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L’année 2012 marquait le 30e anniversaire du rapatriement de la Constitution canadienne de 1982. Cet événement, qui se voulait un moment mémorable dans l’histoire canadienne, ne s’est pas réalisé sans heurts. Une majorité de provinces s’est d’abord opposée à une action unilatérale du gouvernement fédéral, ce qui a conduit certaines d’entre elles à procéder par renvoi devant leur plus haut tribunal respectif afin d’obtenir un avis sur la légalité et la légitimité du processus unilatéral de rapatriement envisagé par le fédéral[1]. Ces provinces arguaient notamment que la charte des droits et libertés que voulait inclure le gouvernement fédéral dans la Constitution modifierait les relations fédérales-provinciales et diminuerait leur pouvoir législatif, et ce, sans leur accord.

Parmi les questions posées devant ces tribunaux, toutes les provinces visées ont demandé s’il existait une convention constitutionnelle exigeant que le fédéral obtienne l’assentiment des provinces avant de modifier la Constitution. L’argument des provinces résidait principalement dans le fait que les modifications constitutionnelles antérieures qui touchaient une ou plusieurs provinces avaient toutes été réalisées avec l’accord de celles-ci. Les réponses, parfois contradictoires, obtenues par les tribunaux provinciaux s’étant prononcés sur cette question ont incité la Cour suprême du Canada à entendre l’appel de ces renvois. Lors du Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution[2] rendu le 28 septembre 1981, les juges majoritaires ont affirmé qu’une convention constitutionnelle existait bel et bien et que celle-ci nécessitait l’accord d’un nombre appréciable de provinces pour que le gouvernement fédéral adresse une requête au Parlement de Westminster en vue de rapatrier la Constitution canadienne. Quant au nombre requis de provinces pour que l’appui au projet fédéral soit qualifié d’appréciable, il devait être déterminé au niveau politique.

À la suite de cette décision, des négociations ont donc été entreprises entre le gouvernement fédéral et les gouvernements des provinces afin de rapatrier la Constitution avec l’assentiment de ces dernières. Une entente à ce sujet, intervenue dans la nuit du 4 au 5 novembre 1982, permettait d’obtenir l’accord de toutes les provinces, à l’exception du Québec, pour adresser une requête au Parlement de Westminster afin de rapatrier la Constitution canadienne. Le 29 mars 1982, celui-ci a adopté le Canada Act[3]. Un peu plus de deux semaines plus tard, soit le 17 avril, la reine Élisabeth II promulguait par lettres patentes la Loi constitutionnelle de 1982[4] qui permettait au Canada, d’obtenir sa pleine souveraineté, d’une part et d’inclure la Charte canadienne des droits et libertés[5] et diverses formules de modification à sa constitution, d’autre part.

Entretemps, le Québec adressa une seconde requête en renvoi à la Cour d’appel de la province afin que celle-ci se prononce sur l’existence d’une convention constitutionnelle exigeant le consentement du Québec pour que le Sénat et la Chambre des communes du Canada puissent modifier la Constitution et pour savoir si l’objection du Québec rendait inconstitutionnelle, au sens conventionnel, l’adoption d’une résolution pour modifier la Constitution canadienne. Le 7 avril 1982, la Cour d’appel répondit par la négative à cette question, ce qui fit en sorte qu’un appel fut porté devant la Cour suprême[6]. Le 6 décembre 1982, la Cour suprême, dans le Renvoi : Opposition à une résolution pour modifier la Constitution[7], répondit également par la négative au pourvoi du Québec, et ce, bien que la question fût rendue théorique en raison de la promulgation de la Loi constitutionnelle de 1982 le 17 avril précédent.

Les questions posées à la Cour suprême lors du Renvoi de 1981 et du Renvoi de 1982 s’expliquent par le fait que la Loi constitutionnelle de 1867[8] ne contient pas de règles écrites[9] concernant la façon de procéder à des modifications constitutionnelles lorsque les pouvoirs du Parlement fédéral et des législatures provinciales sont impliqués. Cependant, la Cour suprême, dans le Renvoi de 1981, fait la nomenclature des modifications constitutionnelles qui ont été réalisées ou qui ont achoppé depuis 1867, ce qui montre qu’une procédure non écrite existe dans les faits et qu’elle lie judiciairement les acteurs visés[10]. Dans ce contexte, est-il possible qu’une règle de droit se soit formée à partir des précédents, qui constituent une condition essentielle de la coutume constitutionnelle, et ce, compte tenu du fait qu’il n’existait pas de procédure générale de modification écrite dans la Constitution canadienne avant 1982 ? De plus, dans quelle mesure les acteurs visés respectent-ils la procédure de modification dans ses réalisations tant positives que négatives ? Enfin, aurait-il été possible pour les provinces opposées au rapatriement unilatéral par le fédéral de contraindre celui-ci, par voie judiciaire, à obtenir l’assentiment de toutes les provinces avant de réaliser ce projet en invoquant l’existence d’une coutume constitutionnelle à cet effet ?

Pour répondre à ces questions, le présent texte propose de démontrer que le processus de modification constitutionnelle non écrit, mis en place entre l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1867 et le Renvoi de 1981, s’est établi par voie coutumière. Les conditions inhérentes à cette dernière étaient remplies par le processus mis en place. En vertu de celui-ci, il aurait été possible de contraindre le fédéral par voie judiciaire à obtenir l’assentiment de toutes les provinces avant de rapatrier la Constitution de 1982.

L’intérêt de cet exercice provient d’abord du fait que plusieurs auteurs de doctrine constatent que la coutume est une source matérielle de la Constitution anglaise[11], et ainsi, de celle du Canada en vertu du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867[12]. De plus, ni les parties lors du Renvoi de 1981 et du Renvoi de 1982, ni les auteurs de doctrine qui s’y sont intéressés n’invoquent la coutume constitutionnelle à titre de source de droit pouvant potentiellement fonder l’existence d’une procédure de modification constitutionnelle non écrite[13]. Enfin, puisque la coutume est une règle de droit, il est possible d’affirmer que sa reconnaissance par un tribunal aurait pu forcer le fédéral à obtenir l’assentiment de toutes les provinces avant de rapatrier la Constitution.

La motivation de cette étude réside également dans l’absence de réponses satisfaisantes, du point de vue juridique, qui pourraient être offertes par les autres sources de droit matérielles et formelles au regard des questions posées dans les renvois. Comme il a été mentionné, la procédure générale de modification constitutionnelle n’est pas écrite avant l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1982. Est-ce à dire que cette procédure ne relève pas du domaine juridique jusqu’à ce moment-là ? Une réponse négative à cette question s’impose en raison de la portée juridique et du caractère exécutoire des modifications réalisées durant cette période. De plus, puisque le Renvoi de 1981 est le premier à traiter de la possibilité pour le gouvernement fédéral de modifier unilatéralement les compétences législatives fédérales et provinciales sans l’accord unanime des provinces, la question ne peut être intégrée à la common law[14]. Il n’y a donc pas de principes dégagés, du moins par les tribunaux canadiens, relativement à cette question. Enfin, les conventions constitutionnelles ne peuvent être appliquées en droit puisqu’elles ont pour objet d’assurer que le cadre juridique de la Constitution fonctionne selon les principes ou les valeurs dominantes de l’époque. Au Canada, elles s’appliquent principalement aux rapports entre l’assemblée élective et le gouvernement, aux règles parlementaires ou à la prérogative royale, ou aux deux à la fois. Pour cette raison, elles ne sont susceptibles que de sanctions politiques[15].

Les textes constitutionnels antérieurs au rapatriement de 1982 et la jurisprudence s’y rapportant seront considérés pour éviter de créer un anachronisme. En ce qui concerne la doctrine, celle qui est publiée avant le rapatriement a évidemment été privilégiée, mais celle qui y est postérieure sera considérée dans la mesure où elle traite de la coutume comme source de droit telle qu’elle était perçue antérieurement ou au moment du rapatriement.

La première partie de ce texte traite des caractéristiques de la coutume en droit au niveau international et dans les États de common law telles qu’elles ont été définies par les tribunaux internationaux, anglais et américains ainsi que par les auteurs de doctrine. De cette partie, découle, en second lieu, l’analyse des actes de procédure de modification constitutionnelle dans le contexte canadien entre l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1867 et le rapatriement de 1982. En rapport avec cette dernière, les enseignements du Renvoi de 1981 transposables à la coutume constitutionnelle seront scrutés en vue de démontrer que celle-ci aurait pu s’appliquer et être utilisée pour éviter que le Québec soit la seule province exclue du processus de rapatriement de la Constitution. À ce sujet, la perspective abordée ici est celle du Québec, car c’est la seule province à ne pas avoir ratifié la Constitution à ce jour et c’était la seule, après l’accord intervenu entre le fédéral et les neuf autres provinces en novembre 1982, à avoir un intérêt juridique pour que le fédéral obtienne l’accord de toutes les provinces avant de rapatrier la Constitution.

1 Les caractéristiques de la coutume en droit international et dans les États de common law avant le rapatriement de 1982

Cette partie vise d’abord à énoncer les caractéristiques de la coutume comme source du droit telles qu’elles ont été établies au niveau international par la jurisprudence qui y est afférente ainsi que par les auteurs de doctrine. Par la suite, seront abordées son intégration et les caractéristiques qui permettent son utilisation dans le contexte constitutionnel dans certains États de common law avant 1982.

1.1 Les éléments constitutifs de la coutume internationale

Au niveau international, l’article 38 (1) b) du Statut de la Cour internationale de Justice prévoit que celle-ci « applique la coutume internationale comme preuve d’une pratique généralement acceptée comme étant le droit[16] ». La Cour internationale de Justice reconnaît donc explicitement que la coutume fait partie des sources de droit sur le plan international.

Cet article énonce certaines caractéristiques de la coutume internationale. D’abord, celle-ci est la preuve d’une pratique. Ainsi, pour être en présence d’une coutume au niveau international, une pratique doit pouvoir être observée. Il s’agit de l’aspect matériel (consuetudo) de la coutume. Par la suite, cette pratique doit être généralement acceptée comme étant le droit. Elle doit donc être normative. Il s’agit de l’élément subjectif dit psychologique de la coutume, aussi appelé « opinio juris sive necessitatis » (ci-après « opinio juris »). La réunion de ces éléments doit être présente pour pouvoir cristalliser la norme coutumière en droit international[17].

1.1.1 L’aspect matériel (consuetudo)

L’aspect matériel de la coutume internationale, soit son aspect visible, du moins observable, doit réunir certaines caractéristiques pour être reconnu judiciairement. Il doit d’abord être constant. En ce sens, dans l’Affaire du droit de passage sur le territoire indien, il est spécifié que la pratique doit être prolongée et continue ainsi que constante et uniforme[18]. Comme le font ressortir les auteurs Jean-Maurice Arbour et Geneviève Parent, combien de fois un précédent doit-il être répété et pendant quelle période de temps pour qu’il puisse former une coutume internationale ? Devant cette question, ils énoncent, en prenant appui sur le principe de la liberté de l’espace extra-atmosphérique, reconnu dès le début de l’exploration spatiale en 1958, que les circonstances varient au cas par cas et qu’une pratique intense et uniforme peut compenser un bref laps de temps[19]. De plus, selon le jugement rendu dans l’Affaire du plateau continental de la mer du Nord, la coutume internationale peut émerger en quelques années, voire en quelques mois, si un nombre important d’États adhèrent à une pratique[20].

En ce qui a trait à l’étendue de la pratique dans l’espace, la jurisprudence internationale admet qu’elle peut être universelle, régionale ou locale. Ainsi, dans l’Affaire du droit de passage sur le territoire indien, la Cour internationale de Justice a l’occasion de mentionner qu’elle voit difficilement pourquoi le nombre d’États devrait être supérieur à deux pour qu’une coutume locale se crée, si tant est que la pratique prolongée et continue entre eux soit acceptée comme régissant leurs rapports et qu’elle constitue le socle sur lequel reposent leurs droits et leurs obligations réciproques[21]. Dans l’Affaire du droit d’asile entre la Colombie et le Pérou, la Cour internationale de Justice évoque une coutume régionale lorsqu’elle spécifie que « [l]e gouvernement de la Colombie doit prouver que la règle dont il se prévaut est conforme à un usage constant et uniforme, pratiqué par les États en question [i.e. d’Amérique latine][22] ». La coutume universelle est théoriquement possible. Toutefois, les professeurs Arbour et Parent expriment, à juste titre, que l’exigence d’une pratique de tous les États serait impossible à réaliser dans plusieurs hypothèses. À cet égard, ils invoquent le cas des États enclavés en ce qui concerne le droit de la mer[23].

La coutume internationale doit également émaner d’un usage uniforme. Il en est ainsi pour être en présence d’une pratique générale prouvable. Certains arrêts de la Cour internationale de Justice montrent que ce critère n’est pas toujours rempli. Dans l’Affaire du droit d’asile entre la Colombie et le Pérou, la Cour internationale de Justice ne peut dégager une coutume constante et uniforme à partir des faits soumis en raison des incertitudes et des contradictions qu’ils soulèvent ainsi que des fluctuations et des discordances dans l’exercice de l’asile diplomatique[24]. De même, dans l’Affaire des pêcheries, elle a l’occasion de mentionner que, malgré l’adoption de la règle des 10 milles marins par certains États dans leurs lois nationales, traités et conventions pour déterminer les eaux intérieures nationales de baies ayant plus de 10 milles marins à l’ouverture, d’autres États ont adopté en revanche une limite différente. La règle des 10 milles marins ne peut donc, selon la Cour internationale de Justice, avoir l’autorité d’une règle générale de droit international[25].

1.1.2 L’élément psychologique (opinio juris sive necessitatis)

Tel que mentionné d’entrée de jeu, l’élément psychologique doit également exister pour être en présence d’une coutume internationale. Cependant, la subjectivité inhérente à cet élément peut poser problème. En effet, à partir de quels éléments de preuve peut-on mesurer la composante interne propre aux États dans l’élaboration d’une règle coutumière ? Dans un premier temps, la théorie volontariste, également nommée « théorie de l’accord tacite », a prévalu. La Cour permanente de Justice internationale, dans l’Affaire du Lotus de 1927[26], adopte en quelque sorte cette position lorsqu’elle déclare que la volonté des États est nécessaire pour les lier entre eux sur le plan coutumier. Cette volonté doit être manifestée dans des conventions ou des usages généralement acceptés comme consacrant des principes de droit[27]. La preuve directe et positive d’une opinio juris est donc recherchée.

Un problème de preuve surgit toutefois. S’il faut rechercher cette preuve dans des conventions, ne sommes-nous pas sortis du champ du droit coutumier pour entrer à proprement parler dans le droit conventionnel international ? Ce dernier droit n’est-il pas fondé sur une entente réciproque entre un ou plusieurs États exprimée sous forme de texte ? D’ailleurs, ne s’agit-il pas d’une source distincte de la coutume internationale ainsi qu’il est spécifié à l’article 38 (1) a) du Statut de la Cour internationale de Justice ? Les précédents ne pourraient donc être d’aucune utilité puisque ce texte pourrait s’inscrire en faux au regard de ceux-ci, et ce, tant qu’il respecte la volonté des parties à l’entente et les lois écrites du droit international. Pour ce qui est de la preuve directe et positive recherchée dans des usages généralement acceptés, quel est le degré d’acceptation requis puisqu’il s’agit d’usages généralement acceptés ? Faut-il l’accord de tous les participants à la règle coutumière ou seulement des plus importants ? Comment les déterminer en l’occurrence ? Qu’en est-il des nouveaux acteurs n’ayant pas participé à la création de la coutume ? Doivent-ils s’y conformer ? De plus, doit-on exiger une formulation écrite ou verbale officielle qui explique chaque usage ? Dans ce cas, quelle est l’instance officielle de chaque État qui doit en faire l’expression ?

Cette position, exprimée dans l’Affaire du Lotus, laisse plusieurs questions sans réponse relativement à la recherche d’une opinio juris directe et positive. Il est d’ailleurs plutôt dogmatique de rechercher une preuve directe et positive pour une source du droit matériel dans cette affaire. En effet, celle-ci concerne une abstention. Non seulement il faudrait que les États motivent à tout coup, du moins régulièrement, leurs usages, mais ils devraient également motiver leur inaction. Cela ne revient-il pas à rechercher l’expression positive de ce qui n’est pas ou n’a pas eu lieu ? Un autre questionnement met à mal cette position. Qu’en est-il lorsqu’une coutume internationale est reconnue malgré l’objection d’un État[28] ?

La position adoptée dans l’Affaire du Lotus est d’ailleurs remise en question par la doctrine. L’auteur Mouttaki précise que cet arrêt est de portée limitée et d’autorité restreinte, car il est daté, isolé et fortement critiqué. De plus, il aurait été rendu uniquement grâce à la voix prépondérante du Président de la Cour permanente de justice internationale et ne correspondrait pas à l’évolution du droit international[29].

La théorie objectiviste offre des éléments de réponse plus réalistes quant à la manière d’interpréter la présence d’une opinio juris chez les acteurs visés. Selon cette doctrine, la coutume internationale est une manifestation normative qui possède un fondement extérieur et supérieur à la volonté de l’État. La coutume est un phénomène social qui découle d’une nécessité logique. D’après cette vision, la volonté souveraine de l’État, pour créer la norme coutumière, cède le pas devant la prise de conscience collective de tous les sujets du droit international de la nécessité sociale et juridique. Comme l’auteur Mouttaki l’exprime, la norme coutumière ne repose pas sur l’expression d’une volonté, mais elle s’appuie sur la conviction qu’une règle existe[30]. Pour les tenants de cette approche, la norme coutumière a un rang particulier[31].

De manière concrète, comment les tenants de cette théorie recherchent-ils l’existence d’une opinio juris reposant sur la conviction qu’une règle existe ? Un premier élément de réponse est énoncé en 1963 par Charles de Visscher, ancien juge de la Cour internationale de Justice, lorsqu’il énonce que « [l]a Cour fait appel à l’absence de l’élément psychologique quand l’élément matériel lui paraît incertain. Quand au contraire l’élément matériel ne fait pas de doute en raison de la cohérence comme de la durée d’une pratique, la Cour assez généralement, en déduit l’existence de l’opinio juris[32]. » Cette citation est intéressante à plus d’un point de vue. D’abord, lorsque l’aspect matériel de la coutume est cohérent, l’aspect psychologique est généralement déduit. Il y aurait donc présomption[33]. Ce qui est d’autant plus intéressant est le fait que, d’après la citation, l’absence de cohérence dans l’élément matériel n’entraîne pas nécessairement l’échec de la démonstration de la coutume, si tant est que l’aspect psychologique puisse y suppléer.

Certains arrêts subséquents énoncent des critères spécifiques qui permettent d’établir l’opinio juris fondée sur la conviction qu’une règle existe. Dans l’Affaire du plateau continental de la mer du Nord, il est mentionné que la formation d’une règle coutumière dont l’opinio juris est reconnue peut imposer une règle de droit à des États non parties à une convention ou à une relation contractuelle, mais que ce résultat n’est pas facilement atteint[34]. Pour ce faire, la Cour internationale de Justice souligne qu’« une participation très large et représentative à la convention suffi[t], à condition toutefois qu’elle comprenne les États particulièrement intéressés[35] ». Ce tribunal légitime ainsi le fait qu’une coutume internationale peut s’appliquer à des États qui n’ont pas participé à son élaboration. Il légitime aussi le fait que l’opinio juris concerne la croyance dans l’observation d’une règle juridique[36], ce qui est à contresens de la théorie volontariste, qu’il a d’ailleurs niée en établissant que la coutume peut lier des États non parties aux conventions ou aux contrats internationaux. La Cour internationale de Justice s’appuie toutefois sur la démarche de l’Affaire du Lotus de 1927 pour rechercher la preuve de l’opinio juris dans des cas d’abstention, ce qui est un non-sens, comme cela a été mentionné plus haut. En toute logique, pourquoi un État qui s’abstient et qui crée donc un précédent négatif par son inaction irait-il accomplir un acte positif justifiant l’inaction ou l’abstention ? Cette position majoritaire a d’ailleurs été critiquée par plusieurs juges minoritaires dans l’Affaire du Plateau continental de la mer du Nord de 1969. Ils font valoir la difficulté pour un gouvernement d’apporter des preuves concluantes qui ont pu inspirer non seulement ses propres actes mais également ceux des autres gouvernements[37].

Au moment du rapatriement de 1982, les jugements arbitraux Texaco/Taliasiatic c. Gouvernement Libyen[38] et Aminoil c. Koweït[39] ainsi que l’Affaire du Plateau continental de la mer du Nord, jugée par la Cour internationale de Justice, ont énoncé la notion de tendance coutumière[40]. Celle-ci fait référence à la nécessité de la règle naissante. Dans ce contexte, le consentement de l’État ne peut suffire. En effet, la formulation de cette tendance ne peut se réduire à l’acceptation ou à la renonciation et elle doit tenir compte d’éléments extraconsensuels. Dans cette perspective, les États qui se sont abstenus lors de la formulation de la coutume et ceux qui apparaissent après la formulation de la règle peuvent être assujettis aux conditions qui y sont inhérentes. Pour contrer la tendance coutumière naissante, les États doivent s’opposer en nombre suffisant, ce qui est difficile à maintenir à long terme. Il s’agit en quelque sorte d’un retournement de situation[41]. Jadis, ceux qui voulaient obtenir la reconnaissance de la coutume devaient faire la preuve de l’opinio juris. Désormais, c’est à ceux qui souhaitent s’y soustraire de faire cette preuve.

Un dernier élément de la reconnaissance de la coutume internationale mérite que l’on s’y attarde. Il s’agit de la preuve d’une pratique générale qui s’impose à l’État au moyen des actes de procédure. À ce sujet, la Cour internationale de Justice a l’occasion de se prononcer lors de l’Affaire de la Namibie de 1970, qui concerne les conséquences juridiques pour les États de la présence continue de l’Afrique du sud dans ce pays :

[Les] débats qui se déroulent au Conseil de sécurité depuis plusieurs années prouvent abondamment que la pratique de l’abstention volontaire d’un membre permanent a toujours et uniformément été interprétée, à en juger d’après les décisions de la présidence et les positions prises par les membres du Conseil, […] comme ne faisant pas obstacle à la prise de résolutions. L’abstention d’un membre du Conseil ne signifie pas qu’il s’oppose à l’approbation de ce qui est proposé ; pour exiger l’adoption d’une résolution exigeant l’unanimité, un membre doit émettre un vote négatif. La procédure suivie par le Conseil de sécurité […] a été généralement acceptée par les Membres des Nations Unies et constitue la preuve d’une pratique générale de l’Organisation[42].

La dernière phrase de cette citation est très importante car elle indique clairement que la procédure généralement acceptée constitue la preuve d’une pratique générale. Donc, même en cas d’abstention, la recherche d’une opinio juris directe et positive ne s’applique pas, de l’avis de la Cour internationale de Justice, puisque la preuve de la pratique générale est établie d’après la procédure suivie. De plus, celle-ci n’a pas à être acceptée unanimement puisqu’il est précisé que la procédure est généralement acceptée. Enfin, il appert que la constatation du refus ou de l’abstention, qui relève chacun de l’aspect psychologique, n’est pas présumée. Ils se constatent plutôt par une action, en l’occurrence un vote négatif, qui se rattache à l’aspect matériel.

Ces enseignements provenant du droit international peuvent-ils être pris en considération dans les États où la common law est appliquée en droit public tels que les pays du Commonwealth ? Certains auteurs affirment que l’Angleterre incorpore le droit international dans son droit interne depuis le xviiie siècle. Ils s’appuient notamment sur les écrits de Blackstone et de Mansfield pour indiquer que les principes internationaux du droit maritime et des immunités étaient de la compétence des tribunaux de common law dès cette époque. Cette doctrine aurait par la suite été exportée puis appliquée par les tribunaux des colonies britanniques en Amérique, et ensuite par les cours de justice aux États-Unis qui l’appliqueraient toujours au xxie siècle[43]. Elle semble toujours en vigueur en Angleterre puisque Lord Denning MR et Shaw LJ expriment, dans l’affaire Trendtex Trading Corporation c. Central Bank of Nigeria de 1977[44], que les normes coutumières font automatiquement partie de la common law du moment qu’elles se cristallisent en droit international, à moins qu’elles n’entrent en conflit avec une norme législative.

Au Canada, malgré une certaine ambiguïté de la Cour suprême, les cours supérieures canadiennes ont eu tendance à adopter la doctrine de l’incorporation du droit international et de la coutume qui y est sous-jacente depuis 1867[45]. À ce propos, le juge Louis-Philippe Pigeon indique ce qui suit dans l’arrêt Daniels c. White en 1968 : « Parliament is not presumed to legislate in breach of a treaty or in any manner inconsistent with the comity of nations and the established rules of international law. It is a rule that is not often applied, because if a statute is unambiguous, its provisions must be followed even if they are contrary to international law[46]. » Ainsi, en l’absence d’une procédure générale de modification de la Constitution clairement définie, la Cour suprême aurait pu prendre en considération les critères mis en place au niveau international pour attester l’existence d’une coutume en droit canadien[47].

Le droit international pouvait donc apporter un éclairage intéressant relativement à la coutume lors du rapatriement de 1982. Pour obtenir un portrait plus complet, il est toutefois impératif de comprendre l’intégration de la coutume dans les États de common law et son application en droit interne.

1.2 Les éléments constitutifs de la coutume dans les États de common law

La common law, non écrite et fondée sur les décisions judiciaires, puise ses fondements historiques dans la coutume. Une attention particulière doit donc être accordée à cet aspect, et ce, pour circonscrire l’importance de la coutume depuis la création de la common law jusqu’à aujourd’hui. Par la suite, les caractéristiques du droit coutumier qui permettent son application seront analysées.

1.2.1 La formation de la coutume en droit anglais et son importance contemporaine

En droit public comme en droit privé anglais, la common law s’est établie progressivement à partir des xiie et xiiie siècles après la création de plusieurs cours royales dans lesquelles se trouvaient des juges itinérants, la Cour de l’Échiquier, la Cour des plaids communs et la Cour du banc du roi[48]. Elle tire son existence d’une règle dégagée par un tribunal dans un contexte factuel déterminé[49]. À ses débuts, elle n’est donc pas constituée à partir de statuts adoptés par le roi. Selon quels fondements sont alors établies ces règles ? Il devait nécessairement y avoir une règle de droit antérieure à la création même des premières cours de justice qui permettait aux juges de rendre des décisions. À ce sujet, David J. Bederman affirme que l’égalité et l’accès aux tribunaux étaient garantis aux hommes libres avant la conquête normande de l’Angleterre[50].

En 1066, au moment de la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant, le système législatif anglais repose sur les coutumes. À cette époque, les premiers jalons du droit écrit s’établissent par leur codification. L’adoption de la Charte des libertés par le roi Henri 1er en 1100 marque l’un des premiers moments où est invoquée la coutume en droit constitutionnel anglais. En réponse aux abus de perception d’impôt de la noblesse par le prédécesseur du roi Henri 1er, cette charte indique dans son préambule qu’elle élimine les mauvaises coutumes qui oppriment le royaume d’Angleterre. Elle précise par la suite celles qui sont visées. Cette charte, qui aurait servi de modèle aux rédacteurs de la Magna Carta, était toujours invoquée dans des requêtes relatives aux libertés coutumières plus de 100 ans après son adoption[51]. En 1164, Henri II prétendit agir conformément à la coutume pour affirmer son autorité et celle des cours de justice sur les affaires du clergé lorsqu’il promulgua les Constitutions de Clarendon. En 1215, le roi Jean sans Terre affirma également agir d’après la coutume lorsqu’il codifia les droits féodaux et intégra des dispositions relatives à la coutume dans la Magna Carta. Pendant cette période, le droit était appliqué par des juges et des cours royales qui avaient avant tout comme rôle d’être les gardiens des coutumes existantes. Ils devaient parfois, en l’absence de texte, de charte, de constitution ou d’assise légale, unifier le droit en choisissant une coutume locale pour l’appliquer à l’ensemble du royaume[52].

La transformation de la coutume à la common law peut être observée à travers les écrits de Henry de Bracton. Ce juriste anglais du xiiie siècle affirme qu’à cette époque l’Angleterre utilise des lois non écrites, approuvées par les magnats et la Res publica, ainsi que des coutumes. Il témoigne que ces dernières dérivent de ce que l’usage a approuvé. Ainsi, les lois anglaises se seraient constituées à partir des nombreuses coutumes locales différant d’un endroit à l’autre. Plus important, il apporte un éclairage sur la fonction exercée par la coutume. Celle-ci peut être considérée à titre de loi dans les régions où elle est observée lorsqu’elle est approuvée par la pratique de ceux qui l’utilisent. Elle puise son autorité dans un usage prolongé et substantif[53].

L’officialisation de la théorie selon laquelle la common law trouverait ses origines au sein de la coutume se serait toutefois établie à partir de la seconde moitié du xive siècle. En 1350, le conseil du roi Édouard III affirmait que le « common usage is common law », tandis qu’en 1400 la cour, sous le roi Henry IV d’Angleterre, exprimait la maxime reprise jusqu’à nos jours : « common custom of the realm is common law[54] ». Au xvie siècle, une résurgence de la coutume se produit sous la dynastie Tudor. Afin de restreindre la concentration du pouvoir royal sous les règnes d’Henri VII et d’Élisabeth 1re, certains juristes tels que Sir John Davies et Sir Edward Coke proposèrent un retour aux anciennes coutumes. Pour ce faire, ils invoquèrent les dispositions de la Charte des libertés énoncée lors du règne du roi Henri 1er et la Magna Carta adoptée par le roi Jean sans Terre[55].

En 1627, l’arrêt Case of the Five Knights mit une fois encore la coutume constitutionnelle en évidence dans le contexte d’emprisonnements arbitraires. Il y fut plaidé qu’une ordonnance en habeas corpus était un droit coutumier en Angleterre. Le juge en chef Hyde de la Cour du banc du roi soutint que « the common custom of the law is the common law of the land, and that hath been the continual common custom of the law, to which we are to submit ; for we come not to change the law, but to submit to it[56] ». Le Parlement britannique répondit alors à ces propos par la promulgation de la Pétition des droits (Petition of Rights). La principale disposition qui y est contenue concerne les ordonnances en habeas corpus et l’interdiction d’emprisonner des individus sans assises légales. Dans la même lignée, la coutume des anciennes constitutions fut également invoquée lors de l’adoption du Bill of Rights en 1689[57].

En 1713, l’idée selon laquelle « common custom of the realm is common law » a été reprise par certains juristes anglais, dont Sir Matthew Hale dans son ouvrage The History and Analysis of the Common Law of England[58]. Il y mentionne que la common law consiste en des coutumes générales et que les décisions judiciaires qui en tiennent compte constituent une preuve plus fiable de leur existence que l’opinion des individus à leur sujet. Il ajoute que seuls les actes du Parlement peuvent délibérément changer les coutumes. Pour lui, les décisions judiciaires, les résolutions, la législation statutaire et les coutumes ont façonné la common law[59]. Sir William Blackstone, dans son ouvrage Commentaries On the Laws of England publié au cours des années 1760[60], s’intéresse également à la création de la common law. Il y mentionne que les coutumes sont générales, locales ou particulières. Selon lui, les assises des lois anglaises sont en général les coutumes immémoriales et la common law qui s’est reportée d’une époque à l’autre au fil des décisions des cours de justice[61].

Au cours de la période contemporaine, la coutume constitutionnelle a perdu de sa pertinence en ce qui concerne les prérogatives de la Couronne, et ce, même si les monarques prêtent serment, au moment de leur couronnement, de gouverner « according to their respective laws and customs[62] ». Elle peut malgré tout être créatrice de droit. Dans un ouvrage traitant des applications de la coutume dans de nombreux pays issus de la colonisation anglaise, qui ont une tradition juridique de common law, l’auteur Peter Karsten montre ses applications de 1600 à 1900. Ainsi, cette règle a été créatrice de droit dans la construction juridique des États-Unis, du Canada, de la Nouvelle-Zélande et de l’Australie. Elle a notamment joué un rôle dans le règlement des conflits concernant la possession et l’exploitation de la terre et des richesses naturelles, dans les revendications indigènes, dans les lois concernant le travail, dans la législation contractuelle et dans les délits fondés sur la négligence[63]. Il est à noter que la période étudiée par Peter Karsten correspond à la formation de l’État moderne et à la codification du droit dans ces endroits. Les fonctions législatives et exécutives, en cours d’implantation, ont certainement trouvé appui sur les coutumes pour s’établir et s’adapter aux réalités locales rencontrées.

Les travaux de Peter Karsten montrent que le droit coutumier est dynamique, qu’il évolue avec la société et qu’il doit être appliqué de manière conforme à son contexte législatif. Cette source de droit reste donc une source d’autorité dans la période contemporaine, notamment au niveau constitutionnel. Selon Albert Venne Dicey, la loi constitutionnelle anglaise est formée à la fois de statuts et d’une masse de coutumes, de traditions et de la common law[64]. D’ailleurs, il pourrait exister certaines coutumes constitutionnelles qui n’ont pas eu l’occasion d’être reconnues par les tribunaux. Elles le seraient toutefois si une question constitutionnelle d’ordre coutumière leur était soumise. Cette question ne devrait pas avoir été préalablement incorporée à la common law ni être d’ordre conventionnel dans le sens où elle concernerait principalement les rapports entre l’assemblée élective et le gouvernement, la prérogative royale et les privilèges parlementaires[65]. Pour être reconnue par les tribunaux, elle doit pouvoir être observable à partir de certains critères qui permettraient ainsi de la rendre effective.

1.2.2 Les critères de la coutume permettant son application en common law

Les critères associés à la coutume en common law sont très semblables à ceux qui existent en droit international dont il a été fait mention précédemment[66]. Les auteurs que nous avons recensés reconnaissent tous l’importance de l’aspect matériel pour que les tribunaux puissent admettre son existence[67]. Cependant, ce ne sont pas tous les auteurs qui traitent de l’aspect psychologique dans les critères dont le tribunal doit tenir compte. Cette constatation laisse croire que la reconnaissance d’une coutume repose davantage sur son aspect matériel en common law que ce qui a été observé en droit international.

1.2.2.1 L’aspect matériel

Parmi les auteurs consultés, Owen Hood Phillips et Carleton Kemp Allen établissent les critères matériels les plus exhaustifs pour prouver la coutume sur le plan judiciaire en Angleterre[68]. Puisqu’ils sont semblables à ceux que nous avons mentionnés pour la coutume internationale, les explications relatives aux critères à remplir seront restreintes ci-dessous aux aspects les plus pertinents. D’emblée, le critère matériel le plus important est le caractère immémorial de la coutume. En Angleterre, certains jugements font remonter la limite de ce qui constitue la mémoire légale de manière arbitraire à 1189, soit la première année du règne de Richard 1er. Ils établissent cette limite, par analogie, d’après la période limite imposée pour faire valoir ses droits dans le Statut de Westminster de 1275[69]. En pratique, celui qui veut prouver la coutume doit montrer qu’elle a existé pour une période substantielle, soit aussi longtemps qu’une personne puisse se remémorer. Il n’est donc pas nécessaire de prouver la manière dont la coutume s’est formée pour la partie qui allègue son existence. Il revient plutôt à la partie qui veut la nier de démontrer qu’elle n’a pu exister à un certain moment depuis 1189[70].

Dans les États issus de la colonisation anglaise, la limite de temps pour reconnaître une coutume est différente. Elle est fixée selon le contexte historique propre à chaque État. À titre d’exemple, dans l’arrêt Stuart v. Laird de 1803[71], la Cour suprême des États-Unis statue, à propos de son pouvoir de siéger à titre de cour de circuit, qu’une pratique et son acceptation depuis quelques années, soit depuis le moment de l’organisation du système législatif, sont suffisantes pour en établir la preuve[72]. En l’espèce, puisque la Cour suprême n’existe que depuis la mise en application de la Constitution américaine en 1789, la pratique dont il est question ne peut être antérieure à une quinzaine d’années. Ainsi, dans les États fondés à la suite de la colonisation anglaise, la preuve de la période pertinente pour qu’une coutume puisse être reconnue doit être analysée selon le contexte législatif de l’État visé. À ce titre, le Canada ne fait pas exception[73].

En rapport avec le caractère immémorial de la coutume dans le contexte américain, la Cour suprême des États-Unis ajoute en 1915 dans l’arrêt United States v. Midwest Oil Company[74] qu’une présomption de validité des actes du pouvoir exécutif existe lorsque qu’ils sont répétés sur une longue période. À ce sujet, elle s’exprime comme suit :

Both officers, lawmakers, and citizens naturally adjust themselves to any long-continued action of the Executive Department, on the presumption that unauthorized acts would not have been allowed to be so often repeated as to crystallized into a regular practice. That presumption is not reasoning in a circle, but the basis of a wise and a quieting rule that, in determining the meaning of a statute or the existence of a power, weight shall be given to the usage itself, − even when the validity of the practice is subject to investigation[75].

D’autres critères sont pertinents pour établir la preuve de la coutume. Celle-ci doit être continue. Toutefois, le non-usage d’un droit coutumier n’entraîne pas nécessairement son extinction, mais la preuve alors sera alors plus difficile à établir. Elle doit être paisible. Elle ne peut être contraire à l’ordre public, aux lois et aux statuts. Elle doit également être raisonnable ou du moins ne pas être déraisonnable. Son caractère doit être certain dans sa nature et dans sa portée. Enfin, elle doit être constante[76].

1.2.2.2 L’aspect psychologique

La coutume doit être reconnue comme obligatoire par ceux qu’elle vise[77]. À ce propos, John Davidson Lawson écrivait en 1881 que les coutumes pouvaient s’être formées d’un accord commun et que leur respect était alors optionnel. Toutefois, au fur et à mesure que la coutume prenait forme, son respect cessait d’être optionnel pour devenir obligatoire[78].

L’auteur André Émond apporte quelques précisions sur le niveau d’observance de la règle coutumière. Il établit que, au moment de la formation des coutumes au Moyen Âge, la croyance générale envers le caractère obligatoire est déterminante, bien que le poids de l’opinion de chacun au sein de la société puisse varier. De plus, il indique qu’il faut observer en particulier l’opinion des personnes en autorité, c’est-à-dire celles qui sont chargées d’appliquer le droit[79].

Les précisions apportées par cet auteur méritent certaines remarques. D’abord, au point de vue quantitatif, la croyance doit alors être générale et non nécessairement partagée par toutes les personnes visées par la coutume. Certaines personnes peuvent donc, en théorie, être en désaccord ou n’avoir aucune opinion relativement à la règle à suivre. Sur le plan qualitatif, l’auteur exprime expressément que l’opinion de chacun n’a pas le même poids. Il faut rechercher l’opinion des personnes en autorité et de celles chargées d’appliquer le droit. Des problèmes de preuve se situent à cet égard. En effet, au-delà de la difficulté de prouver l’état psychologique d’une pluralité d’individus, comment démontrer l’opinion des personnes en autorité, chargées d’appliquer le droit, alors qu’il est impossible de les identifier de manière exhaustive tout au long de la période visée ? Rappelons que, dans cette société hiérarchisée, il peut être difficile de déterminer qui sont les vassaux et les suzerains et qui représente l’autorité. De plus, bien qu’André Émond ne spécifie pas que l’aspect psychologique soit formulé de manière expresse, comment pouvons-nous obtenir des preuves matérielles de ces opinions après plusieurs siècles ? Le cas échéant, sommes-nous en présence d’originaux ou de transcriptions de récits oraux ? Ont-ils été traduits ? Quelle est la qualité de la traduction ? Si tant est qu’il soit possible d’obtenir une preuve matérielle, reflète-t-elle l’opinion de ceux qui sont visés par la coutume et de l’ensemble des personnes en autorité chargées d’appliquer le droit ? Qui plus est, dans cette société où l’écriture n’est pas l’apanage de tous, pourquoi rechercher une preuve écrite formulant une opinion pour une règle de droit non écrite reposant avant tout sur les précédents ? De manière corollaire, n’est-il pas plausible de rechercher l’opinion de personnes chargées d’appliquer le droit dans leurs décisions judiciaires ? Dans ce cas, ne s’agit-il pas d’une intrusion dans le champ de la common law ?

Le fondement sur lequel repose le caractère obligatoire pour les parties visées par la coutume se doit également d’être scruté. En effet, puisque dans les États de common law la coutume n’est pas incorporée dans les décisions judiciaires ou dans des lois et des statuts, sur quels fondements normatifs se situe son caractère obligatoire ? Des théoriciens du droit se sont intéressés à cette question. Pour Hans Kelsen, la genèse de la coutume à travers les actes de ceux qui la constituent n’est pas réalisée en fonction d’un acte de volonté ou par la « commande » d’une règle de droit. À ce titre, le tribunal fonde son jugement sur la présomption que les individus agissent ainsi que l’ont toujours fait les membres de la collectivité. En vertu de cette présomption, la coutume ne peut donc pas refléter la véritable volonté d’un quelconque législateur[80]. La preuve de la coutume s’établit donc par l’aspect matériel pour ce théoricien, soit par le comportement de ceux qui ont contribué à son établissement. Il spécifie également qu’elle ne lie pas seulement ceux qui ont créé la règle par leur conduite. Il suffit qu’une très grande majorité — et non la totalité — des individus visés par le rapport à régler y soient associés. À ce titre, la coutume peut faire partie de la constitution matérielle et être créatrice de droit en termes contraignants et déclaratoires[81].

Ainsi, la reconnaissance d’une règle coutumière n’exigerait pas une concomitance parfaite dans les précédents, ni une acceptation unanime, mais une obéissance générale. Pour juger de la validité d’une coutume, une présomption de son élément psychologique existe. La preuve de l’existence d’une coutume découle de l’analyse des faits qui constituent son élément matériel, de sa conformité avec l’ensemble du droit positif en vigueur dans un État ainsi que de son caractère raisonnable[82].

Au terme de cette partie, plusieurs enseignements relatifs à la coutume méritent d’être soulignés, car ils auraient certainement pu être soulevés à la suite du Renvoi de 1981 pour empêcher le rapatriement de la Constitution canadienne sans le consentement de toutes les provinces. Ainsi, sur le plan international, la coutume est inscrite parmi les sources de droit dans les statuts de la Cour internationale de Justice. Elle se compose de deux aspects. Le premier est matériel : il constitue la partie observable et démontrable de la coutume. Le second est l’opinio juris : il concerne le côté psychologique de la coutume. Celui-ci a trait au caractère normatif ou à la croyance d’être lié par une règle de droit. Cette croyance n’a pas à être unanime, mais elle doit être générale. Hormis un arrêt ancien, la Cour internationale de Justice présume que cet aspect existe lorsque les critères inhérents à la facette matérielle sont satisfaits. De plus, les auteurs doctrinaux consultés expriment l’opinion que la règle coutumière internationale peut être avalisée, même si elle est récente. Enfin, tant au Royaume-Uni qu’au Canada, les tribunaux ont reconnu des règles coutumières internationales, ce qui leur donne une crédibilité en droit interne.

Pour ce qui est des États de common law, la coutume constitue le fondement de plusieurs règles intégrées dans les jugements rendus par les tribunaux et celui des règles statutaires adoptées. Cependant, ainsi que le prétendent plusieurs auteurs, la coutume n’a pas perdu son autorité juridique. Elle constitue d’ailleurs une source de droit dans de nombreux domaines juridiques et pourrait encore être utilisée pour des questions constitutionnelles non traitées par les tribunaux ou non abordées dans les règles de droit écrites. Dans ces États, elle possède également un aspect matériel observable et un aspect psychologique portant sur sa normativité. Les auteurs de doctrine que nous avons étudiés indiquent que la preuve de ce dernier élément est présumée lorsque les critères matériels sont remplis. À ce titre, la coutume se démontre par les faits et doit être adaptée au système législatif visé, ainsi que le mentionnent certains arrêts anglais et américains. La Constitution canadienne de 1867, fondée sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni, laisse donc présager que la coutume aurait pu être invoquée à titre de règle de droit applicable pour que le rapatriement de 1982 soit réalisé avec le consentement de toutes les provinces. La prochaine partie s’attarde précisément aux éléments relatifs à cette question.

2 La coutume à titre de source de droit applicable lors du rapatriement de 1982

À ce moment-ci, l’analyse doit porter sur le contexte constitutionnel canadien pour faire ressortir le caractère incomplet de la formule de modification constitutionnelle dans la Loi constitutionnelle de 1867. De ce fait, découle l’étude des procédés mis en oeuvre avant le rapatriement par les autorités canadiennes pour modifier les rapports constitutionnels entre le fédéral et les provinces. Par la suite, nous étudierons les enseignements de la Cour suprême énoncés dans le Renvoi de 1981. Ceux-ci permettront de montrer qu’il aurait pu être possible d’invoquer la coutume pour s’assurer d’obtenir le consentement de toutes les provinces avant de rapatrier la Constitution en 1982.

2.1 Le contexte constitutionnel canadien avant 1982

L’analyse portera d’abord sur l’absence de formule générale pour modifier la Constitution de 1867 à 1982 et sur les conséquences qui y sont afférentes dans le contexte du rapatriement. Ensuite, la procédure de modification de la Constitution utilisée durant cette période sera scrutée en vue de faire ressortir les critères qui ont guidé son application.

2.1.1 L’absence de formule générale de modifications constitutionnelles

Le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, adoptée conformément au Colonial Laws Validity Act de 1865[83], énonce qu’elle repose sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni. Ainsi, la Constitution canadienne est composée de sources de droit formelles insérées dans les textes constitutionnels et de sources matérielles édictées à partir de certaines lois, des coutumes, des conventions ainsi que des décisions des tribunaux, des gouvernements et des assemblées législatives[84].

Le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 prévoit que l’union contractée est de nature fédérale, ce qui diffère de la Constitution du Royaume-Uni qui, quant à elle, se situe dans un cadre unitaire. Une répartition des pouvoirs législatifs entre le gouvernement fédéral canadien, ainsi créé, et les provinces parties à l’union y est édictée pour déterminer la sphère de compétence de chaque ordre de gouvernement au sein du cadre fédératif. La plupart des pouvoirs relèvent exclusivement du Parlement canadien ou des législations provinciales, quoique certains pouvoirs soient partagés[85].

Seules quelques dispositions permettent d’y apporter des modifications de manière exceptionnelle et limitée. En vertu de celles-ci, chaque palier de gouvernement n’est habilité à modifier la Constitution que dans ses propres champs de compétence[86]. La procédure de modification relative à l’union fédérative est donc incomplète, car elle relève de la compétence du Parlement impérial britannique. Au point de vue juridique, les autorités britanniques ont donc toute autorité pour modifier la Constitution. En pratique toutefois, il était déjà établi avant 1867 que ces modifications ne seraient apportées qu’à la demande et avec l’accord de la colonie visée[87].

Les Actes de l’Amérique du Nord britannique restent les seuls que l’on ne peut modifier au Canada (à l’exception de ceux qui le permettent[88]). L’adoption en 1949 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique (no 2) élimine une partie de cette restriction sans toutefois régler la question des modifications constitutionnelles[89]. Aucune autre loi constitutionnelle ne sera adoptée avant le rapatriement en vue de préciser la procédure de modification des pouvoirs législatifs lorsque le gouvernement fédéral et les législatures provinciales sont visés.

Avant d’aller plus loin, une attention particulière doit être portée au Statut de Westminster[90] ratifié par le Parlement de Londres en 1931. Cette loi impériale assure la plénitude du pouvoir législatif des dominions. Elle fait d’ailleurs partie de la Constitution canadienne. En vertu de son article 7, proposé par le gouvernement fédéral avec l’accord unanime des provinces, le Statut ne s’applique pas à l’abrogation ou à la modification des Actes de l’Amérique du Nord britannique édictés avant 1930. De plus, cet article restreint le Parlement fédéral et les législatures provinciales à l’édiction de lois dont l’objet relève de leurs compétences respectives. De l’avis des auteurs Jacques-Yvan Morin et José Woehrling, cette disposition pourrait porter à croire que les modifications postérieures à 1930 étaient également protégées par le principe de la suprématie des lois impériales dans la mesure où elles influaient sur la répartition des pouvoirs législatifs[91]. L’inclusion de l’article 7 dans le Statut de Westminster amène déjà certaines questions relativement à la nature et à l’étendue de la participation provinciale à la procédure de modification. À titre d’exemple, l’unanimité des acteurs visés pour maintenir le statu quo jusqu’à ce moment-là en matière de modification constitutionnelle n’impose-t-elle pas la même unanimité pour qu’un changement dans ce domaine soit apporté ultérieurement[92] ? Ainsi, ne pourrait-on pas considérer que le Statut de Westminster adopté en 1931 consacre la règle de l’unanimité en matière de modification constitutionnelle qui sera suivie jusqu’en 1982 ?

Au-delà de ces questions, une chose demeure. Au moment du Renvoi de 1981, le fédéral n’a jamais modifié unilatéralement les pouvoirs législatifs dans les domaines de compétence fédérale et provinciale prévus dans la Loi constitutionnelle de 1867 sans l’accord des provinces visées[93]. Le projet de rapatriement unilatéral du gouvernement fédéral constitue donc une première. En effet, l’introduction dans la Constitution d’une charte des droits et libertés et d’un ensemble d’actes de procédure de modification constitutionnelle réduit les pouvoirs législatifs du Parlement fédéral et des assemblées législatives provinciales[94].

Les cours de justice devant lesquelles sont entendus les renvois doivent donc décider de la validité d’un aspect constitutionnel sans pouvoir s’appuyer sur une règle de droit écrite ou sur un jugement en droit interne. De plus, elles ne peuvent même pas recourir aux principes constitutionnels du Royaume-Uni ou à des jugements qui y auraient été rendus dans des situations similaires puisqu’il s’agit d’un État unitaire.

Cependant, la situation n’est pas aussi complexe qu’elle paraît à première vue. En vertu des principes de la Constitution du Royaume-Uni analysés précédemment, la coutume, en tant que source de droit de cet État, est une source de droit reconnue et appliquée dans le contexte constitutionnel canadien[95]. Elle aurait pu permettre aux tribunaux d’innover et d’énoncer le droit en prenant appui sur la pratique mise en place, et ce, malgré l’absence de règles écrites et de jugements des tribunaux inhérents à la question des actes de procédure de modification constitutionnelle.

2.1.2 La procédure de modifications constitutionnelles adoptée en pratique

Le Livre blanc intitulé Modification de la Constitution du Canada, publié en 1965 par Guy Favreau, ministre de la Justice de l’époque, recense l’historique des lois édictées jusqu’alors par le Parlement de Westminster pour modifier la Constitution du Canada dans le contexte où le droit positif écrit ne régit pas cette question. Ce livre constitue, de l’avis de la Cour suprême, « l’exposé officiel d’une politique gouvernementale, sous l’autorité du ministre fédéral de la Justice en tant que membre d’un gouvernement responsable devant le Parlement[96] ». Il s’agit donc d’une source de premier ordre pour établir l’historique des actes de procédure de modification constitutionnelle canadienne jusqu’à 1965. À la page 11 de cet ouvrage, il est possible d’y apprendre ceci :

[Un] certain nombre de règles et de principes, inspirés des méthodes et des moyens grâce auxquels diverses modifications à l’Acte de l’Amérique du Nord britannique ont pu être obtenues depuis 1867, se sont dégagés au cours des années. Bien que n’ayant strictement aucun caractère obligatoire sur le plan constitutionnel, ils ont fini par être reconnus et acceptés dans la pratique comme des éléments de la procédure de modification au Canada[97].

Cet enseignement mérite une remarque. L’absence de l’obligation sur le plan constitutionnel dont il est fait mention ne se trouve justifiée que si l’on aborde la question du point de vue du droit positif écrit. En effet, aucune règle écrite n’affirme le caractère obligatoire des modifications apportées à l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867 pour la simple raison que la procédure de modification constitutionnelle n’a pas été prévue. Cependant, d’un point de vue coutumier, cette question est abordée différemment. Des auteurs tels que Kelsen et Phillips indiquent clairement que le caractère obligatoire provient des comportements adoptés par la très grande majorité des individus visés. Le respect de manière générale à la coutume crée l’obligation. Ils spécifient également que la preuve de la pratique fait présumer son caractère obligatoire[98]. En l’espèce, le Livre blanc mentionne que les méthodes et les moyens employés ont été reconnus et acceptés dans la pratique. Il s’agit d’une admission de faits, ce qui constitue davantage qu’une présomption.

Dans le même ordre d’idées, le Livre blanc dégage quatre principes généraux, inhérents aux actes de procédure de modification mis en oeuvre jusqu’en 1965, qui permettent d’établir leur caractère obligatoire. Le quatrième principe est certainement le plus important dans le cadre de notre réflexion. Celui-ci énonce ce qui suit :

[Le] Parlement du Canada ne procède pas à une modification de la Constitution intéressant directement les rapports fédératifs sans avoir au préalable consulté les provinces et obtenu leur assentiment. Ce principe ne s’est pas concrétisé aussi tôt que les autres, mais, à partir de 1907 et en particulier depuis 1930, il a été de plus en plus affirmé et accepté. Il n’a pas été facile, cependant, de préciser la nature et l’étendue de la participation provinciale à la procédure de modification[99].

À la lumière de ces propos, comment ne pas y voir une obligation constitutionnelle pour le fédéral et les provinces ? Les juges majoritaires de la Cour suprême répondent d’ailleurs à cette question lorsqu’ils affirment au sujet de ce principe « [qu’]il ne s’agit pas d’une déclaration faite de manière casuelle. On la trouve dans un document soigneusement rédigé dont toutes les provinces ont pris connaissance avant sa publication et qu’elles ont trouvé satisfaisant […] Par cette déclaration, tous les acteurs dans les précédents reconnaissent que l’exigence d’un consentement est une règle constitutionnelle[100]. »

Cette citation montre que les juges majoritaires de la Cour suprême considèrent que le consentement est obligatoire. Cela s’avère d’autant plus important que les propos de ces juges ont une autorité nettement plus importante que l’interprétation du ministre Favreau en droit canadien[101]. Pour ce qui est de la nature et de l’étendue de la participation à la procédure de modification dont il est question dans le quatrième principe, les motifs des juges majoritaires dans le Renvoi de 1981, traités dans la prochaine partie, permettront de préciser que l’accord de l’unanimité des provinces a été obtenu en pratique lorsque des modifications étaient apportées aux pouvoirs législatifs fédéraux et provinciaux[102].

Après 1965, on a tenté vainement d’en venir à un consensus sur la procédure de modifications lors des conférences fédérales-provinciales qui ont eu lieu en 1971 à Victoria, ainsi que dans des conférences tenues en 1978, en 1979 et en 1980[103]. Faute d’accord unanime, la procédure a achoppé, ce qui montre dans les faits que, même à la veille du rapatriement, l’accord de toutes les parties était obligatoire pour qu’il puisse se réaliser.

La procédure de modification de la Constitution canadienne adoptée en pratique de 1867 à 1982 permet déjà de pressentir l’existence d’une règle coutumière. D’ailleurs, dans le Renvoi de 1982, les juges de la Cour suprême reconnaissent qu’une règle existe avant le rapatriement au point de vue tant juridique que conventionnel[104]. Toutefois, il est impératif, à cette étape, de s’attarder à la reconnaissance de la coutume en droit canadien par la doctrine et la jurisprudence avant le rapatriement. Il sera ainsi permis de se demander s’il aurait été possible d’obtenir la sanction de cette coutume par une cour de justice canadienne pour que le rapatriement soit réalisé avec l’accord de toutes les provinces.

2.2 La reconnaissance de la coutume en droit canadien et son application au regard du rapatriement

Pour établir la possibilité de plaider la coutume en droit constitutionnel canadien, il importe de la distinguer de la convention constitutionnelle invoquée dans le Renvoi de 1981. Par la suite, il sera possible d’extraire, à partir des critères propres à la coutume, les enseignements que la Cour suprême énonce sur la procédure de modification constitutionnelle telle qu’elle a été établie par la pratique de 1867 à 1982. Enfin, l’analyse pourra porter sur la possibilité de plaider l’existence d’une coutume exigeant l’accord unanime des provinces avant le rapatriement de 1982.

2.2.1 La distinction entre coutume et convention constitutionnelle

D’emblée, une question se pose. La procédure de modification constitutionnelle fondée sur la pratique peut-elle être régie par la coutume ou ne serait-ce que la convention constitutionnelle qui est applicable, ainsi que le montrent les questions formulées dans le Renvoi de 1981 et le Renvoi de 1982 ? Pour répondre à cette question, il faut établir la distinction entre la coutume et la convention constitutionnelle dans le contexte canadien telle qu’elle a été définie par la Cour suprême dans le Renvoi de 1981.

Les juges majoritaires de la Cour suprême énoncent que « l’objet principal des conventions constitutionnelles est d’assurer que le cadre juridique de la Constitution fonctionnera selon les principes ou valeurs constitutionnelles dominantes de l’époque[105] ». En ce sens, ce sont des règles adoptées par les dirigeants afin d’adapter le droit constitutionnel à la réalité politique. Selon les auteurs Henri Brun, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet, elles transforment ou rendent inopérantes les règles de droit constitutionnelles formelles, qui peuvent être sanctionnées par les tribunaux, sans toutefois les abroger. Un exemple de convention constitutionnelle réside dans l’acceptation de la légitimité de l’opposition par les gouvernements successifs et dans la concession à l’avance du droit de l’opposition de prendre le pouvoir si elle emporte les élections. Les sanctions en cas de violation d’une convention constitutionnelle sont de nature politique, car il ne s’agit pas, à proprement parler, de règles de droit constitutionnel formelles[106].

Pour ce qui est de la coutume en droit canadien, elle est « une règle de droit, née de la répétition continue d’un acte public et paisible ou de l’abstention de poser un acte, durant un certain temps, sans qu’il y ait protestation à l’endroit de cette acte ou de cette abstention[107] ». De son côté, le Livre blanc énonce d’entrée de jeu que « la Constitution canadienne réside pour une part dans des textes écrits et pour une autre part dans des usages ou coutumes[108] ». Ces affirmations montrent que la coutume constitue une source de droit non écrite qui est reconnue, à la condition de ne pas contrevenir à un texte de loi ou à la common law. Dans la mesure où ces conditions sont respectées, elle complète le droit positif écrit sans le contredire. Pour cette raison, elle est susceptible d’être sanctionnée par les tribunaux si elle respecte certains critères énoncés par la jurisprudence et la doctrine[109].

Dans le Renvoi de 1981, la Cour suprême doit se prononcer sur l’existence d’une convention constitutionnelle permettant de modifier la Constitution. Une des questions à laquelle elle doit répondre est la question B du renvoi du Québec. Elle est énoncée ainsi : « La constitution canadienne habilite-t-elle, soit par statut, convention ou autrement, le Sénat et la Chambre des communes du Canada à faire modifier la constitution canadienne sans l’assentiment des provinces et malgré l’objection de plusieurs d’entre elles […] ?[110] ». Il est intéressant de noter que la question posée contient la mention « ou autrement » parmi les sources de droit pouvant s’appliquer, ce qui ouvre théoriquement la porte à une discussion sur la coutume constitutionnelle. Toutefois, l’argumentation présentée dans le factum du Québec ne concerne que la convention constitutionnelle, ce qui n’oblige pas la Cour suprême à se prononcer sur la question[111]. Quant aux questions posées par les autres provinces, elles ne portent que sur l’existence d’une convention constitutionnelle. Celle de l’existence d’une coutume constitutionnelle exigeant l’acceptation de l’unanimité des provinces pour rapatrier la constitution, telle qu’elle a été établie par la pratique, n’a donc pas reçu de réponse.

Dans certains passages du Renvoi de 1981, la Cour suprême établit toutefois une distinction entre la convention et la coutume constitutionnelle, et ce, malgré le fait qu’elle se contredise dans l’emploi du mot « coutume ». À ce titre, elle rejoint les constats des auteurs doctrinaux s’étant intéressés à cette question et dont nous avons traité plus haut. Dans l’un de ces passages, la Cour suprême énonce que la coutume est de nature politique aux côtés des usages et des conventions :

Cette constitution repose donc sur des lois et des règles de common law qui disent le droit et ont force de loi, et des coutumes, usages et conventions élaborés en sciences politiques qui, sans avoir force de loi en ce sens qu’il existe un mécanisme juridique d’application ou une sanction légale de leur violation, forment un élément vital de la Constitution sans lequel elle serait incomplète et incapable d’atteindre son but[112].

Puis, la Cour suprême contredit le fait que la coutume est de nature politique, en s’appuyant sur les propos de Dicey que nous avons énoncés précédemment. Elle établit que la coutume constitue une règle de droit constitutionnel :

Il existe un groupe de règles qui sont au sens le plus strict des « règles de droit » puisque ce sont des règles auxquelles (qu’elles soient écrites ou non, sous forme de lois ou dérivant d’une masse de coutume, de tradition ou de maximes judiciaires comme la common law) les tribunaux donnent effet ; ces règles constituent « le droit constitutionnel » au sens propre de cette expression et, pour les distinguer, on peut les qualifier collectivement de « règles de la constitution ».

L’autre groupe de règles est formé des conventions, des arrangements, des habitudes ou pratiques qui, quoiqu’ils puissent régir la conduite des nombreux tenants du pouvoir souverain, du Gouvernement ou d’autres fonctionnaires, ne constituent aucunement en réalité des règles de droit puisque les tribunaux n’y donnent pas effet. Pour la distinguer, on peut qualifier cette partie du droit constitutionnel de « convention de la constitution » ou de moralité constitutionnelle[113].

Un autre passage du Renvoi de 1981 marque cette distinction. La Cour suprême affirme, en se fondant sur l’opinion du juge en chef Freedman du Manitoba, ce qui suit :

[Il] existe un consensus général qu’une convention se situe quelque part entre un usage ou une coutume d’une part et une loi constitutionnelle de l’autre. Il y a un consensus général que si l’on cherchait à fixer cette position avec plus de précision, on placerait la convention plus près de la loi que de l’usage ou de la coutume. Il existe également un consensus général qu’une convention est une règle que ceux à qui elle s’applique considèrent comme obligatoire[114].

Bien que la Cour suprême applique une distinction entre la coutume et la convention dans cet extrait, celui-ci pose des problèmes. En effet, la coutume y est dépeinte comme n’étant pas une loi. Elle doit cependant être considérée comme une source de droit, ainsi que le précisent les juges majoritaires de la Cour suprême lorsqu’ils citent Dicey à la page 854 du Renvoi de 1981. De surcroît, plusieurs auteurs et acteurs juridiques insistent sur le fait que la coutume constitue une source de droit en Angleterre depuis le Moyen Âge et, par le fait même, au Canada par l’intermédiaire du préambule de la Loi constitutionnelle de 1867[115]. D’ailleurs, il sera possible de constater ultérieurement dans ce texte que la coutume est intégrée de jure par les tribunaux canadiens. Il s’agit donc d’une source de droit reconnue en droit canadien[116].

La Cour suprême établit également une autre distinction entre la coutume et la convention constitutionnelle dans le Renvoi de 1981. Elle énonce que « [l]es conditions à remplir pour établir une convention ressemblent à celles qui s’appliquent au droit coutumier. Les précédents et l’usage sont nécessaires mais ne suffisent pas. Ils doivent être normatifs[117]. » Ce passage est intéressant à plus d’un égard. Outre qu’il établit une distinction entre la coutume et la convention, il indique que les critères pour établir leur reconnaissance respective, bien qu’ils soient semblables, ne sont pas les mêmes. Dans celui-ci, les juges majoritaires mentionnent, d’une part, que le droit coutumier repose sur les précédents et l’usage sans énumérer d’autres critères pertinents relativement à sa reconnaissance. D’autre part, ils énumèrent trois conditions à remplir pour la reconnaissance de la convention constitutionnelle, conditions tirées de l’ouvrage de Sir Ivor Jennings, The Law and the Constitution de 1959[118] : l’existence de précédents, le fait que les acteurs dans les précédents se croyaient liés par une règle et le fait que la règle eu une raison d’être[119]. Parmi ces critères, le deuxième est appliqué de manière formaliste. En effet, les juges majoritaires exigent que les acteurs aient exprimé d’une quelconque manière être liés par une règle. La reconnaissance ne peut donc s’exprimer de manière tacite. Cette exigence n’est toutefois pas présente dans les écrits de Jennings[120].

Pour ce qui est précisément des actes de procédure de modification constitutionnelle, ils constituent indubitablement une partie importante du cadre juridique normalement intégré à la constitution d’un État. Le livre blanc de 1965 énonce d’ailleurs que « [l]a méthode prévue pour la modification de la constitution est généralement un aspect essentiel du droit qui régit un pays. Cela est particulièrement vrai […] dans un texte officiel, comme c’est le cas dans des États fédéraux tels l’Australie, les États-Unis et la Suisse. Dans ces pays, la formule de modification est une partie importante de l’acte constitutif[121]. »

D’ailleurs, la volonté du gouvernement fédéral d’inclure une procédure générale de modification constitutionnelle au moment du rapatriement est clairement une indication en ce sens[122]. Dans ce contexte juridique, caractérisé par l’absence de règles écrites et de décisions judiciaires, la pratique adoptée jusqu’en 1982 pour modifier les pouvoirs législatifs fédéraux et provinciaux peut donc être analysée du point de vue coutumier.

Les auteurs Phillips et Allen affirment que certaines questions constitutionnelles en Angleterre peuvent, en théorie, être jugées selon des principes inhérents au droit coutumier à l’heure actuelle et dans certaines situations précises[123]. Les remarques de ces auteurs valent tout autant en droit canadien puisque le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867 établit que la Constitution canadienne repose sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni. La Cour suprême reconnaît d’ailleurs qu’il est possible que les usages émanant de la pratique puissent se cristalliser en règle de droit en matière constitutionnelle[124]. Elle cite le jugement du Conseil privé dans l’Affaire des Conventions de travail de 1937, qui s’exprime comme suit à propos de l’obligation du gouverneur général en conseil du Canada de conclure un traité ou d’accepter une obligation internationale envers un État étranger :

Tout d’abord, le droit constitutionnel est très largement formé d’usages constitutionnels établis auxquels les tribunaux reconnaissent la valeur d’une règle de droit. […] Le Dominion a pour pratique de conclure des conventions de cette nature avec des pays étrangers, et des conventions d’un type encore moins formel, simplement par un échange de notes. Les conventions conclues sous les auspices de l’Organisation du travail de la Ligue des Nations sont invariablement ratifiées par le gouvernement du Dominion en cause. En règle générale, la cristallisation de l’usage constitutionnel en une règle de droit constitutionnel à laquelle les tribunaux donneront effet, est un processus lent qui s’étend sur une longue période ; mais la Grande guerre a accéléré le rythme dans ce domaine et apparemment les usages dont j’ai parlé, la pratique, en d’autres termes, en vertu de laquelle la Grande-Bretagne et les Dominions concluent des conventions avec des pays étrangers sous forme de conventions entre gouvernements et celles d’un type encore moins formel, doit être reconnue par les tribunaux comme ayant force de loi[125].

Cette citation plante déjà le décor pour la prochaine partie. D’une part, la Cour suprême précise que la cristallisation de l’usage constitutionnel en règle de droit est un processus lent qui s’étend sur une longue période, mais qu’il est possible d’accélérer le rythme dans ce domaine. D’autre part, la dernière phrase affirme sans ambiguïté que la pratique qui concerne les conventions entre gouvernements signés par la Grande-Bretagne et les Dominions et celles d’un type encore moins formel doit être reconnue comme ayant force de loi. Au moment du rapatriement, on ne peut nier que la Cour suprême connaît cette règle juridique puisqu’elle cite un jugement du Conseil privé de 1937 dans le Renvoi de 1981 qui établit ce postulat.

2.2.2 L’existence de la coutume pour modifier la Constitution canadienne

Afin d’appliquer la coutume en droit constitutionnel canadien, nous devons tout d’abord examiner les critères qui permettent de reconnaître son existence. Par la suite, notre analyse portera sur son application par les tribunaux canadiens avant 1982. Il sera ainsi possible de faire ressortir les différences entre les principes énoncés par les auteurs de doctrine et l’application de la coutume en droit canadien. Enfin, l’exégèse du Renvoi de 1981 permettra de montrer que les motifs rendus par les juges majoritaires de la Cour suprême remplissent les critères énoncés par les auteurs de doctrine et par les tribunaux canadiens relativement à l’existence d’une coutume constitutionnelle nécessitant l’accord de toutes les provinces pour modifier la Constitution.

2.2.2.1 La reconnaissance de la coutume par la doctrine et la jurisprudence

Aux fins de cet article, nous retiendrons particulièrement les critères de la coutume constitutionnelle énoncés par les auteurs Henri Brun, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet. En effet, il s’agit certainement d’une des sources doctrinales les plus complètes à ce propos[126]. D’ailleurs, André Tremblay cite dans son ouvrage Droit constitutionnel — Principes les critères avancés par ces trois auteurs pour que les tribunaux reconnaissent la coutume[127].

En premier lieu, tout comme en droit international et en common law, la coutume est une règle de droit au Canada. Elle implique une sanction. Toutefois, les règles coutumières ne peuvent prévaloir sur les lois ou les principes de common law. Tel que précisé plus haut, avant le rapatriement, la procédure générale de modification constitutionnelle au Canada n’est pas codifiée par une règle de droit positif écrit et n’a fait l’objet d’aucune décision judiciaire relativement à l’existence d’une coutume qui pourrait la régir. Les conditions sont donc présentes pour qu’une question relative à l’existence de cette règle de droit puisse être plaidée devant les tribunaux canadiens.

Pour être applicable, la coutume doit d’abord être née de la répétition continue d’un acte public et paisible (précédent positif) ou de l’abstention de commettre un acte (précédent négatif) durant un certain temps, sans qu’il y ait de protestation. Certains arrêts, traités ultérieurement, ont précisé le temps requis pour la formation d’une coutume.

À propos de la répétition d’un précédent positif ou négatif, Henri Brun, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet précisent qu’il s’agit d’une façon habituelle de faire[128]. Le qualificatif « habituelle » montre que la manière de faire n’a pas à être toujours exécutée de façon parfaitement identique. Ces auteurs précisent également que « [l]a coutume est une façon de faire communément acceptée[129] ». Le dictionnaire Larousse définit ce mot en ces termes : « suivant l’usage commun ; couramment, habituellement, généralement[130] ». Ainsi, comme nous l’avons précisé pour l’application de la coutume en droit international et en common law, l’acceptation n’a pas à être unanime en toutes circonstances pour que la coutume puisse être sanctionnée par les tribunaux en droit canadien.

La coutume doit également être raisonnable, ce qui signifie qu’elle ne doit pas répugner aux principes généraux du droit positif. De plus, elle ne doit entrer pas en conflit avec un principe fondamental de la common law. Qui plus est, le caractère raisonnable doit s’évaluer de manière contemporaine par rapport à la pratique sur laquelle s’établit la coutume[131]. À titre d’exemple, les trois auteurs indiquent qu’une coutume qui permettrait aux députés de tout faire serait juridiquement déraisonnable[132].

Certaines autres qualités doivent être présentes, selon ces auteurs, pour que la coutume puisse valoir en droit canadien. Ainsi, la coutume doit créer une obligation claire, prouvable et démontrable[133]. Cette obligation doit être certaine et cohérente. Elle ne doit donc pas changer au gré des circonstances ni être susceptible d’être interprétée différemment ou avec des écarts importants[134].

Enfin, l’importance de la coutume dans tout système juridique doit être reconnue, car elle permet de rendre moins artificielle, à certains égards, la règle de droit volontaire. En ce sens, l’enracinement social du droit coutumier entraîne un haut degré d’adaptation du droit aux faits[135]. Par conséquent, si la coutume permet d’adapter le droit aux faits, elle s’apprécie nécessairement au regard de ceux-ci. En droit canadien, tout comme en droit international et en common law, l’existence d’une coutume doit donc être évaluée en fonction de son aspect matériel qui constitue sa dimension observable, démontrable et prouvable. Les quelques décisions de tribunaux canadiens répertoriées avant 1982 qui abordent la coutume confirment d’ailleurs ce postulat.

Sur le plan jurisprudentiel, peu de jugements explicitent les critères pertinents à prendre en considération pour appliquer la coutume en droit canadien avant 1982. L’analyse de certains d’entre eux permet toutefois de dégager quelques constats. Ainsi, dans l’affaire The King c. Cliche de 1935, portant sur la possibilité d’intenter une action en responsabilité civile contre la Couronne en droit civil québécois, la Cour suprême traite de la coutume. Elle indique à cette occasion qu’elle croirait « devoir suivre la coutume acceptée depuis un grand nombre d’années dans la province de Québec et interpréter cet article 1011 C.P.C. comme créant un droit d’action contre la Couronne dans les cas de délits et de quasi-délits, en suivant les formalités de la pétition de droit[136] ».

La référence à la coutume dans cet extrait n’est pas accompagnée de critères dans le jugement qui permettent d’établir les éléments à partir desquels il est possible de déterminer son existence. En effet, la Cour suprême mentionne seulement que la coutume est « acceptée depuis un grand nombre d’années dans la province de Québec ».

De manière plus précise, un passage précédent de cet arrêt souligne que la Couronne n’a pas mis en doute sa responsabilité dans cette affaire, conformément à la pratique depuis l’adoption de la loi The Quebec Petition of Right Act de 1883[137] portant sur les recours contre la Couronne en matière de responsabilité civile[138]. Ce grand nombre d’années, de l’avis de la Cour suprême, ne peut être supérieur à 52 ans, car la pratique s’est instaurée après l’adoption de la loi de 1883, tandis que le jugement a été rendu en 1935. Qui plus est, il s’agit d’un arrêt de la Cour suprême. Un certain nombre d’années doit donc s’être écoulé depuis les poursuites intentées devant les cours inférieures, ce qui réduirait d’autant plus le nombre d’années nécessaires pour établir la coutume. Ainsi qu’il a été énoncé précédemment, le contexte législatif canadien est pris en considération dans cet arrêt lorsqu’il s’agit de préciser le nombre d’années nécessaires à la reconnaissance d’une coutume. En effet, aucune référence à l’existence d’une pratique en vigueur depuis 1189 n’est mentionnée comme ce qui est parfois observé en Angleterre avant xixe siècle.

Cet arrêt montre également que la Cour suprême se fonde sur l’aspect matériel de la coutume pour présumer l’acceptation et ainsi affirmer son caractère obligatoire, ce qui est conforme à ce qui a été observé en droit international et en common law. Un dernier constat s’impose au regard de cet arrêt. Plusieurs critères élaborés par les auteurs doctrinaux précédemment cités ne sont pas, à première vue, analysés par la Cour suprême pour établir l’existence de la coutume, ce qui laisse présager que les deux critères principaux sont l’acceptation fondée sur la pratique et le temps nécessaire à sa formation. Qu’en est-il des autres critères ? Seraient-ils secondaires ?

Avant 1982, le droit coutumier a également été utilisé par les tribunaux canadiens à titre de source de droit pour reconnaître les coutumes autochtones en matière d’adoption et de mariage[139]. La preuve de l’existence d’une coutume y est établie par le témoignage ex parte d’un individu d’un certain âge ou d’un certain statut au sein de la communauté. Les parties ou une seule d’entre elles peuvent également témoigner de l’existence de la coutume. À titre d’exemple, dans l’affaire R. v. Nan-E-Quis-A-Ka de 1889[140], la seule preuve d’un mariage selon les coutumes amérindiennes présentée au tribunal était celle de la mariée. Néanmoins, cela a été suffisant pour que celui-ci admettre la validité du mariage. Norman K. Zlotkin précise également que des témoins-experts n’ont pas été appelés pour témoigner dans les actions en justice qu’il a répertoriées[141]. En conséquence, puisque les témoignages ont porté sur des faits et non sur une opinion, force est d’admettre, une fois encore, qu’avant 1982 la preuve de la coutume s’est établie à partir des faits et de la pratique. Ce constat est d’autant plus pertinent que des différends relatifs aux adoptions et aux mariages amérindiens ont été entendus par les tribunaux de la plupart des provinces canadiennes entre la seconde moitié du xixe siècle et le rapatriement de 1982.

Un arrêt de la Cour d’appel des Territoires du Nord-Ouest à propos de la coutume en droit amérindien mérite une attention particulière. En 1972, ce tribunal a indiqué, dans l’affaire Re Deborah, les critères que doit remplir le droit coutumier pour être reconnu dans le cas d’une adoption amérindienne contestée par les parents naturels. Il y est spécifié ceci :

Custom has always been recognized by the common law and while at an earlier date proof of the existence of a custom from time immemorial was required, Tindal, C.J., in Bastard v. Smith (1837), 2 M. & Rob. 129 at p. 136, 174 E.R. 238, points out that such evidence is no longer possible or necessary and that evidence extending « … as far back as living memory goes, of a continuous, peaceable, and uninterrupted user of the custom » is all that is now required[142].

Cet extrait est intéressant à plus d’un titre. D’abord, il réaffirme l’existence de la coutume à titre de source de droit en common law ainsi que nous en avons traité précédemment[143]. Ensuite, il établit que la jurisprudence anglaise inhérente au droit coutumier peut être utilisée en droit canadien, ce qui cadre avec le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867. Enfin, il expose les critères dont les tribunaux canadiens tiennent compte lorsqu’ils avalisent l’existence d’une coutume. À ce propos, le critère portant sur l’aspect temporel ne repose plus sur la preuve d’une coutume existant depuis des temps immémoriaux. Ce critère est désormais fixé à l’étendue de la mémoire humaine, ce qui est la suite logique de ce que nous venons d’exposer. Quant aux autres critères mentionnés, ils font référence à un usage de la coutume continu, paisible et ininterrompu, ce qui correspond à une partie des critères que les auteurs doctrinaux canadiens ont fait ressortir.

Un dernier arrêt se doit d’être mentionné brièvement, ne serait-ce que pour signaler que la coutume a été invoquée relativement au statut de langue officielle du français au Québec. En effet, dans le jugement Association des Gens de l’Air du Québec Inc. c. Lang portant sur la reconnaissance du français à titre de langue officielle dans le milieu de l’aviation commerciale, le droit coutumier a été plaidé de manière secondaire. Il y est admis que l’avocat des appelants a raison d’invoquer que la coutume a depuis longtemps fait du français une langue officielle du Québec[144]. Qu’est-il possible d’inférer de cette affirmation au-delà du fait que le statut de langue officielle du français a d’abord été acquis par voie coutumière, et ce, préalablement à son officialisation en droit positif écrit[145] ? En effet, aucun critère d’application n’est révélé ni même employé par le juge pour expliquer cette affirmation, ce qui montre que les critères pour utiliser la coutume ne sont pas appliqués de manière très formelle.

Que retenir de l’utilisation de la coutume au Canada au moment des renvois relatifs au rapatriement de la Constitution de 1982 ? D’abord, les critères formulés par les auteurs de doctrine pour appliquer cette règle de droit susceptible de sanction par les tribunaux sont du même ordre que ceux qui ont été dégagés en droit international et en common law. Il est possible de mentionner certains critères factuels tels qu’une pratique continue, cohérente, paisible et publique durant une période de temps plus ou moins longue de l’ordre de l’étendue de la mémoire humaine. Le caractère obligatoire, quant à lui, est présumé et doit être analysé à partir des faits. Ce constat est d’ailleurs confirmé par la jurisprudence canadienne, bien qu’elle soit peu formelle dans l’application des critères permettant d’utiliser la coutume. En aucun cas, la doctrine ou la jurisprudence canadienne consultée n’établit la nécessité de prouver de manière directe l’aspect psychologique pouvant constituer la coutume. D’ailleurs, la jurisprudence canadienne antérieure au rapatriement n’en fait aucunement mention.

2.2.2.2 L’analyse des motifs du Renvoi : Résolution pour modifier la Constitution de 1981 au regard du droit coutumier canadien

Afin de déterminer si l’accord unanime des provinces pour que le fédéral puisse modifier unilatéralement les pouvoirs législatifs fédéraux et provinciaux était requis selon le droit coutumier au moment du rapatriement, il est impératif de s’attarder aux précédents inhérents à la pratique mise en place pour modifier la Constitution canadienne entre 1867 et 1982. Dans le Renvoi de 1981, les juges majoritaires de la Cour suprême les analysent de manière exhaustive afin de déterminer si la première condition relative à l’existence d’une convention constitutionnelle nécessitant l’accord des provinces pour modifier la Constitution est remplie[146]. Cette analyse doit absolument être prise en considération dans le cas de la coutume constitutionnelle. En effet, tel que nous l’avons spécifié précédemment, la convention et la coutume reposent toutes deux sur l’existence de précédents. Ce sont les autres critères permettant de prouver leur existence respective qui sont différents.

Pour réaliser cet exercice, les juges majoritaires de la Cour suprême distinguent trois catégories de modifications constitutionnelles. La première regroupe des modifications qu’une législature provinciale peut faire seule en vertu du paragraphe 92 (1) de la Loi constitutionnelle de 1867 ; la deuxième porte sur celles que le Parlement du Canada peut faire seul en vertu du paragraphe 91 (1) de la même loi ; et la troisième traite de toutes les autres modifications[147]. La Cour suprême précise par la suite, en prenant appui sur le Renvoi : Compétence législative du Parlement du Canada relativement à la Chambre haute, qu’elle doit se limiter à l’examen des modifications de la troisième catégorie, car celles-ci ont un « effet direct sur les relations fédérales-provinciales en ce sens qu’elle[s] […] modifie[nt] […] les pouvoirs législatifs fédéral et provinciaux[148] ». La Cour suprême légitime cette position en insistant sur le fait que la Charte des droits que l’on voudrait intégrer à la Constitution restreint les pouvoirs législatifs du Parlement fédéral et des législatures provinciales. De plus, la formule de modification, qui y serait également intégrée, permettrait la modification de la Constitution, y compris la répartition des pouvoirs législatifs. Elle mentionne, enfin, pour justifier sa position que les projets de modification inhérents au rapatriement « ont le plus direct des effets sur les relations fédérales-provinciales en modifiant les pouvoirs législatifs et en fournissant une formule pour effectuer ce changement[149] ».

Dans les paramètres que se sont fixés les juges majoritaires de la Cour suprême, ces derniers font état de 22 modifications constitutionnelles apportées de 1868 à 1964 au Canada[150]. Parmi celles-ci, ils établissent que cinq d’entre elles constituent des précédents positifs qui ont un effet direct sur les relations fédérales-provinciales. Ces modifications sont :

  1. celle de 1930, par laquelle les provinces de l’Ouest ont reçu la propriété et le contrôle administratif de leurs ressources naturelles, ce qui a assuré ainsi leur égalité avec les colonies qui se sont unies à l’origine ;

  2. l’adoption du Statut de Westminster de 1931, qui autorise, d’une part, le Parlement et les législatures des provinces à abroger toutes les lois du Royaume-Uni faisant partie du Canada et qui permet, d’autre part, au Parlement de faire des lois de portée extraterritoriale ;

  3. la modification de 1940, qui transfère les pouvoirs provinciaux en matière d’assurance chômage au Parlement fédéral ;

  4. celle de 1951, qui autorise le Parlement fédéral à légiférer cocurremment avec les provinces sur les pensions de vieillesse ;

  5. celle de 1964, qui accorde au Parlement fédéral la compétence exclusive pour légiférer en matière de pensions de vieillesse et de prestations additionnelles.

Les juges majoritaires de la Cour suprême statuent alors que ces cinq précédents positifs modifiant les relations fédérales-provinciales dans leurs pouvoirs législatifs respectifs ont tous reçu l’approbation de chacune des provinces dont le pouvoir législatif était touché[151]. La modification de 1940 portant sur l’assurance chômage est particulièrement pertinente pour démontrer les conclusions des juges majoritaires. En effet, dès novembre 1937, le gouvernement fédéral est entré en contact avec les provinces pour leur demander leur avis de principe. Cependant, il a dû attendre juin 1940 avant que l’ensemble des neuf provinces d’alors consente au projet de modification. Ce précédent positif montre à quel point l’assentiment de toutes les provinces était nécessaire avant de modifier les pouvoirs législatifs dans les rapports fédéraux-provinciaux. En effet, pourquoi, dans le contexte de la crise économique des années 30, de la Seconde Guerre mondiale et des recommandations de la Commission royale d’enquête des relations entre le Dominion et les provinces (commission Rowell-Sirois) pour que la responsabilité en matière d’assurance chômage soit transférée au gouvernement fédéral, celui-ci aurait-il attendu trois ans avant de modifier les pouvoirs législatifs fédéraux et provinciaux s’il avait le pouvoir de le faire unilatéralement tel qu’il le prétendait à ce moment[152] ?

Les juges majoritaires de la Cour suprême s’intéressent par la suite aux précédents négatifs, c’est-à-dire à ceux pour lesquels l’accord unanime des provinces n’a pas été obtenu. Ils constatent que ces précédents sont encore plus éloquents pour établir la nécessité d’obtenir l’accord de toutes les provinces avant de procéder à des modifications constitutionnelles qui auraient des incidences sur les pouvoirs législatifs fédéraux et provinciaux. À ce sujet, ils rappellent qu’en 1951 l’Ontario et le Québec s’opposèrent à un projet de modification pour donner aux provinces un pouvoir limité en matière de taxation indirecte, ce qui le rendit caduc. Ils poursuivent à propos de la conférence constitutionnelle de 1960 dans laquelle une formule de modification de la Constitution a été élaborée. Ils indiquent qu’à cette occasion une grande majorité des participants ont jugé la formule acceptable, mais que certains d’entre eux divergeaient d’opinions, ce qui a fait avorter le projet. Par la suite, ils font état de la conférence des premiers ministres de 1964 qui adopta à l’unanimité une formule de modification des pouvoirs législatifs, mais qui n’eut pas de suites en raison du retrait ultérieur du Québec. Enfin, les juges majoritaires mentionnent, parmi les précédents négatifs, des projets de modifications approuvés par le gouvernement fédéral et huit des dix provinces en 1971. À cette occasion, le Québec désapprouva une fois encore ces ententes, tandis que le gouvernement de la Saskatchewan ne prit pas position, estimant que le désaccord du Québec rendait la question théorique[153].

Il est également utile de rappeler qu’au cours de leur analyse des précédents pertinents dans ce renvoi, les juges majoritaires prennent le contrepied des motifs des cours d’appel du Québec et du Manitoba. À ce propos, ils s’expriment ainsi par rapport aux motifs de la Cour d’appel du Québec :

À notre avis, et nous l’exprimons avec égards, la majorité de la Cour d’appel du Québec a commis une erreur sur ce point en ne distinguant pas les différents types de modifications constitutionnelles. La Cour d’appel du Québec a mis toutes ou presque toutes les modifications sur un pied d’égalité et, comme on pouvait s’y attendre, a conclu non seulement à l’inexistence d’une convention exigeant le consentement des provinces mais même à l’effet contraire[154].

Après avoir répertorié les précédents positifs et négatifs influant sur les relations fédérales-provinciales en modifiant leurs pouvoirs législatifs respectifs, la majorité des juges de la Cour suprême se prononce de manière sans équivoque par rapport aux précédents, ce qui constitue une condition pour établir une coutume applicable en matière de modification constitutionnelle au Canada. Ils écrivent en toutes lettres que : « [l]’accumulation de ces précédents, positifs et négatifs, concordants et sans exception, ne suffit pas en soi à établir l’existence de la convention, mais indubitablement, elle nous oriente dans sa direction. D’ailleurs, si les précédents se trouvaient seuls, on pourrait alléguer que l’unanimité est requise[155]. »

À la lumière de ce passage, la présence de précédents, indispensable à la reconnaissance de la coutume, est donc admise. Cette condition est la seule mentionnée comme nécessaire en droit coutumier par les juges majoritaires de la Cour suprême dans ce renvoi[156]. En conséquence, puisqu’il s’agit du seul critère qu’ils indiquent à ce propos, est-il possible de conclure à la présence d’une règle coutumière à partir de ce constat ?

Les juges majoritaires de la Cour suprême en rajoutent à propos de l’unanimité des précédents lorsqu’ils rejettent ceux qui ont été présentés par les cours d’appel du Manitoba et du Québec. Ils rappellent d’abord, contre l’avis de la Cour d’appel du Manitoba, que la Colombie-Britannique ne s’est pas opposée à la modification de 1907 qu’avaient approuvée les autres provinces. Après quelques explications factuelles, ils affirment que « le premier ministre de la Colombie-Britannique n’a pas refusé d’accepter l’adoption de la loi[157] ».

Quant aux propos du juge Turgeon dans le renvoi devant la Cour d’appel du Québec à propos de la modification de 1949 qui a confirmé la frontière Québec-Labrador sans l’accord du Québec, les juges majoritaires de la Cour suprême constatent qu’aucune demande ni aucune protestation officielle n’ont été formulées. Le premier ministre de la Nouvelle-Écosse aurait également agi en ce sens à cette occasion. Les propos du même juge selon lesquels la Charte des droits en annexe au projet de résolution d’adresse commune ne change pas la répartition des pouvoirs législatifs entre le Parlement du Canada et les législatures provinciales sont également écartés par la majorité des juges de la Cour suprême. Selon ces derniers, cette charte diminuerait l’autorité législative provinciale d’une manière encore plus significative que dans le cas des modifications antérieures pour lesquelles le consentement des provinces avait été demandé et obtenu. Pour cette raison, la Cour suprême répond que, si le consentement des provinces était requis dans les cinq précédents positifs qu’elle relève, il le serait à plus forte raison en l’espèce[158].

L’analyse des juges majoritaires de la Cour suprême à propos des précédents est fondamentale dans cet exercice. À ce propos, les motifs qu’ils énoncent, tant pour retenir des précédents positifs et négatifs que pour invalider les arguments qui feraient la démonstration contraire, donnent de très sérieux arguments à ceux qui auraient voulu faire valoir la présence d’une coutume constitutionnelle nécessitant l’accord unanime des provinces afin de modifier la Constitution avant le rapatriement de 1982. Pour s’en convaincre formellement, une analyse des précédents retenus par la Cour suprême par rapport aux critères du droit coutumier énoncés par la jurisprudence et la doctrine canadienne s’impose à cette étape en vue de déterminer si une règle coutumière existe.

D’abord, les précédents positifs et négatifs retenus par la Cour suprême remplissent les critères permettant d’établir l’existence d’une coutume en matière de modification des pouvoirs législatifs fédéraux et provinciaux en ce sens qu’ils constituent une répétition d’un acte continu (positif ou négatif) et paisible durant un certain temps sans qu’il y ait protestation. Le caractère continu des précédents est révélé par les juges majoritaires de la Cour suprême lorsqu’ils affirment que les précédents sont concordants et sans exception. En ce qui a trait au caractère paisible des précédents, les discussions et les négociations ont été au coeur de leur mise en place par des autorités élues démocratiquement. Aucun d’entre eux n’a été établi par un coup de force. Une simple divergence d’opinions de certaines provinces, et non un refus formel, pouvait être suffisante pour faire échouer le projet de modification comme ce fut le cas en 1960. La coutume ainsi établie ne répugne pas aux principes fondamentaux de la common law. En l’absence de règle écrite, elle tient compte de l’opinion de chacun des acteurs visés par la procédure générale de modification constitutionnelle. Qui plus est, elle respecte le « désir de contracter une Union fédérale pour ne former qu’une seule et même Puissance » exprimé par les provinces réunies dès l’origine dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867. Le respect de ce désir, inscrit dans l’acte fondateur de l’État canadien, est fondamental dans la mesure où il constitue le socle sur lequel s’établissent les structures législatives, exécutives et judiciaires au niveau fédéral et provincial.

Le facteur temporel, quant à lui, est conforme à ce que la doctrine et la jurisprudence ont établi. Dans l’arrêt Québec c. Cliche de 1935, la Cour suprême consacrait une coutume d’environ 50 ans, ce qui constituait, à son avis, « un grand nombre d’années[159] ». Dans le Renvoi de 1981, les juges majoritaires reprennent les énoncés du Livre blanc de 1965 lorsqu’ils affirment que le principe selon lequel le Parlement du Canada doit obtenir l’assentiment des provinces pour modifier la Constitution s’est concrétisé à partir de 1907 et a été de plus en plus affirmé et accepté depuis 1930[160]. En effet, l’insertion de l’article 7 dans le Statut de Westminster de 1931, avec l’accord unanime des provinces, consacre en quelque sorte cette règle[161]. En effet, la formation de ce principe aurait donc commencé de 50 à 75 ans auparavant, ce qui constitue un nombre d’années supérieur à ce qui est observé dans l’arrêt The King c. Cliche. Ce critère est donc rempli s’il est acquis que la temporalité pertinente débute au cours de cette période.

La période pertinente pourrait également débuter au moment de l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1867, soit 115 ans avant le rapatriement de 1982. Un passage du Renvoi de 1981 pourrait faire en sorte de privilégier cette temporalité. Les juges majoritaires de la Cour suprême affirment d’ailleurs qu’« on ne trouve depuis la Confédération aucune modification qui change les pouvoirs législatifs provinciaux sans l’accord d’une province dont les pouvoirs législatifs auraient ainsi été modifiés[162] ». Guy Favreau, ministre fédéral de la Justice, privilégie également cette approche alors qu’il retrace l’historique des méthodes de modification constitutionnelle utilisées au cours des 97 années précédant la parution de son Livre blanc en 1964[163]. Cette temporalité dépasse largement le critère de l’étendue de la mémoire humaine applicable dans le contexte du système législatif canadien tel qu’il a été établi dans l’arrêt Re Deborah[164]. Enfin, puisque le Parlement fédéral n’est pas présumé légiférer à l’encontre des règles du droit international, il aurait été possible de prétendre, par analogie, qu’une coutume puisse émerger en quelques années lorsqu’un nombre important d’États adhèrent à la pratique, ce qui est le cas en l’espèce[165].

La doctrine étudiée précédemment dans cette section établit que la coutume est la façon habituelle de faire et que celle-ci doit être communément acceptée. Ainsi, il n’y a pas de nécessité d’uniformité parfaite pour ce qui est des précédents ni d’unanimité en ce qui concerne les acteurs visés par la règle coutumière. Cette manière d’entrevoir la coutume au Canada est tout à fait conforme aux critères édictés en droit international et en common law[166]. Dans ce contexte, ce critère est rempli, car l’uniformité et l’unanimité ont été atteintes tant au regard des précédents positifs et négatifs qu’en ce qui a trait aux acteurs visés par ces précédents. Les juges majoritaires de la Cour suprême le précisent en ces mots :

Les cinq modifications [précédents positifs] ont reçu l’approbation de chacune des provinces dont le pouvoir législatif était ainsi touché.

En termes négatifs, on ne trouve depuis la Confédération aucune modification qui change les pouvoirs législatifs provinciaux sans l’accord d’une province dont les pouvoirs législatifs auraient ainsi été modifiés.

Il n’existe aucune exception[167].

L’obligation créée par la règle coutumière doit être claire, démontrable et prouvable. De plus, elle s’apprécie au regard des faits. N’est-ce pas justement ce que les juges majoritaires de la Cour suprême s’appliquent à établir lorsqu’ils analysent les différents précédents positifs et négatifs ? Les inférences qu’ils en retirent contribuent à établir la règle coutumière et l’obligation qu’elle crée car, avant 1982, celle-ci est présumée en droit canadien lorsque la preuve de l’élément matériel est effectuée. Enfin, la coutume doit être certaine et cohérente. À ce propos, les juges majoritaires en viennent à la conclusion que les précédents qu’ils retiennent et analysent sont concordants et sans exception.

L’analyse des motifs des juges majoritaires de la Cour suprême dans le Renvoi de 1981 permet de conclure à la présence d’une coutume constitutionnelle inhérente à la procédure de modification constitutionnelle entre l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1867 et le rapatriement de 1982. En effet, lorsque les précédents positifs et négatifs dégagés par les juges majoritaires sont confrontés aux critères permettant d’appliquer la coutume par l’ensemble de la doctrine et de la jurisprudence analysée, il est permis de croire que la preuve de son existence aurait pu être faite. Fort de l’exercice réalisé par les juges majoritaires du plus haut tribunal canadien, nous pensons qu’une question d’importance persiste. À la suite du Renvoi de 1981, aurait-il été possible de plaider le droit coutumier pour éviter de modifier substantiellement les compétences législatives fédérales et provinciales sans le consentement unanime de toutes les provinces, et ce, avant de rapatrier la Constitution en 1982 ?

2.2.3 La possibilité de plaider la coutume avant le rapatriement de 1982

D’emblée, hormis un ouvrage publié récemment par l’auteur Frédéric Bastien, peu de sources permettent d’en apprendre sur les décisions et les stratégies adoptées sur les plans politique et judiciaire par les acteurs visés par le rapatriement. Selon cet auteur, les questions posées par Terre-Neuve, le Manitoba et le Québec dans le premier renvoi résultent d’une stratégie commune adoptée par six des huit provinces opposées au rapatriement unilatéral par le gouvernement fédéral. D’après une correspondance de cet auteur avec Claude Morin, ministre québécois des Affaires intergouvernementales au moment du rapatriement, la stratégie adoptée n’avait pas tant pour objet de résoudre un problème juridique que de montrer aux autorités fédérales et britanniques que le rapatriement unilatéral soulevait de graves problèmes constitutionnels. Pour Claude Morin, cette stratégie retardait le processus, embêtait et mettait mal à l’aise le gouvernement fédéral ainsi que les Britanniques. Pour ces raisons, il a été décidé de plaider la violation des conventions constitutionnelles par le fédéral plutôt que de faire valoir des règles formelles de droit. Cette approche mettait davantage l’accent sur la dimension politique de l’exercice. Qui plus est, en acceptant de se prononcer sur les questions posées, les juges n’auraient fait que joindre leur voix au débat alors en cours, tout en n’ajoutant rien du point de vue juridique[168].

À la lumière de cet énoncé, il semble que les questions d’ordre juridique aient été délibérément laissées de côté au profit des règles conventionnelles qui, elles, portaient sur les aspects politiques. Les questions posées auraient donc pu être de nature juridique. À ce titre, la coutume constitutionnelle exigeant l’assentiment de toutes les provinces aurait-elle pu être plaidée ? Faute de renseignements supplémentaires à ce sujet, il serait spéculatif, à ce moment-ci, d’avancer des réponses à cette question. Une chose demeure, cette règle de droit n’a pas été plaidée avant le rapatriement ni dans le Renvoi de 1982.

En plus de ces considérations, l’aspect temporel doit être considéré pour déterminer si la coutume constitutionnelle aurait pu être plaidée. En effet, le Renvoi de 1982, rendu le 6 décembre 1982, mentionne que la question constitutionnelle qui lui a été présentée est devenue théorique, car la Loi constitutionnelle de 1982 est en vigueur. Sa légalité ne pouvait être ni contestée ni contestable. De plus, diverses formules de modification constitutionnelle y étaient insérées. Pour cette raison, la Cour suprême affirme dans ce renvoi que, même si l’on supposait que le consentement du Québec était conventionnellement requis avant le rapatriement, celui-ci est désormais sans objet ni effet[169]. Aurait-il été possible d’empêcher ce constat en plaidant la coutume constitutionnelle avant le rapatriement le 17 avril précédent, tout en tenant compte des motifs énoncés dans le Renvoi de 1981 dont il a été question précédemment ?

Pour répondre à cette question, la chronologie des événements associés au rapatriement de 1982, énoncée en introduction du présent article, est primordiale[170]. Elle permet de dégager certains moments propices, voire cruciaux, pendant lesquels les tribunaux canadiens auraient pu reconnaître l’existence d’une coutume constitutionnelle nécessitant l’accord unanime des provinces visées avant que le gouvernement fédéral puisse rapatrier la Constitution.

À ce propos, il aurait pu être possible de faire déclarer la coutume constitutionnelle pour modifier la Constitution avant le Renvoi de 1981 en réalisant le même exercice que les juges majoritaires de la Cour suprême. Toutefois, la période qui se situe entre l’opinion émise dans ce renvoi le 28 septembre 1981 et l’adoption de la Loi constitutionnelle de 1982 le 17 avril suivant est, certes, la fenêtre d’opportunité la plus probable, car on aurait pu faire valoir l’opinion des juges majoritaires rendue dans le Renvoi de 1981. D’une manière encore plus précise, la période qui suit l’entente conclue entre neuf provinces, à l’exception du Québec, et le gouvernement fédéral s’avère sans aucun doute celle où il aurait été impératif de la faire valoir pour qu’elle puisse être prise en considération par les tribunaux canadiens. En effet, à partir de cette période, la conclusion d’une entente politique se révélait de plus en plus difficile en vue d’obtenir l’assentiment du Québec pour le rapatriement, tandis qu’il devenait toujours plus évident que le gouvernement fédéral et celui des autres provinces procéderaient sans l’accord du Québec.

Dans l’éventualité où la coutume constitutionnelle pour modifier la Constitution avec l’accord unanime des provinces aurait été plaidée par voie judiciaire ou par renvoi entre le Renvoi de 1981 et le rapatriement de 1982, il aurait été très difficile pour les tribunaux canadiens de nier son existence. D’une part, puisque la coutume est une source de droit, il aurait été impossible d’esquiver une question à ce propos en la situant au niveau politique. Il n’aurait pas été davantage possible d’invoquer l’autorité de la chose jugée, car il s’agit d’une question différente. D’autre part, les arguments des juges majoritaires du plus haut tribunal canadien présentés dans le Renvoi de 1981 en faveur des précédents positifs et négatifs établissent les fondements mêmes sur lesquels repose la coutume constitutionnelle. La confrontation de ces arguments au regard des critères du droit coutumier énoncés dans le contexte législatif canadien par les auteurs de doctrine et les tribunaux ne peut que conforter cette prétention. À partir de ce constat, comment les tribunaux canadiens auraient-ils pu éviter de se considérer liés par les arguments énoncés dans le Renvoi de 1981, alors que ces derniers furent énoncés par la majorité des juges du plus haut tribunal du pays moins d’un an auparavant ?

Une procédure en renvoi ou un recours judiciaire entre le Renvoi de 1981 et le rapatriement du 17 avril 1982 aurait certainement changé les conclusions auxquelles en arrivent les juges de la Cour suprême dans le Renvoi de 1982 lorsqu’ils affirment qu’il n’existe aucune règle conventionnelle de l’unanimité[171]. D’ailleurs, ils indiquent que « [l]’appelant n’a avancé aucun motif qui imposerait un changement de cette opinion unanime[172] ». En effet, le jugement rendu dans le Renvoi de 1982 sur la règle conventionnelle de l’unanimité n’apporte, en substance, que des précisions sur les motifs du Renvoi de 1981[173]. Par contre, un recours qui aurait permis de confronter ces motifs aux critères du droit coutumier énoncés précédemment aurait certainement été un fondement sérieux pour inciter un changement de cette opinion unanime[174]. En outre, la règle de l’unanimité fondée sur une règle coutumière est conciliable avec la règle de l’égalité entre les provinces en ce sens qu’elle n’accorde pas de droit de veto à une seule province. Les juges de la Cour suprême n’auraient donc pu rejeter un recours sur ce motif tel qu’ils l’ont fait dans le Renvoi de 1982 à propos de la question portant sur le droit de veto conventionnel du Québec[175].

À un autre niveau, une décision des tribunaux canadiens en faveur de la reconnaissance de la coutume constitutionnelle abordée plus haut aurait-elle lié le gouvernement fédéral ? Ce dernier aurait-il tout de même pu s’adresser au Parlement de Westminster pour rapatrier unilatéralement la Constitution canadienne ? La réponse à ces questions se situe en droit interne canadien. En effet, depuis l’adoption du Statut de Westminster, en 1931, le Parlement fédéral et les législatures provinciales sont autonomes pour édicter les lois internes canadiennes[176]. Comme le précise le professeur Hogg, il est ultimement et exclusivement du ressort des tribunaux canadiens de décider si une loi ou une règle de droit est valide au Canada, et ce, qu’elle ait été adoptée par le Parlement fédéral, une législature provinciale ou le Parlement de Westminster[177]. Cette position est confortée par la Loi no 2 de 1949 sur l’Amérique du Nord britannique. En vertu de celle-ci, le Parlement du Canada est autorisé à modifier la Constitution, « sauf en ce qui concerne les matières comprises dans les domaines exclusivement attribués par la présente loi aux législatures des provinces, les droits ou privilèges octroyés ou garantis par la présente loi ou toute autre loi constitutionnelle soit à la législature ou au gouvernement d’une province, soit à une catégorie de personnes relativement aux écoles, l’emploi du français ou de l’anglais[178] ».

Comme la Cour suprême l’a précisé dans le Renvoi de 1981, l’introduction de la Charte canadienne des droits et libertés ainsi que d’une procédure de modification constitutionnelle touche à plusieurs aspects législatifs provinciaux mentionnés dans la Loi no 2 de 1949 sur l’Amérique du Nord britannique[179]. Force est donc de conclure que le Parlement fédéral ne pouvait, en l’espèce, modifier unilatéralement la Constitution sans l’accord unanime des provinces puisqu’elles étaient toutes visées. Cette position a d’ailleurs été énoncée dans le Renvoi : Compétence du Parlement relativement à la Chambre haute lorsqu’il y est précisé que « [l]es lois adoptées depuis 1949 en vertu du par. 91 (1), n’ont pas, pour citer le Livre blanc, “porté atteinte aux relations fédérales-provinciales”[180] ». Il serait donc impossible pour le Parlement fédéral de s’adresser au Parlement de Westminster de manière unilatérale dans le contexte du rapatriement de 1982. D’ailleurs, la Loi no 2 de 1949 sur l’Amérique du Nord britannique n’aurait-elle pas pu être plaidée de manière subsidiaire à l’existence d’une coutume exigeant l’accord unanime des provinces pour modifier la Constitution puisque les compétences législatives provinciales sont touchées ?

Dans ces conditions, un tel recours aurait pu forcer le gouvernement fédéral à renégocier pour obtenir l’appui de toutes les provinces. À ce sujet, l’auteur Gérald-A. Beaudoin suggère qu’il aurait été théoriquement possible de rapatrier la Constitution sans formule générale de modification en y enchâssant la règle de l’unanimité en attendant de trouver une formule plus souple[181]. Cette position reste toutefois spéculative dans le contexte que nous avons décrit. Chose certaine, le gouvernement fédéral aurait dû attendre que la question soit entendue et que l’ensemble des recours judiciaires soit épuisé avant de procéder. Dans l’éventualité où la coutume aurait été reconnue à titre de règle de droit applicable, le gouvernement fédéral n’aurait pu se soustraire à son application, et ce, avant même d’avoir la possibilité de demander au Parlement de Westminster de rapatrier la Constitution[182].

À ce propos, le deuxième principe de modification énoncé dans le Livre blanc de 1965 énonce clairement que « le Parlement du Canada doit autoriser toute demande au Parlement britannique de modifier l’Acte de l’Amérique du Nord britannique. Ce principe a été établi dès le début et l’on ne s’en est pas écarté depuis 1895[183]. » Si un tribunal canadien avait empêché le gouvernement fédéral d’autoriser une demande au Parlement britannique en ce sens, comment ce dernier aurait-il pu modifier la Constitution canadienne ? Ainsi que le précise le professeur Hogg, dans la perspective où le Canada n’est plus une colonie britannique, il n’est plus approprié que les décisions au regard de la Constitution canadienne dépendent du jugement d’un corps législatif qui n’est aucunement redevable devant l’électorat canadien. Dans ce contexte, une loi du Royaume-Uni à propos de la Constitution canadienne, promulguée sans le consentement du Canada, ce qui aurait été le cas si les tribunaux avaient sanctionné une coutume constitutionnelle contraire à la volonté du Parlement canadien et de l’ensemble des législatures provinciales, aurait été nulle[184].

Conclusion

Au cours de ce texte, il a d’abord été possible de montrer que la coutume est une source de droit sur le plan international énumérée dans le Statut de la Cour internationale de Justice et qu’elle est prise en considération dans les jugements de cette dernière. Cette cour de justice a appliqué différents critères permettant de statuer sur l’existence ou non d’une coutume entre deux ou plusieurs États. Sans insister davantage sur les critères propres à cette source de droit, il est impératif de mentionner qu’elle comporte un aspect matériel et psychologique (opinio juris). Hormis, quelques décisions éparses et datées, la jurisprudence s’accorde avec les auteurs de doctrine pour affirmer que la cohérence et la preuve de la présence de l’aspect matériel de la coutume internationale font présumer l’existence de son aspect psychologique. Enfin, cette source de droit s’applique, en matière internationale, aux parties visées par la pratique mise en oeuvre dont la reconnaissance est recherchée, que ce soit de manière générale, régionale ou locale.

Par la suite, la coutume a été abordée à titre de source de droit en common law. Déjà présente dès le Moyen Âge en Angleterre, elle fut intégrée à la common law grâce aux jugements des tribunaux royaux qui se mettent en place à cette époque. Les statuts adoptés ensuite, jumelés aux décisions judiciaires, ont contribué à rendre la coutume marginale dans les sources de droit applicables aujourd’hui au Royaume-Uni. Toutefois, elle n’en demeure pas moins pertinente lorsque aucun jugement ni aucun statut n’ont été édictés pour disposer du droit applicable. En effet, la coutume n’a jamais été abolie, que ce soit par une décision judiciaire ou par un statut. Elle demeure donc théoriquement applicable. Par surcroît, certains auteurs avancent qu’elle pourrait toujours être utilisée relativement à des questions constitutionnelles au Royaume-Uni.

Pour être applicable en common law, la coutume doit, tout comme en droit international, répondre à certains critères propres au contexte législatif de l’État visé. Elle se compose également d’un aspect matériel et psychologique. Tout comme en droit international, les tribunaux établissent la preuve de la coutume grâce à son aspect matériel. L’aspect psychologique, quant à lui, est présumé lorsque les critères propres à l’aspect matériel sont remplis.

Ces enseignements sont primordiaux pour le droit canadien. En effet, la Loi constitutionnelle de 1867 énonce dans son préambule que les provinces du Canada, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick ont exprimé le désir de contracter une union fédérale avec une constitution reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni. Puisque la coutume s’applique en droit constitutionnel dans cet État, elle est donc intégrée parmi les sources de droit applicables au Canada. Elle doit cependant être appliquée de manière conforme au contexte législatif canadien.

Dans le cas du rapatriement de 1982, cette source de droit aurait pu être plaidée. En effet, une procédure de modification nécessitant l’assentiment unanime des provinces s’était mise en place depuis 1867, alors qu’aucun élément du droit positif écrit canadien ni aucune décision judiciaire ne permettaient d’établir la règle de droit à suivre. La coutume pouvait donc, dans ce contexte, être considérée et être sanctionnée par les tribunaux canadiens. Ce fut toutefois la convention constitutionnelle qui fut plaidée lors du Renvoi de 1981 et du Renvoi de 1982. Il a été possible d’établir que, bien qu’elle repose sur des précédents, au même titre que la coutume, la convention constitutionnelle diffère de celle-ci par sa sanction exclusivement politique et par les autres critères qui permettent de concrétiser son existence. Cette distinction est importante, car l’analyse de la jurisprudence canadienne inhérente à la coutume montre que les critères permettant sa reconnaissance sont appliqués de manière moins formelle que ceux qui ont été retenus dans le Renvoi de 1981 à propos de la convention constitutionnelle.

La possibilité de plaider la coutume constitutionnelle aurait été envisageable entre le Renvoi de 1981 et le rapatriement. Les juges majoritaires de la Cour suprême énoncent en effet dans cet arrêt les précédents pertinents qui doivent être pris en considération. Ils statuent par la même occasion qu’ils sont concordants et sans exception et que l’on pourrait alléguer que l’unanimité serait requise s’ils se trouvaient seuls. Plus encore, ces juges écartent les arguments contraires à cette position tenus par les juges des cours d’appel du Manitoba et du Québec. Or, lorsque la position majoritaire de la Cour suprême est confrontée aux critères propres à la coutume, tels qu’ils ont été élaborés par le droit international, la common law ou le droit canadien, il est possible de croire que la règle coutumière exigeant l’assentiment de toutes les provinces existait avant le rapatriement de 1982.

Quelque 30 ans plus tard, que retenir du rapatriement au point de vue constitutionnel ? D’abord, que celui-ci a divisé profondément le pays. Il a été adopté malgré la dissidence du Québec, qui fait pourtant partie des provinces formant dès l’origine l’État canadien. D’ailleurs, le Québec n’a toujours pas signé la Constitution canadienne à ce jour. De plus, le rapatriement a créé, en quelque sorte, une situation absurde. La procédure de modification prévue dans la Loi constitutionnelle de 1982, adoptée en vue de débloquer les débats constitutionnels canadiens, n’a jamais obtenu les résultats escomptés. Les échecs successifs des accords du lac Meech et de Charlottetown ont montré que l’accord unanime des provinces était toujours requis dans la pratique. Qui plus est, cette exigence est désormais sujette à approbation par voie de consultation populaire dans certaines provinces[185]. Cette situation se révèle d’autant plus absurde qu’il a été plaidé lors du Renvoi de 1981 que la nécessité d’obtenir l’assentiment de toutes les provinces figerait la Constitution et ne permettrait pas de la modifier. La procédure suivie en pratique avant 1982 rendait certes difficile tout changement constitutionnel lorsqu’il impliquait des modifications à l’égard des pouvoirs législatifs fédéraux et provinciaux. Elle avait toutefois le mérite d’être inclusive à l’égard de toutes les provinces, et ce, au regard de leur désir commun de contracter une union fédérale tel qu’il a été exprimé dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867.