courtes ; d’autre part, elles ont plus souvent épousé des hommes non célibataires (Hertrich et Delaunay, 1998).
-
[13]
L’écart, calculé sur les taux tous âges, est de l’ordre de 25 % à 30 % chez les Lobi-Dagara du Burkina Faso (Benoît et al., 1986) et les Moba-Gurma du Nord-Togo (Pilon, 1991), et de près de 50 % au Sud-Bénin (Donadjè, 1992).
-
[14]
L’écart est tout aussi important pour les hommes ayant accédé à trois épouses ou plus : ils étaient 7 % dans ce cas parmi les non célibataires (tous âges) contre 3 % qui étaient effectivement dans cette situation au moment de l’enquête.
-
[15]
On traite ici de l’interruption de la première période polygamique et non de la rupture de l’union par laquelle l’homme est devenu polygame (première union polygamique) : le retour à la monogamie peut résulter de la rupture, après l’entrée en polygamie, d’un mariage antérieur et réciproquement, la rupture de la première union polygamique ne provoquera pas forcément une interruption de la pratique polygamique si celle-ci s’est enrichie par l’arrivée de nouvelles épouses.
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