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La question est abrupte et, à première vue, incongrue, si en disant « film » on pense à ce qu’il représente pour la majorité : deux heures de divertissement (éventuellement consommées par fractions). La théorie n’est pas réputée divertissante ; sa portée sociale est indécise ; sa définition, d’ailleurs, n’est jamais simple. À supposer même qu’on ne réduise pas le film à une oeuvre de divertissement, ni à une oeuvre de fiction, ne bute-t-on pas sur une donnée consubstantielle au fait de théoriser, qui est que cette activité a lieu dans le langage, et exclusivement dans le langage ? À la différence du penser, dont nous nous sommes habitués à accepter qu’il pouvait avoir des modalités diverses, en particulier des passages par l’expérience sensible ou par l’expérience affective, le théoriser rencontre toujours l’abstraction, le schème, le modèle ; il se déroule dans un espace mental où il n’y a pas d’images, pas de figures, où au flux on préfère la coupure qu’introduit le concept ; il semble, enfin, avoir une responsabilité quant à ses fins : on ne théorise pas pour le plaisir, même en mathématiques pures. Bref, trois obstacles se présentent à une réponse par l’affirmative : celui de l’habitude (on regarde un film pour autre chose que la théorie), celui de l’essence (le film n’est pas prioritairement une organisation discursive), celui de la finalité (le film est irresponsable).

Comme tout obstacle intellectuel, ceux-ci sont des invites à comprendre et, pour commencer, à établir des distinctions minimales : entre le film comme acte théorique et, respectivement, comme manifeste, comme novation, comme geste critique. Il est quelques films (très peu, à vrai dire) qui ont eu valeur de manifeste, qu’ils aient été ou non accompagnés de déclarations verbales. C’est le cas de L’homme à la caméra, d’Arnulf Rainer et de Le film est déjà commencé ?, oeuvres radicales qui prétendent redéfinir complètement le cinéma et, accessoirement, abolir toute proposition concurrente (le manifeste est toujours un geste avant-gardiste, donc guerrier). Ces trois mêmes films ont fait également novation, mais le geste novateur n’est pas propre au manifeste, on le trouve dans des films qui ne s’engagent pas expressément dans l’apologie d’une définition particulière de l’art ; autrement dit, la novation est moins absolue, elle a des degrés et surtout des pertinences variables : on peut innover, et même beaucoup, dans un domaine limité ; c’est même, en un sens, une des caractéristiques essentielles des oeuvres importantes (des « chefs-d’oeuvre »). Enfin, à partir d’une certaine époque — époque où le cinéma a pu prendre une certaine conscience de son histoire —, un film peut exercer une certaine capacité de réflexion critique, en produisant une espèce de commentaire d’une oeuvre antérieure — l’exemple récent le plus évident est le remake « à l’identique » de Psycho par Gus van Sant (1998), mais on pourrait penser aussi bien à l’inspiration sirkienne chez Fassbinder (Angst essen Seele auf comme remake décalé de All that Heaven Allows), ou à des relations moins évidentes formellement mais aussi profondes (en un sens, The Blackout de Ferrara est un commentaire de l’oeuvre de Godard).

Ces trois postures sont intéressantes, mais ne peuvent être assimilées à l’exercice d’un droit ou d’une capacité à théoriser. Il s’agit plutôt d’une action de l’oeuvre sur le domaine artistique dont elle relève, et qu’elle veut transformer ou améliorer (par le manifeste), renouveler et prolonger (par la novation), creuser et consolider (par le geste critique). La conscience y est, la réflexivité aussi, et même l’intention. Pourtant, cela ne fait toujours pas de la théorie. Pourquoi ?

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D’abord, quelques mots sur la généalogie. Je passe sur la « ciné-langue » des années 1920, du moins sur son aspect le plus grossier : l’idée qu’avec le cinéma on aurait trouvé la langue universelle. Idée viciée à la base, que la critique sémioticienne n’eut pas de mal à démonter : rien n’est moins universel que le film même muet, puisque les conventions langagières y percent partout et, en outre, le cinéma n’a décidément pas les caractères d’une langue (Metz 1964). La querelle de la « ciné-langue », avec ses prolongements jusque dans les années 1960, a en fait occulté un autre aspect du problème qui apparaît a posteriori comme plus déterminant. Dans les termes de Gilles Deleuze (1990), en marge d’un ouvrage où il promeut une tout autre notion de la relation entre cinéma et pensée, c’est « la grande conception du premier âge : le cinéma comme nouvel art et nouvelle Pensée » — le cinéma comme outil pour la pensée, et en même temps comme nouveau mode du penser.

Le cinéma n’est pas une langue, mais il sert à penser, ou bien il est une façon de penser : les deux propositions coexistent, aussi provocantes l’une que l’autre. C’est la plus inattendue (le cinéma comme mode de pensée) qui a reçu l’illustration la plus brillante avec l’ensemble, diffus mais insistant, des interventions de Jean Epstein dans les années du cinéma muet : le cinéma (au même titre que la poésie) comme « nouvel état de l’intelligence [1] », comme pensée non exclusivement intellectuelle et qui, pour le dire vite, tiendrait compte de l’affect qu’elle véhicule. Dans ses deux livres écrits après la Seconde Guerre mondiale, L’intelligence d’une machine et Esprit de cinéma, Epstein persiste et signe : le cinéma est un outil intelligent, puisque non seulement il nous permet de penser le temps autrement, mais aussi parce qu’il pense lui-même le temps d’une manière originale. Sans doute, le cinéma ne procède pas par énoncés verbaux, ses philosophèmes sont muets. Même, il n’est pas aisément possible de savoir quelle philosophie il propose : il lui faut un exégète (ou un drogman). Mais à cela près, il est, comme les autres philosophies, inventeur de concepts, et même, ouvreur de concepts.

Tout aussi symptomatique est Élie Faure et son Esprit des formes. Ce titre, devenu pour nous transparent, ne pouvait être (en 1927) reçu alors que comme un écho, polémique quoique implicite, des abstractions par lesquelles le xixe siècle avait expliqué la naissance de l’art — l’esprit du lieu, l’esprit de la race, l’esprit du temps —, auxquelles Faure oppose la force propre du matériau de l’oeuvre, sa forme (Godard s’en est souvenu dans les Histoire(s) du cinéma). En supposant, même de manière encore floue, un monde des formes, on écarte décisivement l’oeuvre d’art du rôle accoutumé de simple symptôme d’un Zeitgeist, ou de traduction plus ou moins immédiate de l’« âme » attachée à un peuple [2] ; on sort des abstractions pour laisser entrevoir une logique des images qui leur soit propre — au prix il est vrai de la construction et de l’affirmation de nouvelles abstractions (quel est cet « esprit » que possède la forme, ou qui la possède ?), et sans aller encore jusqu’à lire le cinéma comme « forme qui pense ».

Face à des propositions aussi radicales, l’autre perspective — le cinéma comme outil à penser — semble plus fade, malgré le brio de ses tenants. Il ne s’agit plus de dire que le film pense mais, plus modestement, qu’il est un moyen efficace de transmission, voire d’élaboration de la pensée. On pense aussitôt à Eisenstein qui, dans ses notes en vue du filmage du Capital de Marx, ressasse cette idée à l’envi : on peut tout dire en images, il suffit d’en inventer les moyens. Or, le risque ici est double. D’abord, celui de l’excès d’imagination ; comme toujours lorsque la métaphore est l’instrument principal, la dérive guette. Eisenstein avait donné, dans Octobre, la mesure de sa propension à suivre un fil métaphorique parfois ténu (la séquence des dieux est peu compréhensible si l’on n’en détient pas la clef) ; pour ce nouveau film qu’il imagine, il va encore plus loin [3]. Ensuite, le risque de l’involution, car tenir en images un discours abstrait amène à tenir, aussi, un discours réflexif. Eisenstein découvre vite qu’un film sur le Capital, ce serait, obligatoirement, un film sur le cinéma (non pas au sens d’un métadiscours par lequel le film commenterait expressément ses procédés, mais de manière absolument intrinsèque). Malgré les apparences — auxquelles ils se sont eux-mêmes parfois laissé prendre —, la querelle entre Eisenstein et Vertov ne désigne pas, sur ce point, un réel désaccord entre eux. Le Vertov de L’homme à la caméra est partagé entre sa croyance en un pouvoir plus ou moins surnaturel de la machine-cinéma, qui donnerait à voir rien de moins que la vérité, et son entreprise réelle de métaphorisation de la réalité, par recours à toutes les figures possibles (il n’y a pas moins de métaphores dans ce film que dans ceux d’Eisenstein [4]).

Eisenstein a eu au moins un successeur déclaré en la personne de l’inventeur de la « caméra-stylo » (Astruc 1992, p. 326). Cette utopie prédit un cinéma qui sera capable de rivaliser parfaitement avec l’écriture — moins dans l’intention de rhabiller la vieille idée du cinéma comme écriture, hiéroglyphique ou pictographique, que pour souligner la capacité du cinéma à parler de tout, même des abstractions. Astruc se réfère d’ailleurs expressément au projet d’adaptation du Capital, et y ajoute une proposition analogue ou pas tout à fait : filmer le Discours de la méthode. Car si Eisenstein cherchait, sur des exemples précis et concrets, des solutions filmiques, fussent-elles chantournées, Astruc se contente de la possibilité abstraite : le cinéma, dit-il, est devenu une technique d’expression mûre, il en est au point où il n’a plus à se contenter de donner des équivalents du drame, il peut aller jusqu’au roman (stratégies d’énonciation complexes incluses, comme vient alors de le démontrer Citizen Kane), et même jusqu’à l’essai. Mais une fois posé ce principe (qui se révélera très fécond par la suite), il s’arrête. Comment « écrire » avec la caméra-stylo ? Comment concevoir la notion de plan ? Quelles procédures de montage privilégier pour faire du sens ? Comment se débarrasser du problème de l’ambiguïté native de l’image ? Ce n’est pas chez Astruc, dont les films se distinguent peu du cinéma classique, qu’il faut chercher l’accomplissement de cette utopie. Sa théorie ne trouvera son achèvement et sa justification que bien plus tard, chez Marker, chez Godard, chez Farocki et peut-être chez Snow ou les Gianikian.

Les images pensent, un film pense : la métaphore est revenue, depuis vingt ans, dans des analyses de films, dans des programmes d’étude de l’image (mouvante ou non), qui se fondent tous sur les mêmes textes fondamentaux de Jean-François Lyotard (1971), de Jean Louis Schefer (1980 et 1997), de Gilles Deleuze (1981), et sur les initiatives parallèles de deux plus jeunes chercheurs dont l’énergie fut déterminante, Georges Didi-Huberman et Nicole Brenez. Paradoxalement, c’est, des trois premiers, le non-philosophe qui a les hypothèses les plus rationnelles. Pour Schefer, l’image est une modalité de la pensée en un sens assez proche, au fond, de ce qu’on appelait jadis « pensée préverbale » ; des images paléolithiques, ainsi, il ne veut retenir qu’une chose — à contre-courant de l’interprétation « chamanique » aujourd’hui dominante —, c’est qu’elles témoignent d’une pensée à l’oeuvre : elles sont par elles-mêmes une façon de comprendre et d’appréhender le réel, une manière de réagir par une production humaine, c’est-à-dire artificielle et concertée, à l’énigme de l’existence et du monde (Schefer 1999). Les propositions de Lyotard, reprises et déplacées par Deleuze, sont en apparence plus précises, mais en fait, plus hypothétiques : l’image serait le site où est consignée une « force » vitale, laquelle serait l’origine même de toute figure. Cela est suggestif, et a la vertu de reconnaître à l’image en général (et aux images mouvantes en particulier, au prix de quelque adaptation) un pouvoir distinct de celui du langage, plus immédiatement efficient, « donc » plus fort. Mais le caractère purement spéculatif, non expérimentable de l’hypothèse, est embarrassant.

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Ce survol ne visait qu’à rappeler que la tentation de penser « directement, en images, comme ça [5] », n’est pas nouvelle. Mais a-t-on, pour autant, réellement défini ce dont on parle ? Cela n’est pas certain. « Penser », en effet, est un terme vague, qui s’applique à des situations et à des expériences diverses. Il ne revient pas au même de penser à prendre mon parapluie s’il pleut, de penser à ce que j’ai fait hier à la même heure, de penser que le monde va de travers, de penser la différence entre être et exister, ou de penser ma place dans la société ; il faudrait sans doute réserver le terme à ces deux derniers types d’expériences, car dans les autres cas il s’agit tantôt de mémoire et/ou de capacité de prévision, tantôt d’opinion, plutôt que de pensée stricto sensu.

« Théorie » n’est pas très facile à définir non plus, mais du moins ses usages ne concernent-ils que rarement les parapluies [6], et presque exclusivement des objets abstraits. Par-delà la diversité des définitions possibles, on pourrait concentrer la signification du terme autour de trois noyaux : la spéculation, la systématicité, la puissance explicative. Ce qui distingue la théorie des autres contenus de pensée, c’est d’abord son caractère spéculatif, en partie désintéressé ; la théorie n’est pas liée immédiatement ni nécessairement à l’action ; c’est d’ailleurs la raison principale pour laquelle elle a souvent si mauvaise réputation : à quoi bon passer du temps dans une activité qui n’aboutira pas à une action sur le monde ? Un certain Karl Marx en fit une formule fameuse (quoique vite dévoyée [7]), opposant la théorie comme « interprétation » à l’action comme « transformation ». Spéculative — c’est-à-dire s’épargnant l’épreuve du passage à l’acte —, la théorie est en revanche éminemment soucieuse de sa propre cohérence : puisqu’il s’agit de faire fonctionner des capacités logiques, et en général intellectuelles, il est exclu de produire du non-sens ; une théorie respectable doit à tout le moins ne pas se contredire. Enfin, la théorie ne peut se dispenser d’une prétention à expliquer, au moins potentiellement, un phénomène, ce phénomène fût-il abscons (comme c’est le cas des théories du divin).

« Expliquer », à son tour, est un terme difficile, et il n’y a qu’une ressemblance superficielle entre l’explication d’un phénomène du monde physique (les tempêtes, les taches du soleil, les trous noirs) et l’explication d’un phénomène social ou spirituel (la tempête sous un crâne, la tache sur une réputation, et même le trou de mémoire). Dans le premier cas, il est un argument suprême qui en résume les implications : quelle que soit la théorie, « ça n’empêche pas d’exister », comme disait Charcot à propos de l’hystérie ; dans le second cas, au contraire, la théorie est bien souvent elle-même la garante de l’existence. Sans la théorie freudienne, non seulement nous n’aurions pas la même idée des phénomènes liés à l’inconscient, mais nous ne penserions peut-être pas qu’il existe quelque chose comme « l’inconscient » — de même en ce qui concerne la « lutte des classes » sans la théorie marxiste, le « dispositif » sans Jean-Louis Baudry et Christian Metz, pour ne rien dire de la « dissémination » ou de la « différance ». Bref, dans bien des cas, tout se passe comme si la théorie inventait son objet, ou le programmait, en même temps qu’elle le théorise. L’explication, dès lors, ne vise plus exactement un dehors absolu de la construction théorique : elle ressemble plutôt à un aspect de sa cohérence.

Spéculative, cohérente, explicative : comment et dans quelle mesure la théorie que l’on prétend trouver dans un film peut-elle posséder l’un ou l’autre de ces trois traits ? Le plus facile à reconnaître est le rapport entre un film et la cohérence d’un énoncé. Même le plus rhapsodique des films, le plus poétique et le plus singulier, s’il prétend théoriser, devra trouver une forme de cohérence. Les films de Hollis Frampton ou de Paul Sharits le démontrent, de même que ceux de Kurt Kren, à propos desquels je prétendais naguère que « le cinéma » (je dirais aujourd’hui plus modestement : un film) pouvait être « un acte de théorie ». Je me posais alors la question suivante : « L’artiste théoricien est-il artiste lorsqu’il théorise, et théoricien dans son art ? Ou bien, faut-il admettre qu’il est deux : d’une part celui qui fait, d’autre part celui qui donne l’exégèse de ce qu’il a fait ? » (Aumont 1997), et je tranchais en faveur de la première hypothèse, plus élégante, plus paradoxale et plus féconde. Aussi les films de Kren, comme ceux de Sharits, de Frampton et d’autres, portent-ils la marque d’un calcul intensif et précis, visant à une maîtrise quasi totale du résultat. De là à les voir comme des gestes théoriques, il n’y a qu’un pas, sur le modèle de ce qu’enseigne l’histoire de la musique du xxe siècle, au moment où, à Darmstadt autour de 1950, les techniques d’enregistrement et l’écriture se rencontrent pour conjoindre la maîtrise, l’aléa et la réflexivité. Si, comme les premières oeuvres de Kren, ou plus clairement encore celles de Kubelka, un film se fait à partir d’un schème préétabli et abstrait, il est tentant de voir dans cette rigueur formelle la mise en oeuvre d’un projet théorique, comme dans les premières oeuvres de Boulez ou de Stockhausen… quitte à ne pas savoir bien définir la théorie dont cela relève.

Car, à supposer que la cohérence soit avérée, reste à évaluer le pouvoir spéculatif et, plus difficile encore, le pouvoir explicatif. Côté spéculation, on peut toujours arguer — je l’ai rappelé — que les voies de la pensée ne se réduisent pas à celles qu’empruntent l’intelligence rationnelle et la logique. Une des conclusions souvent tirées des derniers travaux de Deleuze (et Guattari, en l’occurrence) consiste à ne retenir, de Qu’est-ce que la philosophie ? que son plaidoyer pour une « équivalence » du concept et du percept, c’est-à-dire de l’idée philosophique (mise en forme d’un concept dans et par le langage) et de l’« idée » artistique [8] (mise en forme par les moyens de l’art d’une certaine expérience aux fins de sa conservation et de sa communication à autrui). Je ne sais si Deleuze et Guattari sont trahis par cette interprétation, devenue une véritable doxa dans les études cinématographiques ; sans doute cette équivalence entre deux registres et deux voies de l’esprit très différentes cède-t-elle par trop aux facilités de la comparaison. Je crois volontiers que l’art vaut la philosophie, et que l’un et l’autre valent la science, en tant que modalités de la relation au monde. En tant qu’expériences, cependant, ces trois-là restent irréductibles l’une à l’autre. Le propre de l’art est de se référer à une certaine conception de l’expérience, au sens du vécu ; c’est ce qui permet à l’oeuvre d’art de toucher directement son destinataire, de provoquer en lui des affects, et de faire que ces affects ne restent pas inopérants ni seulement subjectifs, mais puissent rejoindre une conception plus large de la vie humaine. Il n’a pas fallu attendre Deleuze pour savoir cela, qui est au coeur de définitions de l’art parmi les plus anciennes — de Platon (qui fondait sur cette capacité de l’art sa condamnation d’un moyen d’action trop efficace) à John Dewey, par exemple, qui fait de l’art l’instrument de pointe de notre capacité fondamentale d’éprouver quelque chose et de rapporter nos émotions et sentiments à la construction d’une « expérience » globale (Dewey 1934).

Un film peut-il « spéculer », et sur quoi ? La réponse à la seconde partie de la question est la plus facile, et on pourrait lui donner la forme d’un pseudo-théorème : un film ne peut spéculer que sur les conditions d’une expérience qui a rapport avec l’expérience filmique. L’expérience filmique étant ce qu’elle est, vaste et diverse, cela ouvre tout de même un champ assez considérable — même si certaines voies ont été, à date récente, plus fréquentées que d’autres par la critique, au point de devenir de véritables avenues, voire des boulevards. Ce fut le cas, dans les années 1990, de la question du corps humain et de sa figuration, qui donna lieu à de nombreuses publications [9]. Qu’est-ce que le corps humain ? Plus exactement, quelle conception du corps pouvons-nous avoir ? Le cinéma est apte à apporter des réponses à cette question, parce qu’il a affaire au corps dans et par sa figuration. Les premiers spectateurs du Cinématographe l’ont senti : le cinéma représentait des corps humains dans leur milieu ; ce faisant, il ressemblait à la photographie (pour la capacité analogique automatique) et au théâtre (pour la continuité et le développement de situations), mais se distinguait de l’un et de l’autre par la manière dont il élaborait ses figures. Supérieur à la photographie parce qu’il lui ajoute le temps, le cinéma a sur le théâtre la supériorité de sa plus grande abstraction. Le théâtre nous montre des individus humains en chair et en os, non des figures ; le cinéma nous offre, si réalistes soient-elles, des figures d’hommes qu’il a fabriquées ; tout le « premier cinéma » (celui qui va, en gros, du Cinématographe Lumière jusqu’à la fin des années 1930 et à la mise en place définitive du parlant) n’a été qu’une longue et consciente exploration des pouvoirs du cinéma dans cette fabrication : le cadrage, le montage, le rythme, la tonalité, etc. Les premières expériences avec le cadre ont suscité immédiatement de vives réactions, surtout le gros plan qui est apparu d’abord comme un « retaillage » de la figure humaine, plus violent que ceux de la photo et de la peinture [10]. De même, il fallut une décision, et audacieuse, pour filmer une scène dramatique en rapprochant la caméra au milieu de l’action [11] ; etc.

Bref, il y a dans le cinéma, dès ses débuts et jusqu’à aujourd’hui, une propension à fabriquer consciemment des figures humaines, en utilisant la double capacité, reproductive et plastique, du média cinématographique. Peut-on dire pour autant que le cinéma ou que certains films spéculent sur la question de la figuration du corps humain ? Dans les années 1920, période marquée par l’expérimentation et l’avant-gardisme, on a surtout été sensible au caractère reproducteur, automate du cinéma, un caractère qui l’écarte de la mise en forme volontaire où certains ont vu l’essence de l’art. Pour ne donner qu’un exemple, c’est le coeur de la vitupération, par Malévitch (1925), des « trognes » filmées, qui perpétuent selon lui une vieille idée du visage comme reflet de la divinité dans l’homme. Inversement, dans les deux dernières décennies du xxe siècle, qui se caractérisent globalement par la mondialisation des effets spectaculaires, on a assisté à une floraison de travaux sur la variété des modes de figuration de l’homme en cinéma, depuis le portrait pur et simple (chez Garrel, par exemple) jusqu’à la multiplication des solutions purement plastiques (poussières lumineuses vues par Schefer, explosions décrites par Brenez, etc.). Autrement dit, un film — ou un ensemble de films — spécule volontiers, pour peu qu’on l’aide en définissant l’objet de sa spéculation — c’est-à-dire, souvent, en nommant cet objet.

Un exemple analogue serait celui des réflexions, plus ou moins frottées de théorie, sur l’espace-temps dans des films aussi divers que L’homme à la caméra, Citizen Kane, La jetée, 2001, l’Odyssée de l’espace, Son nom de Venise dans Calcutta désert, Dogville, et pourquoi pas Tropical Malady. Là encore, il faudra à chaque fois qu’un commentateur articule le problème précis que le film peut être réputé traiter : le dérèglement de la linéarité narrative n’est pas le même dans le film de Welles et dans celui de Marker, les lacunes volontaires entre les parties ne sont pas de même nature chez Kubrick et chez Weerasethakul, etc. Après quoi seulement on pourra se demander comment ce problème est traité. Par exemple, le paradoxe temporel — fréquent dans la littérature de science-fiction — sur lequel repose l’histoire racontée par La jetée est, dans sa nature, le même que celui qu’exploite la trilogie Back to the Future (Robert Zemeckis), et des dizaines d’autres films ; si le film de Marker peut être vu comme plus spéculatif, voire plus théorique, c’est qu’il ne se contente pas de reprendre ce schème canonique, mais lui trouve une forme filmique qui approfondit la question, qui la fait résonner à sa manière et sur un autre plan. C’est aussi, comme je l’ai déjà suggéré, qu’il spécule, peut-être avant tout, sur les moyens dont dispose le récit filmique pour rendre la temporalité.

En somme, il ne semble pas si difficile, pour un film, d’arriver à spéculer — quitte à devoir pour cela être quelque peu spéculaire. Ou plus exactement (et pour faire pardonner mon mauvais jeu de mots), à condition de trouver les moyens de sa spéculation, c’est-à-dire à condition de se différencier sensiblement d’une norme supposée. Autre pseudo-théorème : pour être à même de spéculer sur un problème général (philosophique, si l’on y tient, mais pas forcément), un film doit s’en donner les moyens formels ; il doit même les inventer, et on peut poser qu’il n’est pas de spéculation dans un film qui n’innove pas dans son dispositif ou dans sa forme. L’acte théorique, ici, c’est toujours d’abord la différence. D’où l’échec constant des films qui imaginent pouvoir simplement mettre en oeuvre un corps de propositions préexistantes, ou s’appuyer sur un sol théorique prédéfini. Les films du Dogme, malgré le caractère indirectement mais éminemment théorique de la doctrine sur laquelle ils fondent leurs stratégies figuratives et syntaxiques, sont moins convaincants comme actes de théorie que Dogville, qui se moque de cette doctrine. On peut même ajouter que c’est cette moquerie (le fait par exemple que Dogville soit un écho malicieux de Dogma) qui fait le prix du film de von Trier comme expérience réflexive et, si l’on y tient, comme acte de théorie. (D’ailleurs, l’acte en ce cas est facile à isoler : il consiste à plonger une caméra du Dogme dans un décor qui n’est pas fait pour elle, et devrait logiquement la rejeter ; un film a rarement été aussi exactement expérimental.)

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Reste la dernière exigence, celle de la capacité explicative, devant laquelle le film est évidemment moins bien armé. Pourquoi ? Je vais droit à ce qui me paraît épistémologiquement essentiel : « spéculer » vise un dehors de la pensée qui lui demeurera toujours extérieur. Je puis bien, dans le cadre d’une spéculation parfaitement cohérente, dire ce que je veux du monde, cela ne le change pas, et, à la limite, cela ne le concerne pas. Les tableaux médiévaux des « sphères » célestes, par exemple, nous apparaissent aujourd’hui comme des imaginations fantastiques qui n’expliquent rien, mais ils n’ont perdu pour autant ni leur cohérence, ni leur caractère de spéculation. Au contraire, « expliquer » veut dire en dernière instance qu’on s’est transporté mentalement dans ce dehors de la pensée, qu’on en a pénétré la logique, les lois, les modes d’être. Il y a deux grandes voies de l’explication. La première (version forte) consiste à assigner une cause expresse au phénomène que l’on théorise ; elle relève de l’interprétation, mais argumentée (ce fut l’espoir de la première herméneutique que de penser atteindre à ce régime de la causalité dans le domaine des oeuvres de l’esprit [Schleiermacher 1989]). La seconde se présente plutôt comme une description très poussée, doublée d’une modélisation ; c’est celle dont se contentent en fait les sciences humaines. Mais dans un cas et dans l’autre, il n’y a d’explication que si, en quelque manière, le monde et le phénomène visés sont bien atteints par la construction explicative ; autrement dit, si je puis vérifier que ma spéculation a bien un effet sur ce sur quoi elle porte.

Le film évidemment est ici toujours limité par la nature métaphorique et indirecte de sa réflexion théorique. Lorsque Vertov entend expliquer, dans un numéro du Kinoglaz, le circuit économique des biens de consommation quotidienne, il ne peut rien imaginer de plus parlant que de remonter le temps, de la viande dans l’assiette au boeuf sur pied, mais l’explication ainsi donnée, quoique incontestable (le rôti provient bien de l’animal élevé par le paysan), reste élémentaire, presque enfantine, et le film ne dit rien de la logique des circuits de production et de distribution ; il est incapable de remplir sa fonction didactique, et de démontrer la supériorité du système socialiste, puisqu’il ne le montre même pas ; a fortiori ne l’analyse-t-il pas, n’explique-t-il rien. C’est généralement le cas des films qui miment un raisonnement. La séquence « Au nom de la Patrie » dans Octobre, proche des solutions imaginées pour Le Capital, dit au mieux que l’idée de patrie est un leurre, matérialisé par des hochets (décorations, médailles, uniformes) — mais, outre que cela reste très général (et vrai de la patrie soviétique), on n’a rien expliqué non plus : pourquoi ce piège marche-t-il ? Comment ? Et que faudrait-il faire pour l’éviter ? Même lorsque Godard et Miéville, dans un film aussi analytique que Comment ça va, nous font la leçon sur la manière de lire une image, la démonstration est articulée et logique, mais il serait exagéré de prétendre qu’elle explique quoi que ce soit à propos de sémiotique (et pas davantage — ce qui était la visée de ce film — à propos de propagande).

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Un film n’est pas une théorie : la conclusion logique de ce qui précède ne saurait surprendre — et n’est pas passionnante : nous le savions d’entrée de jeu. Le problème reste toujours le même, à savoir la différence entre l’image et le langage : si la réflexion peut emprunter l’une et l’autre voie, seul le langage peut prétendre expliquer, parce qu’il met sur le même pied les mots qui désignent des choses, ceux qui désignent des actes, et ceux qui nomment des idées.

Un film n’est pas une théorie : aussi bien n’était-ce pas ma question. Je me demandais seulement s’il pouvait ressembler à un « acte de théorie », et il est temps de revenir à cette question plus modeste, à laquelle le bref parcours qui précède a permis de suggérer, tout de même, une réponse très positive, de trois manières différentes me semble-t-il. D’abord, au sens du particulier opposé au général : un film ne peut que difficilement et insuffisamment traiter une grande question théorique (le capitalisme ou le socialisme, la propagation des idées ou la place du spectateur), mais il peut restreindre son ambition. Dans le sillage des maîtres du cinéma structural que j’ai cités, des films comme Variations on a Cellophane Wrapper (David Rimmer, 1970) ou les Études visuelles d’Al Razutis (1973-1983) ont su définir avec assez de précision leur objet pour avoir, ensuite, les moyens de ne pas s’en écarter, et par là, d’en apparaître comme un traitement, systématique dans sa brièveté. Le film de Rimmer est la répétition, indéfiniment variée dans ses paramètres, d’un plan unique représentant de front une ouvrière d’une usine de papier cellophane qui secoue devant elle une grande feuille de cette matière. Rephotographié, le plan perd ses gris, s’épure, devient une semi-abstraction en noir et blanc, que peuvent alors envahir des plages de couleurs, se fixant tantôt sur l’un (le noir), tantôt sur l’autre (le blanc) — le passage temporaire au négatif multipliant par deux les possibilités. L’« étude » est encore plus flagrante, si possible, que dans celles de Razutis, puisqu’elle profère muettement deux énoncés l’un et l’autre théoriques : que l’analogie photographique qui fonde le film peut se défaire, et que c’est alors la matière de l’image qui est révélée.

Deuxième possibilité : un film peut particulariser sa réflexion en restreignant non plus l’objet de la recherche, mais ses conditions : en devenant clairement une expérience. On connaît le vieux débat, en langue française du moins, à propos de la notion de « cinéma expérimental », et les excellents arguments qui visent, contre l’usage établi, à se passer de cette étiquette (Noguez 1999) : ce qu’on appelle ainsi n’est que rarement voulu comme une expérience, et bien plus souvent comme une création personnelle. Mais il en est, parmi ces films, qui se donnent réellement la dimension d’une expérimentation. Les plus ostensibles, ce sont ceux qui testent, sous forme de performance, telle ou telle dimension de la spectature — des films sans caméra de Giovanni Martedi aux expériences de décomposition chimique du film, par Jürgen Reble, ou aux spectacles de cinéma sans film d’Anthony McCall. Il est plus difficile d’imaginer une réelle expérience portant sur des données filmiques (formelles, esthétiques, idéologiques), ou plus exactement, d’imaginer une véritable situation expérimentale, dans laquelle des relevés pourraient être opérés, des résultats atteints : les grands théoriciens du filmique — ceux de Fluxus comme ceux du cinéma structural — proposent bel et bien à chacun de leurs spectateurs une expérience singulière, éventuellement enrichissante théoriquement, mais sans capitalisation. On est au coeur du problème, je crois : en cinéma, l’expérience la plus rigoureuse (de T, O, U, C, H, I, N, G à La région centrale) ne se poursuit jamais par une autre qui la reprendrait (en tous les sens du terme) — faute de passage au concept, en tout cas à un concept réellement universalisable (du film de Snow, on peut déduire plusieurs concepts ; le film ne choisit pas).

Troisième réponse : un film est un acte, tout film est un acte — mais un acte poétique. C’est en tant qu’acte d’invention, acte de pensée et de création qu’en dernière instance un film peut évoquer, imiter ou frôler la théorie. C’est sa capacité d’innover qui peut donner à un film l’allure d’un énoncé théorique [12]. D’où vient cette confusion, si fréquente, entre théorique et poétique ? J’en vois l’origine — plutôt que dans le mouvement formaliste des années 1920, lequel a eu peu d’influence sur les oeuvres — dans une tendance des années 1950 et 1960, à l’apogée de la modernité et au début de sa grande fatigue : las de dire le monde ou désespérant d’y parvenir, l’art se prend comme objet. Cette involution se lit dans les arts plastiques (particulièrement dans la version Greenberg), la musique (épisode Darmstadt), la littérature (Nouveau Roman), etc. Le cinéma a pris le train au vol, et je me rappelle encore les énoncés du genre « le film certes ne dit que le film, mais il dit tout le film » (Jean-Louis Comolli), ainsi que, plus tard, l’espèce de doxa qui voulut qu’un film intéressant fût nécessairement « sur le cinéma » — tout un moment du cinéma d’art européen où il était devenu difficile d’échapper au topos du film ou du cinéma dans le film, de Persona à tout Godard entre 1966 et 1976, au dispositif d’Une sale histoire, à Marie pour mémoire et à L’enfant secret, à Huit et demi et Intervista, et à cette économique et frappante formulation de Marguerite Duras : « Si on montre une scène, on peut aussi bien montrer comment elle est filmée, comment une caméra filme cette scène. »

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On n’a jamais dépassé en cinéma, sans doute, l’ambition créatorielle de Peter Kubelka pour son Arnulf Rainer : « Je voulais atteindre le fondement absolu de mon moyen d’expression et le manipuler aussi purement que possible » (cité dans Lebrat 1990, p. 79). Absolutisme et pureté : valeurs spirituelles autant qu’esthétiques, et qu’un savant pourrait revendiquer autant qu’un artiste. Mais lorsque Kubelka poursuit en revendiquant un fondement en nature (par le truchement du concept d’harmonie) de la « perfection » de son oeuvre, il désigne (involontairement) l’aporie constitutive de toute assimilation d’une oeuvre d’art — film ou autre — à une théorie : tout simplement, le concept (en l’occurrence, spécialement difficile) n’est pas dans l’oeuvre. Kubelka a revendiqué l’éternité pour son film, si abstrait en effet qu’on peut en donner la recette et que « n’importe qui peut le refaire » ; mais c’est autre chose : un schème, non une théorie. Dernier tour de la vis sans fin : Arnulf Rainer, on le sait, n’est pas seulement un film, mais aussi une sculpture. L’oeuvre manque toujours, in fine, à l’absolu de la théorie : mais elle ne manquera jamais à sa propre capacité d’actuation et de novation.