Les ateliers de l'éthique
The Ethics Forum
Volume 10, numéro 3, automne 2015
Sommaire (10 articles)
Dossier : Éthiques et philosophies politiques du care, du soin et de la sollicitude. Perspectives ricoeuriennes et féministes
-
Sous la direction de Marjolaine Deschênes
-
Éthiques et philosophies politiques du care, du soin et de la sollicitude. Perspectives ricoeuriennes et féministes : introduction
-
La sagesse pratique face aux tensions des éthiques du care
Alain Loute
p. 13–28
RésuméFR :
Cet article tente de montrer que différents conflits et tensions mis au jour par les éthiques du care sont occultés par l’éthique ricoeurienne. Dans un premier temps, l’auteur prend ses distances avec les critiques adressées par Tronto, suivant lesquelles Ricoeur développerait une éthique abstraite et conceptuelle. Dans un second temps, il prend appui sur des travaux portant sur les chaînes de care, l’intersectionnalité et la division genrée du travail, afin de montrer que dans nos sociétés, le concept de care est traversé par une tension fondamentale : il désigne tout à la fois une pratique normative et des rapports de domination. Cette tension semble difficilement appréhendable chez Ricoeur, car, entre les relations interpersonnelles et le point de vue des institutions, la perspective des relations intergroupes fait défaut. Par ailleurs, en ne précisant pas véritablement la forme que peut prendre la sagesse pratique sur le plan collectif, il ne permet pas vraiment de penser les conditions d’une politisation des enjeux du care. L’article se termine en soutenant que les éthiques du care, quant à elles, tentent de trouver des réponses à ces tensions par des actions proprement collectives : par exemple en ce qui a trait à la réorganisation du travail du soin et à la discussion publique des besoins.
EN :
This article attempts to show that different conflicts and tensions revealed by the ethics of care are overshadowed by Ricoeur’s ethics. Firstly, the author distances himself from the criticism developed by Tronto, who claims that Ricoeur develops an abstract and conceptual ethics. Secondly, he references the literature on the “care chain,” “intersectionality,” and the gender division of labour care to show that, in our societies, the concept of care is fraught with a fundamental tension: it designates normative practices and domination. This tension seems hardly comprehensible in Ricoeur because, between interpersonal relationships and institutions, the level of inter-group relations is lacking in Ricoeur’s ethics. Furthermore, without actually specifying the form that practical wisdom can take at the collective level, it is not really possible to think through the conditions of politicizing the issues of care. The article ends by showing that the ethics of care, meanwhile, attempts to resolve these tensions through proper collective actions: reorganization of care work, public discussion of needs, etc.
-
Depending on Practice: Paul Ricoeur and the Ethics of Care
Eoin Carney
p. 29–48
RésuméEN :
Continuing on from recent discussions on the overlap between Paul Ricoeur’s philosophy and care ethics, this article will aim to clarify the status of practice in Ricoeur’s work. I will argue that even though Ricoeur’s philosophy is indeed marked by its “desire for a foundation,” as care ethicist Joan Tronto has pointed out, this aim is more of a fragile wager than a principle, and is always at risk of being overturned by practices and other worldviews. I will demonstrate this point by arguing that (1) Ricoeur’s hermeneutic approach to practice leads to the view that objective methods of knowledge and explanation are always grounded by the broader hermeneutic task of practical understanding and care for the self; (2) in moral reasoning, Ricoeur’s analysis of the conflict between respect for the rule and respect for persons results in his prioritizing of respect for the singular other rather than the universal rule, meaning that the other can always disrupt and reorient universal or foundational modes of reasoning; and finally (3) within healthcare relations Ricoeur aims to develop an alternative understanding of respect that places it in a dialectical relation with care. These practice-oriented readings of hermeneutics, morality, and respect aim to open up a dialogue between care ethics and philosophical approaches that have often been placed outside of care ethics.
FR :
Poursuivant les récentes discussions concernant les recoupements entre la philosophie de Paul Ricoeur et les éthiques du care, cet article a pour objectif de clarifier le statut de la pratique dans l’oeuvre de Ricoeur. Je soutiendrai que même si la philosophie ricoeurienne est bien marquée par un « désir d’un fondement », ainsi que l’éthicienne du care Joan C. Tronto le souligne, cet objectif repose plus sur un pari que sur un véritable principe, et risque toujours d’être renversé par les pratiques ou d’autres visions du monde. Je démontrerai cela en soutenant trois arguments. 1) L’approche herméneutique de Ricoeur concernant la pratique mène à penser que les méthodes objectives de connaissance et d’explication sont toujours soutenues par une tâche herméneutique plus large de la compréhension pratique et du souci de soi. 2) En ce qui a trait au raisonnement moral, l’analyse de Ricoeur sur le conflit entre le respect de la règle et le respect de la personne accorde la priorité au respect de l’autre singulier plutôt que de la règle universelle. Ainsi, l’autre peut toujours perturber et réorienter l’universel ou les modes fondateurs du raisonnement. 3) Réfléchissant aux relations thérapeutiques (healthcare relations), Ricoeur tend à suggérer une nouvelle compréhension du respect qui se place dans une relation dialectique avec le souci (care). Ces lectures – de l’herméneutique, de la moralité et du respect – orientées vers la pratique ouvrent la voie à un dialogue entre les éthiques du care et des approches philosophiques que l’on considère souvent éloignées de celles-ci.
-
Who Cares? Care and the Ethical Self
Monique Lanoix
p. 49–65
RésuméEN :
Over three decades ago, Carol Gilligan’s seminal book In a Different Voice provided feminist theorists with a powerful new approach to address the shortcomings of traditional moral theories. With a focus on concrete situations, an ethics of care can attend to the specifics of moral dilemmas that might otherwise be glossed over. As feminist reflection on moral and political philosophizing has progressed, another challenge has emerged. Recent feminist scholarship proposes non-ideal theories as preferable action-guiding theories. In this paper, I examine Kittay’s call for a version of care ethics as a naturalized ethics that comes from lived experience, in order to draw out the salient characteristics of the caring agent. This allows me to show how Kittay’s key assertion that “we are all some mother’s child” resonates with Ricoeur’s framing of self-esteem, which is, in turn, anchored on a notion of solicitude. Secondly, I make the case that care ethics can benefit from Ricoeur’s little ethics as it helps buttress the goal of good caring practices. Finally, care ethics, with its emphasis on the universality of care needs, helps to strengthen the central role of solicitude for the political sphere.
FR :
Il y a plus de trente ans, le livre fondateur de Carol Gilligan, In a Different Voice, fournissait aux théoriciennes féministes une nouvelle approche permettant d’affiner la critique des théories morales traditionnelles, particulièrement en ce qui concerne leur universalisme. Focalisant sur les situations concrètes, l’éthique du care chez Gilligan permet de recentrer l’attention sur les spécificités d’un dilemme moral qui, autrement, risquent de rester dans l’ombre. La réflexion féministe en philosophie morale et politique a progressé depuis, s’attelant à de nouveaux défis. La recherche récente suggère qu’une théorie morale non idéale (émergeant des situations vécues) est préférable aux théories dites idéalistes. Dans cet article, j’examine l’éthique du care selon Eva Feder Kittay, soit à titre d’éthique naturalisée (enracinée dans l’expérience), afin de mettre en relief les caractéristiques saillantes de l’agent.e caring. Cela me permettra ensuite de montrer comment l’affirmation clé de Kittay selon laquelle « nous sommes tou.te.s l’enfant d’une mère » fait écho à la pensée ricoeurienne de l’estime de soi qui est, en retour, ancrée dans la notion de sollicitude. Deuxièmement, je soutiens que la « petite éthique » ricoeurienne peut enrichir les éthiques du care (notamment celle de Kittay), précisément en ce qui a trait au telos du care. Ce faisant, les éthiques du care, qui placent l’accent sur l’universalité des besoins en cette matière, pourront mieux ancrer la sollicitude dans la sphère politique.
-
Diagnostiquer le discours sur le care comme symptôme d’une culture désenchantée
Marjolaine Deschênes
p. 66–100
RésuméFR :
C’est surtout de Joan C. Tronto que les ambassadrices du care se réclament en France, davantage que de Carol Gilligan. Je montre ici (partie 1) qu’une certaine tendance du discours français sur le care peut être diagnostiquée comme le symptôme d’une culture désenchantée, dépouillant le monde non de ses dieux, mais de ses dimensions esthétique, artistique et imaginative. Le renversement que ce discours tend à opérer, de la figure morale de l’autonomie à celle de la vulnérabilité, illustrerait ce « symptôme ». C’est plus précisément l’idée du care comme « maintien du monde » (maintaining the world) chez Tronto que je critique (partie 2), puisque l’auteure exclut de ces activités les domaines esthétique, artistique et intellectuel. Je discute trois auteures ayant déjà critiqué cette notion de care (Barbara Koziak, Sophie Cloutier et Naïma Hamrouni), qui chacune font progresser mon propos vers ce que je considère être un oubli du monde « existentiellement » habitable chez la philosophe. Enfin je contribue à combler ce qui manque dans la théorie de Tronto (partie 3), soit un horizon esthétique et une réflexion sur le langage qui s’encastre dans une herméneutique du soi. Je me penche alors sur un care qui consiste à veiller sur la « fragilité du langage politique » chez Paul Ricoeur. Je conclus que s’agissant de faire du care une valeur publique à la fois féministe et soucieuse non seulement de la vie, mais aussi du monde, les activités artistiques, intellectuelles et éducationnelles sont de loin les plus efficaces, contrairement à ce que Tronto semble penser.
EN :
In France, the ambassadresses of care ethics mainly align themselves with Joan C. Tronto’s theory—rather more than with Carol Gilligan’s. Here I want to state (part 1) that a certain tendency of French discourse of “care” might be diagnosed as a symptom of a disenchanted culture, since it strips the world of its aesthetic, artistic, and imaginative dimensions (rather than of its gods). I contend that we can find the best illustration of this symptom when that discourse tends to shift from the moral figure of autonomy to the moral figure of vulnerability. More precisely, I aim to challenge Tronto’s idea of “care” as a “maintaining of the world” (part 2), since she excludes from it the areas of aesthetics, the arts, and intellectual activities. I shall discuss three authors who have already criticized Tronto’s notion of “care” (Barbara Koziak, Sophie Cloutier, and Naïma Hamrouni). Each of them presents an opportunity for me to refine my reflection on what I consider to be Tronto’s disregard for an existentially liveable world. Finally, I help to fill in what is lacking from Tronto’s theory (part 3)—that is to say, an aesthetic horizon and a real reflection on language, a reflection framed by a hermeneutics of the self. To this end, I focus on a “care” consisting in keeping watch over (veiller) the “political language’s fragility” in Paul Ricoeur. I conclude by stating that if we really want to make “care” a public value, this feminist value should be concerned not only with life, but also with world. Artistic, intellectual, and educational activities are by far the most efficient at making such a value public.
-
Imaginer plus pour agir mieux. L’imagination en morale chez Carol Gilligan, Martha Nussbaum et Paul Ricoeur
Jean-Philippe Pierron
p. 101–121
RésuméFR :
Dans leur réflexion sur le raisonnement moral, critique d’une approche rationaliste stricte, les théories du care et les philosophies travaillant à une compréhension enrichie de la raison pratique se sont attachées à mettre en valeur l’importance éthique qu’il y a à envisager la perspective de l’autre. Elles se sont concentrées à cette fin sur le travail de l’imagination. On montre ici que l’éthique du care de Gilligan, l’éthique de la narration de Nussbaum et l’éthique de la sollicitude ricoeurienne, quoique différentes, se renforcent mutuellement à partir d’une compréhension renouvelée du rôle de l’imagination dans la morale. Si l’enquête psychologique de Gilligan, la philosophie de la littérature chez Nussbaum et l’herméneutique du texte chez Ricoeur diffèrent, ces trois auteur.es ont en commun de ne pas se satisfaire des méfaits d’une rationalité instrumentale qui bride la créativité pratique des actrices morales et acteurs moraux. Il appartiendrait à l’imagination éthique de prendre la mesure de la complexité des situations morales et d’en suivre les variations subtiles, afin de prendre soin de formes de vies rendues invisibles ou d’existences vulnérables.
EN :
Critical of a strictly rationalist approach, theories of care and philosophies working toward a deeper understanding of practical reason have valorized the ethical importance of envisioning the perspective of the other in their reflection on moral reasoning. To this end, they have focussed on the task of the imagination. Here it is shown that, however different, Gilligan’s ethics of care, Nussbaum’s narrative ethics, and Ricoeur’s ethics of solicitude mutually reinforce each other through a renewed comprehension of the role of the imagination in the philosophy of action. Although Gilligan’s psychological investigation, Nussbaum’s philosophy of literature, and Ricoeur’s textual hermeneutics differ, these three authors have something in common: a discontent with the misdeeds of an instrumental rationality that shackles the practical creativity of moral actors. It is up to the ethical imagination to size up the complexity of moral situations and to appreciate their subtle variations, in order to take care of forms of life made invisible and vulnerable existences.
-
L’universel et l’éthique du care en traduction
Damien Tissot
p. 122–148
RésuméFR :
Les mouvements féministes transnationaux se sont développés ces dernières décennies pour éviter les impasses des logiques de revendications nationales, internationales et pour combattre de manière générale la rhétorique de l’universel. Afin de lutter contre la mise en place de discours hégémoniques dont le pouvoir est souvent hérité d’une histoire coloniale et patriarcale, les théoriciennes des mouvements féministes transnationaux ont souvent cherché à définir les conditions d’une politique de la traduction qui permettrait de lutter contre la mise en place d’un discours de l’universel, unifié et dominant. Une politique de la traduction semble alors recouvrir deux choses. Elle désigne tout d’abord les implications politiques de la pratique de la traduction. Elle désigne ensuite la traduction en tant que paradigme pour penser le politique, compris comme l’ensemble des implications politiques du rapport à l’autre. C’est dans ce cadre que l’oeuvre de Ricoeur propose des solutions théoriques importantes. Sans renoncer à la catégorie de l’universel, Ricoeur la pense « en traduction ». Ses propositions théoriques permettent ainsi de réconcilier les critiques théoriques qui ont été adressées à l’universalisme, notamment par les féministes, avec le projet d’une politique féministe de la traduction. Or cette réconciliation passe, dans l’oeuvre de Ricoeur, par la formulation d’une véritable éthique de la traduction, au coeur de laquelle se trouve une éthique de la sollicitude à rapprocher des éthiques du care. Cet article se propose de montrer comment la mise en oeuvre d’une éthique de la traduction fondée sur des valeurs de caring et de sollicitude permet de repenser une politique féministe de la traduction ouverte sur l’universel. Après avoir montré comment le féminisme transnational s’est construit contre l’universel, cet article explore la possibilité de penser celui-ci « en traduction », pour articuler une politique et une éthique de la traduction dont les termes peuvent être définis avec Ricoeur par un principe d’hospitalité qui trouve son complet déploiement dans une éthique du care.
EN :
In the last few years, transnational feminist movements have developed considerably in order to avoid national and international political strategies and, more broadly, to challenge claims of universalism. In order to fight the hegemonic discourses that have been inherited from a colonial and patriarchal past, theorists of feminist transnational movements have accessed possibilities offered by the politics of translation. The politics of translation refers to the political implications of translating, but also to translation as a paradigm for conceiving of “politics”—namely, rights, policy, or institutions. Using translation as a paradigm would, according to this claim, put into question unified, dominant, and universalistic claims. In this context, Ricoeur provides us with important theoretical solutions. Not only does he maintain the concept of universality, but he moreover offers a useful framework in which to conceive of it as “in translation.” Therefore, Ricoeur reconciles the feminist critiques of the universal with the feminist project of thinking through of a politics of translation. In Ricoeur’s theory, this reconciliation is elaborated within an ethics of translation based on an ethics of care, or solicitude. This article explores the ways in which an ethics of translation based on the values of caring and solicitude allows us to conceive of a politics of translation that includes a renewed concept of the universal. First, I will show how transnational feminism has developed against the idea of the universal. Second, I will suggest that we can define the universal “in translation” to think through both a politics and an ethics of translation. Third, I will sketch the outlines of this ethics of translation, which, while maintaining the possibility of the universal, includes a principle of hospitality, which is fully developed through an ethics of care.
-
L’éthique narrative selon Paul Ricoeur : une passerelle entre l’éthique spinoziste et les éthiques du care
Éric Delassus
p. 149–167
RésuméFR :
Selon Fabienne Brugère, un point de rencontre existe entre l’éthique spinoziste et les éthiques du care, le care pouvant être envisagé comme une réactualisation du conatus spinoziste. Cet article vise à démontrer que cette convergence peut s’établir à partir d’une éthique narrative inspirée de la pensée de Paul Ricoeur. Cela concerne principalement la perception que l’on peut avoir de soi en tant que corps et esprit, dans la mesure où l’esprit est défini par Baruch Spinoza comme « idée du corps ». L’éthique spinoziste invite à se rendre utile aux autres pour augmenter notre puissance d’être et nous libérer d’une servitude qui n’est pas sans rapport avec la vulnérabilité telle que définie dans les éthiques du care. L’humain.e vulnérable a besoin pour se sentir exister d’avoir une idée cohérente de son corps, et le récit est l’une des voies lui permettant de progresser dans cette direction. Encore faut-il, pour y parvenir, trouver des pourvoyeuses et pourvoyeurs de care disposé.e.s à écouter, aptes à susciter en soi le désir de se raconter.
EN :
According to Fabienne Brugère, there is common ground between Spinoza’s ethics and the ethics of care, which can be regarded as a renewal of the Spinozan concept of ‘conatus.’ This article aims to demonstrate that this form of convergence can be based upon a narrative ethic as inspired by Paul Ricoeur’s thought. It is mainly about how people can perceive themselves both as mind and body, insofar as “mind” is defined by Spinoza as the “idea of the body.” The Spinozan ethic leads us to make ourselves useful to other people in order to expand our capacity to be and to free ourselves from a form of servitude that is somewhat linked to vulnerability as it is defined in the ethics of care. Therefore, vulnerable people each need to develop consistent ideas of their bodies if they wish to feel that they do exist. Narrative is one of the many ways of advancing in that direction. However, vulnerable people should not be alone; they must be accompanied by care providers who have a sympathetic ear and who can arouse in them the desire to tell and share their stories.