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Lors d’un séjour en Inde, en 2008, j’effectuai une recherche sur une série d’ateliers de formation au photojournalisme qui ont eu lieu entre 2001 et 2003 sous l’égide de l’ONG néerlandaise World Press Photo (ci-après WPP). Le but premier des ateliers était de transmettre la forme photojournalistique du photostory[1] aux photographes indiens participants. J’ai rencontré la plupart des participants qui étaient alors en milieu de carrière et commençaient à se faire un nom dans les milieux indiens et internationaux du photojournalisme. Avant mon départ, collègues et professeurs m’avaient encouragé à tenter d’identifier une pratique proprement indienne de la photographie – à la manière de Christopher Pinney qui avait décrit les pratiques populaires de la photographie dans le centre nord du pays (Pinney 1997) – afin de mieux la placer en contraste avec les nouvelles subjectivités photographiques propagées par les institutions telles que WPP.

J’ai donc lu l’ouvrage classique de Diane Eck (1985) sur le darshan[2], certain d’y trouver une manière spécifiquement indienne – en fait, plutôt hindoue – de regarder les déités, et donc de planter un ancrage initial afin de comprendre les pratiques photojournalistiques indiennes. Le darshan suppose un échange des regards entre le dévot et la déité au cours duquel le premier reçoit une part de la force spirituelle de la seconde (Eck 1985). Cette première piste a été stimulée par les multiples interventions publiques de l’icône de la photographie indienne Raghu Rai, qui insistait sur l’importance d’intégrer ce regard particulier sur le monde – qui fut ailleurs nommé l’extramission (Lehoux 2007) – afin de prendre le darshan du monde à travers la photographie. Mon enthousiasme s’estompa rapidement à mon arrivée en Inde, lorsque je me rendis compte que la voix de Raghu Rai n’en était qu’une dans une polyphonie de discours cherchant à définir la pratique photographique. Après avoir rencontré plusieurs photojournalistes attachés à la vision libérale humaniste de la pratique[3], j’entendis des regrets : il n’y a rien de spécifiquement indien dans le travail des photographes locaux. Certains blâmaient l’ignorance fréquemment attribuée aux photojournalistes en Inde, alors que d’autres accusaient la domination néocoloniale exercée par les centres culturels occidentaux de Londres, Paris et New York.

Lorsque je rencontrai finalement Raghu Rai, son mélange de spiritualité et de photographie ne ressemblait plus au revivalisme mystique auquel je l’associais auparavant. Je me rendis compte qu’il était un parmi un groupe hétéroclite de photojournalistes cherchant à maintenir un caractère indien à leur pratique photographique. Ce qui suit est donc une tentative de rendre compte de leur conception de la photographie, laquelle emprunte à la théorie esthétique classique indienne des rasas (les essences émotionnelles de la vie), au concept de darshan (l’échange particulier de regards avec une déité) ainsi qu’au discours de l’instant décisif, autrefois défendu par le photographe français Henri Cartier-Bresson.

Je m’attarderai d’abord à la conception du photojournalisme proposée par WPP, dont ces photojournalistes indiens cherchent à se distinguer. Je détaillerai ensuite quelques éléments de ce discours qui décrit la pratique photographique en Inde comme une expérience morale privilégiée de la réalité par laquelle une personne honnête peut percevoir les rasas à travers l’expérience du darshan et insuffler ces images afin de rendre compte de vérités métaphysiques sur l’expérience humaine.

Au cours d’un terrain de cinq mois réalisé à New Delhi et à Mumbai en 2008, j’ai effectué des entrevues avec 18 photojournalistes indiens, des formateurs tout comme des élèves ayant participé aux ateliers de WPP ainsi que quelques autres photographes indiens qui n’y étaient pas liées directement. J’ai aussi effectué de brèves observations dans les milieux professionnels des photographes salariés : aux bureaux des agences The Associated Press et The European Press Photo Agency, ceux du magazine Outlook, tous trois à New Delhi, et aux bureaux du Times of India et de Forbes India à Mumbai. J’ai aussi mené de plus longues périodes d’observation dans les milieux para-professionnels de la photographie indienne dans lesquels on discourait plus librement sur la pratique. J’ai ainsi assisté à des vernissages d’exposition, visité des demeures de photographes, et participé à des soirées mondaines.

Sauf mention contraire, tous les photographes présentés dans cet article sont nés, ont reçu leur formation et travaillent principalement en Inde. Toutes les entrevues ont été conduites en anglais, ce qui a été facilité par le fait que tous les photojournalistes rencontrés travaillaient pour des publications anglophones.

Le photojournalisme selon World Press Photo

Les photojournalistes rencontrés étaient tous liés aux ateliers donnés en Inde entre 2001 et 2003[4]. L’objectif des ateliers était de poser les bases d’une structure de formation de la main-d’oeuvre, de production de produits photojournalistiques et de distribution de ces produits[5]. Si la finalité du programme de formation de WPP reste ouvertement économique, il est aussi présenté comme une manière de doter les photojournalistes locaux des outils qui leur permettent de rendre compte et de débattre des réalités complexes de leur société.

La préoccupation de WPP pour la formation des photojournalistes à l’extérieur des pays occidentaux a commencé avec la chute du mur de Berlin et la période de transition des pays autrefois sous l’aire d’influence économique et politique de l’URSS. Maarten Koets, directeur du département d’éducation de WPP m’a confié : « Nous avons commencé par vouloir aider les photojournalistes des pays de l’Europe de l’Est à apprendre à fonctionner dans un univers qui leur était totalement inconnu, celui d’une économie de marché »[6].

L’ONG a ensuite mis sur pied un programme structuré de développement international du photojournalisme dans les pays non membres de l’OCDE où aucune formation au photojournalisme n’existait, mais où il y avait un bassin de publications permettant de soutenir un bon nombre de photojournalistes professionnels. Ce programme prit la forme de trois cycles d’ateliers ponctuels  –1998-2001, 2001-2003, 2004-2006 – pour ensuite adopter une structure plus stable en partenariat avec des établissements de formation au journalisme ou au photojournalisme dans certains de ces pays, le but étant d’établir des programmes institutionnalisés de préparation au photojournalisme[7]. L’organisme présente ainsi ses activités initiales :

Les ateliers reposent sur les principes de l’apprentissage pratique. Les participants assistent à des conférences pour ensuite aller sur le terrain pour des affectations. Des experts locaux et internationaux révisent le travail et donnent des conseils pour son amélioration – les résultats sont régulièrement montrés au public lors d’expositions ou dans des publications après coup. […] Étant donnée la portée régionale, nationale et même internationale des ateliers, ils offrent une opportunité unique de réseautage en plus de leur rôle éducatif.[8]

Notons ici l’insistance sur les opportunités d’apprentissage et de réseautage, ce dernier étant primordial pour les activités auxquelles WPP prédestine ses participants, à savoir le travail de photographe indépendant. Le matériel éducatif produit pour les ateliers situe le cadre dans lequel s’inscrivent les activités de formation et éclaire un peu mieux le discours porté par l’ONG néerlandaise[9]. Le programme vise la maîtrise des possibilités techniques de la photographie pour que le photojournaliste puisse produire des images individuelles fortes mises en relation sous la forme narrative du photostory.

Le photostory prend sa source dans la tradition de la photographie documentaire qui s’est développée aux États-Unis et en Europe occidentale dans la première moitié du XXe siècle. Une des notions fondamentales de la pratique documentaire est l’équilibre entre l’habileté technique et la créativité des photographes. En 1938, le critique et historien de l’art américain Beaumont Newhall en définit les bases :

Le photographe documentaire n’est pas un simple technicien. Ni un artiste pour qui l’art est une fin en soi […] Il mettra dans ses études photographiques une part de l’émotion qu’il ressent envers le problème, car il est conscient que c’est la manière la plus efficace d’enseigner le public auquel il s’adresse. Après tout, n’est pas cela le sens étymologique du mot « document » (docere, « enseigner ») ?

Newhall 1938 : 5

Si la photographie documentaire désigne alors une présentation dramatisée de faits, plusieurs photojournalistes travaillant pour les publications américaines de l’après-guerre cherchèrent à doter leur travail d’une structure narrative permettant de raconter une histoire en photographies dans les pages des magazines. Avec les années, il se dégagea une sorte de codification du photostory qui devait idéalement offrir une cohérence visuelle (une personne, un objet ou un lieu ; une technique ou un style particulier) ainsi que les éléments narratifs de base que sont l’introduction (l’établissement de la situation initiale), le développement (la complication de cette situation par un élément perturbateur) et la conclusion (la résolution du problème) (Kobré 1996 : 132, 140-141). L’idée est d’agencer un corpus d’images cohérent en une histoire. Le photostory est donc essentiellement une histoire racontée en images qui se distingue de l’essai photo en ce que celui-ci vise à communiquer des idées ou des émotions plutôt qu’une histoire. Ces deux formes photographiques sont incluses dans le terme plus général de photoreportage.

La formation de WPP préconise la production d’un ensemble de photographies constitué d’images fortes, composées de manière à retenir le regard des lecteurs[10]. L’image forte est celle qui met en valeur son sujet principal tout en établissant clairement l’ensemble des relations qui le lie aux autres éléments qu’elle contient. Une fois les considérations techniques bien intégrées, les photographes doivent comprendre comment former des ensembles cohérents d’images variées, des photostories. Le but est de pouvoir fournir aux publications une variété d’images propre à permettre une variété de mises en pages dynamiques et captivantes. Le volet production vise ainsi à assurer que les photographes comprennent bien le produit qu’on attend d’eux, des photostories.

Le second volet de la formation situe la tradition dans laquelle s’inscrit leur pratique professionnelle. Il présente une certaine conception du journaliste dont la fonction est d’informer et d’éduquer le public ainsi que de défier les puissants. Dans cette perspective, les journalistes doivent être proactifs (en établissant leurs propres priorités) et chercher à produire « des histoires qu’ils croient intéressantes ou importantes au lieu de simplement suivre le troupeau en travaillant sur ce qui leur est rendu disponible »[11]. Ce sont les compétences des journalistes qui rendent leurs productions percutantes. Ils doivent donc avoir de l’empathie pour rendre ces histoires et ces images pertinentes, et de l’imagination pour les rendre intéressantes, divertissantes ou même amusantes. Les tentatives de retenir l’attention du public doivent être balisées par quatre principes éditoriaux : l’exactitude, l’équité, l’objectivité et la responsabilité. En somme, le journaliste ne doit s’en tenir qu’aux faits dont il est certain, donner tous les points de vue sur la question et le faire avec le plus d’impartialité possible tout en tenant compte des répercussions potentielles de ses affirmations[12]. Ces dispositifs définissent le cadre déontologique d’une profession inscrite dans un mode de circulation d’information complexe. Ce résumé des positions de WPP permet de situer ce dont certains photographes indiens cherchent à se distinguer.

L’expérience privilégiée de la réalité et de la vie

Au cours de la recherche sur les photojournalistes, j’ai rapidement senti l’importance accordée dans ces milieux à la conception de la photographie comme expérience privilégiée de la réalité. Dès le milieu du XXe siècle, le photojournaliste français Henri Cartier-Bresson affirmait : « l’important dans notre relation avec la presse est qu’elle nous donne la possibilité d’être en contact étroit avec les événements de la vie […] en parlant avec les gens, écoutant les gens, les questionnant, on essaie de comprendre la situation » (Cartier-Bresson 1960 : 4). Au début du XXIe siècle, un photojournaliste indépendant de Mumbai m’a dit : « En une vie, tu vis des milliers de vies. Chaque histoire à laquelle on t’assigne, chaque expérience est une vie »[13]. Cette expérience enrichie est liée à l’idée que l’Histoire est une accumulation d’événements, une notion au coeur des pratiques journalistiques contemporaines et qui postule que l’expérience journalistique est celle des hauts faits historiques[14]. Le photographe Richard Avedon commente l’oeuvre de Cartier-Bresson en ces termes :

Il est ce que Tolstoï fut à la littérature. Il a couvert tout le terrain amplement, politiquement, socialement, avec une acuité personnelle et complexe face à la personnalité humaine. […] Il a montré le mouvement de l’histoire. Il était en Chine. Il était en Inde. Il était là où l’histoire marquait le XXe siècle.

Rose 2000[15]

Selon cette logique, en étant témoin de ce qui sera considéré après coup comme un moment important de l’Histoire, le journaliste fait l’expérience de ce qu’est réellement la vie, de son essence distillée. L’anthropologue Mark Pedelty cite le renommé photographe de guerre Don McCullin, qui écrivait : « À la fin d’une journée, tu as vécu plus dans cette seule journée que certains dans toute leur vie » (Pedelty 1995 : 154). Cette conception de l’expérience vécue présume que les événements fortement chargés d’affects, comme mettre sa vie en danger ou être témoin de destructions à grande échelle, contiennent plus de « vie » que l’expérience quotidienne. C’est ce qui donne son caractère pédagogique à l’entreprise photojournalistique. « J’apprends au niveau de la vie », me dit un photojournaliste indien travaillant au bureau de Delhi de l’agence américaine The Associated Press. « Ceci pourrait être le cas avec tous les métiers […] mais la photographie étant si près de la vie, cela la rend plus excitante et donc plus enrichissante. La photographie m’aide à devenir meilleur »[16]. Un autre ajoute :

Tout le plaisir est d’apprendre à travers cela, c’est l’élément essentiel de la photographie. Quoi que tu approches, c’est toujours différent. Tu ne trouveras jamais deux fois le même motif dans les nuages. C’est pareil avec la photographie de presse. Chaque fois, il y a quelque chose de nouveau. Tu dois t’ouvrir.

MS, photojournaliste[17]

Ces propos viennent de photographes travaillant pour une agence de presse internationale et reflètent ceux d’autres photographes de presse à propos de l’accès privilégié qu’ils ont à la « vie ». Mais ils ne sont en rien généralisables à tous les photojournalistes indiens que j’ai rencontrés, certains balayant de telles affirmations d’un acerbe « on peut rendre n’importe quoi mystique si ça nous chante »[18]. Pour le groupe de photojournalistes indiens auquel je m’intéresse ici, l’expérience privilégiée offerte par le photojournalisme recèle une qualité pédagogique unique en ce qu’elle offre une expérience concrète très variée, une expérience qui prend surtout la forme du témoignage d’événements historiquement importants (tels que définis par les institutions journalistiques).

Cette conception épisodique de l’expérience vécue fait partie de l’épistémologie factuelle dans laquelle le journalisme et le photojournalisme ont été constitués comme discours sociaux légitimes (Wien 2005 : 4). Lorsque le journalisme s’institua comme profession à la fin du XIXe siècle, le positivisme comtien fut une de ses bases épistémologiques. Depuis, « le journalisme tire une grande part de sa légitimité du postulat qu’il est capable de présenter une image véridique de la réalité » (Wien 2005 : 3). À cette même époque, la photographie devint l’emblème de l’objectivité, non pas parce qu’elle était plus fidèle à la nature que les images produites à la main, mais plutôt parce que la caméra semblait éliminer toute intervention humaine (Daston et Galison 1992 : 120). La photographie acquit ainsi une puissante force idéologique en tant que symbole de la vérité neutre et exquisément détaillée (ibid. : 111). Au cours du XXe siècle, plusieurs critiques ont proposé des alternatives à ce positivisme pur et dur, sans toutefois réussir à s’émanciper du postulat de base voulant que la connaissance soit le fruit de l’expérience sensorielle (Wien 2005 : 4). La reformulation de l’objectivité journalistique au milieu du XXe siècle à l’aide du trio impartialité, exactitude et équité resta ancrée dans la distinction positiviste entre les faits et les opinions (ibid. : 9). La seule contestation sérieuse de ce paradigme a été formulée par le New Journalism des années 1960 et 1970, dont les défenseurs affirmaient que « la seule chose à laquelle on peut se fier, c’est l’engagement personnel du journaliste, la possibilité qu’il a de se propager à travers sa participation » (Andrén, Hemánus et al., cités par Wien 2005 : 10-11). Toutefois, Wien conclut que la grande majorité du journalisme pratiqué aujourd’hui est fondamentalement positiviste (Wien 2005 : 13). Cela semble aussi être le cas pour le photojournalisme :

En tant qu’activité objective de collecte des nouvelles, les photojournalistes considèrent le contenu comme étant primordial, alors que la forme lui sert de véhicule, transportant le contenu imperceptiblement vers le spectateur. La rhétorique entourant la pratique du photojournalisme conçoit la forme comme étant transparente et donc neutre.

Schwartz 1992[19]

Cependant, l’aspect émotionnel qui semble être évacué par l’objectivité factuelle portée par les institutions journalistiques reste hautement estimé par une partie des photojournalistes que j’ai croisés au cours des dernières années, lesquels voient dans l’intensité affective de la dramatisation photographique des événements l’universalité potentielle de la communication en images[20]. Un photojournaliste indien m’a confié que le pouvoir de la photographie réside en sa capacité à transcender les barrières sociales. « C’est un médium très puissant. Il peut bien communiquer dans un pays comme l’Inde, où il y a tant de langues, mais aussi tant d’analphabétisme. Il peut communiquer mieux que tout autre médium »[21]. En ce sens, le médium imite le message, alors que l’universalisme de la communication photographique déteint sur la construction subjective des photojournalistes qui considèrent pour leur une identité libérée des marqueurs indélébiles de l’accent, des ancêtres et de l’apparence. « La photo n’a pas de langue, ni de religion ni de caste. Lorsque je prends mon appareil, je n’appartiens à aucune religion ni aucune classe. Je suis une personne neutre », a ajouté un photojournaliste de Mumbai[22]. Cela se passait une semaine après les attaques de Mumbai de la fin novembre 2008, alors que son passeport indien l’empêchait de se rendre au Pakistan pour faire le suivi des événements. Sa neutralité proclamée ne pouvait tenir devant les contraintes politiques externes. Si les barrières concrètes contredisant l’identité globaliste du citoyen du monde se manifestent de temps à autre, l’affirmation fondamentale du statut mythique de la photographie en tant que langage naturel et universel (Mitchell 2005 : 272) est plus tenace et fournit un terreau fertile pour une pléthore de déclarations universalisantes et globalistes.

Rasa

Certains de ces universaux sont les qualités essentielles prêtées à l’expérience humaine qui peuvent être communiquées à travers les photographies, mais aussi vécues à travers la pratique de la photographie. Un photographe d’origine indienne m’a ainsi expliqué :

La photographie m’approche des paroxysmes, des rasas, des extrêmes de tout. Le drame de la vie. J’ai vu le tsunami, j’étais là le surlendemain. Mon sens d’être, l’échelle de la dévastation et de ce que peut être la colère de Dieu, je n’aurais pas pu comprendre cela assis à Delhi. Tu dois être là pour sentir l’odeur de la chair en putréfaction.

GO, photojournaliste[23]

Lorsqu’il me dit sentir les rasas, ces paroxysmes dramatiques de la vie, ce photojournaliste parlait de ce qu’il vivait lorsqu’il pratiquait la photographie, et non plus seulement des propriétés de l’image. En évoquant la théorie des rasas, il postulait une essence de l’expérience vécue qui est perceptible dans certains moments par l’observateur expérimenté. Selon une définition :

« Rasa (littéralement, saveur, goût) est la semence et le fruit des arts ». Les arts génèrent et consolident des humeurs, des sentiments, des émotions (rasa), les libèrent des fluctuations des désirs et impulsions fugaces, pour les concentrer et les diffuser dans les esprits et les coeurs des gens.

Mukerjee 1965 : 91

Le terme rasa renvoie à un état mental et constitue le thème émotionnel dominant d’une oeuvre d’art ainsi que le sentiment primaire évoqué chez les spectateurs de l’oeuvre. Les huit rasas furent initialement énumérés dans le Natyasastra, un traité millénaire sur les arts de performance attribué à Bharata Muni. Ils sont l’attirance, l’humour, la rage, la compassion, le dégoût, la terreur, l’émerveillement et l’héroïsme (Schwartz 2004). Un artiste infuse donc son oeuvre des rasas qu’il a lui-même distillés de sa propre expérience humaine. Si la notion de rasa a été traditionnellement utilisée dans une acception purement esthétique applicable seulement aux arts, certaines interprétations contemporaines ont ouvert son champ d’application à l’expérience quotidienne en récusant la présomption que l’expérience rasa soit dans une classe à part (Patankar 1980 : 302). L’affirmation du photographe précédemment cité concorde avec cette application de la théorie esthétique classique aux préoccupations contemporaines.

Cette articulation redonne à l’acte du témoignage – le photojournalisme et le journalisme étant avant tout un témoignage – un ancrage métaphysique et moral. La position du spectateur inhérente au témoignage et la réception de celui-ci ont été largement critiquées au cours des dernières décennies, alors qu’on les a assimilées à l’inaction et au désengagement moral, ce qui a contribué à saper les fondements moraux sur lesquels reposait l’entreprise journalistique[24]. En faisant appel à la théorie des rasas, les photographes de presse indiens semblent ainsi réclamer une assise morale pour leur pratique tout en réaffirmant le statut de leur pratique professionnelle comme étant une expérience privilégiée de la réalité. Cela se produit à deux niveaux : l’un se rapportant à la manière dont Raghu Rai affirme que la photographie doit être comprise comme une forme de darshan, une manière totale et particulièrement perspicace de regarder ; l’autre étant lié à la prétention universelle inhérente à la théorie des rasas, l’existence d’essences perceptibles et communicables de l’expérience humaine.

Darshan

Raghu Rai est un photojournaliste particulièrement renommé en Inde. Il a commencé dans le métier en 1965, mais a acquis son statut alors qu’il était directeur photo du magazine d’actualité India Today, un des magazines avec le plus grand lectorat en Inde, de 1982 à 1991. À ce jour, en plus des nombreuses publications dans les médias écrits occidentaux (tels que GEO, Time, Life, The New York Times, The Sunday Times, Newsweek), il a publié une vingtaine de livres de son travail, que j’ai pu voir sur les tablettes de librairies un peu partout à New Delhi et Mumbai. Si une librairie tenait des livres de photographie, les siens étaient immanquablement présents sur les rayons. Lors de mon séjour, la National Gallery of Modern Art de Mumbai accueillit une exposition rétrospective de ses 40 ans de carrière. Il reste le seul photographe indien membre de la prestigieuse agence coopérative Magnum Photos dans laquelle il fut introduit par Henri Cartier-Bresson. Au cours des années, il a siégé sur les jurys de concours de World Press Photo, de l’UNESCO, du National Foundation for India et reste une figure incontournable pour tout événement lié à la photographie en Inde[25]. Tous les photographes indiens avec lesquels j’ai discuté ont mentionné son nom à un moment ou l’autre de la conversation, exprimant des opinions polarisées à son égard : certains le considérant comme le père de la photographie documentaire indienne (on l’a même évoqué comme étant une sorte de guru) alors que d’autres voyaient en lui un facteur d’inertie perpétuant la stagnation de la pratique au pays.

Raghu Rai reste donc une figure incontournable de l’univers photographique en Inde. Il a souvent déclaré qu’il concevait la photographie comme étant un acte de darshan[26]. Lorsque je l’ai rencontré, il l’a précisé en ces termes :

Les plus hauts niveaux de compréhension proviennent de l’énergie intuitive avec laquelle tu peux te connecter et cette énergie en soi même est une chose spirituelle qui vient dans ta vie. [… Avec la photographie,] tu captures l’énergie et l’émotion des choses. Le plus haut niveau est lorsque tu te connectes de manière réellement intuitive avec ces énergies qui vont et viennent en un instant et cette connexion est un moment divin extraordinaire.

Rai 2008[27]

Le darshan tel que théorisé au cours des dernières décennies renvoie à une forme particulière d’interaction visuelle – un échange métaphysique des regards – qui a cours lorsqu’un dévot se présente devant une figure sacrée. Il implique une profonde intimité entre le regardant et le regardé, une relation caractérisée par « l’idée d’une bienveillance émanant de l’être supérieur dans la relation (les dieux, guru ou roi) ; ainsi que par une manifestation symétrique d’humilité de la part de l’inférieur dans la relation » (Vidal 2006 : 5). Ceci est complété par « un lien direct entre le fait de voir et le fait de savoir » (ibid. : 6) qui mène à l’ultime expérience du darshan permettant de « participer à une nouvelle manière de voir et donc de se connaître » soi-même (Babb 1981 : 397).

En ce sens, le concept de darshan a deux points d’ancrage possibles avec la théorie des rasas : l’importance accordée à la fibre morale de celui qui regarde et la clairvoyance que de telles expériences confèrent. En filigrane de ces deux positions se trouve l’assertion selon laquelle regarder le monde peut être un acte moral, une manière d’atteindre une lucidité privilégiée de l’expérience humaine en s’affinant soi-même, afin d’être en mesure de prendre darshan à travers les flâneries quotidiennes pour ensuite communiquer cette perception métaphysique par le biais de photos que l’on a su infuser des rasas appropriés. Il y a ici une analogie avec la formule consacrée de Cartier-Bresson, pour lequel la bonne photographie, c’est être capable de mettre la tête, l’oeil et le coeur sur une même ligne (Nuridsany 1995 : 17), une formulation que j’ai entendue telle quelle de la bouche de plusieurs photojournalistes indiens. Si je me suis intéressé à Cartier-Bresson, c’est que tous les photographes sympathiques aux allusions métaphysiques esquissées ici l’étaient tout autant envers le photographe français. Certains ont même affirmé que c’est en voyant son travail qu’ils avaient opté pour cette profession[28]. Le lien le plus évident à mes yeux entre la métaphysique naissante portée par ces photojournalistes indiens et Henri Cartier-Bresson tient à l’insistance de chacun sur la conception de la photographie comme expérience privilégiée de la réalité mentionnée ci-dessus.

De plus, tous les photographes indiens rencontrés (sans exception) ont souligné l’importance dans leur identité professionnelle des trois éléments évoqués par Cartier-Bresson que sont la tête (la capacité de comprendre et de transmettre l’information), l’oeil (la sensibilité esthétique) et le coeur (le souci empathique à l’égard des sujets de leur fabrique d’images). C’est sur le registre de l’honnêteté qu’on m’a le plus souvent évoqué cet alignement, un photojournaliste honnête étant celui capable d’aligner ces trois composantes subjectives afin de déterminer ce qui se produit autour de lui et de le fixer sur une image qui retiendra la plus grande part d’expérience vécue possible dans une représentation visuelle. Ainsi, Raghu Rai explique-t-il son utilisation des appareils panoramiques[29] :

L’Inde est un pays multicouche, multiculturel, […] donc il doit y avoir une multiplicité d’occurrences dans ton image. C’est pourquoi j’ai commencé à utiliser un appareil panoramique, parce que je veux que mes images aient plusieurs moments vivant en simultanéité.

Rai 2008[30]

C’est l’aspiration vers un regard totalisant capable de retenir et de transmettre la richesse de l’expérience humaine et dont le vecteur principal se situe sur le plan des émotions. Ceci se rapproche du processus évoqué par l’historien et sociologue indien Radhakamal Mukerjee et par lequel l’artiste est capable de tamiser les fluctuations évanescentes des désirs et des impulsions pour en extraire les humeurs et les sentiments, les rasas, abstraits et universaux (Mukerjee 1965 : 91). Un tel travail d’artiste suit un mouvement double d’objectivation et d’universalisation. Le critique littéraire indien G.B. Mohan Thampi explique ce processus de « transpersonalisation » à l’oeuvre dans la poésie :

Le fait est que toute poésie est objective en ce que le poète doit objectiver des sentiments en termes d’images, de personnages, d’actions, etc. Les propres expériences du poète peuvent être le sujet de sa poésie, mais à moins qu’il ne les rende concrets en créant les corrélations adéquates, elles ne resteront que de simples documents de son autobiographie. Pour objectiver une expérience, le poète doit la détacher du sujet (lui-même), et une fois qu’il l’a objectivée au travers des corrélations appropriées cette expérience devient universelle. L’expérience personnelle du poète devient l’expérience transpersonnelle potentiellement accessible à toute l’humanité. Ce double processus d’objectivation et d’universalisation est compris dans le terme sadharanikarana, transpersonalisation.

Thampi 1965 : 78

En ce sens, la réification de l’expérience humaine effectuée par les photojournalistes indiens n’est qu’un moment de ce processus de transpersonalisation qui porte le potentiel d’une expérience intersubjective de la photographie. C’est l’aspect poétique de la photographie auquel plusieurs photographes ont fait référence et qui est aussi largement présent dans les discours populaires sur le médium. De la « bonne photo », c’est donc des images qui, tout en restant collées aux faits, réussissent à transcender le purement factuel en révélant une parcelle de l’essence de l’expérience humaine. Nous ne sommes pas très loin de la distinction établie par Cartier-Bresson entre l’approche factuelle et la poésie à laquelle un photographe peut aspirer :

Nous photographions souvent des événements que l’on nomme des « nouvelles », mais certains racontent la nouvelle en détail, étape par étape – comme s’il s’agissait d’un relevé comptable […]. D’un autre côté, si on lit la Chartreuse de Parme de Stendhal, on se retrouve à l’intérieur de la bataille et on vit les petits détails significatifs. C’est ce que nous faisons dans notre travail – un détail étincelant peut dire tout à la fois « Ceci est la vie » […] Nous devons évoquer une situation, une vérité. C’est la poésie de la réalité de la vie.

Cartier-Bresson 1960 : 4

Pour atteindre cette capacité à saisir les éclats éphémères de la réalité transcendantale (qui correspondent aux rasas) et les fixer sur la pellicule ou sur les capteurs numériques, on doit chercher, au dire de ces photographes, à devenir un être humain honnête :

Son ouvrage, convenablement imprégné de ces [rasas], les communique efficacement au spectateur ou dévot. Selon le Alamkara Raghava : « La beauté esthétique ne peut exister sans que le coeur de l’homme de bon goût soit ému jusqu’au plaisir impersonnel par la fascination de l’expression de rasa ».

Mukerjee 1965 : 91

Au coeur du sujet

Nous voici au coeur du sujet auquel nombre de photographes indiens rencontrés sur le terrain m’ont renvoyé, un coeur pénétré d’une sensibilité particulière comparable à la sensibilité chimique de l’émulsion argentique recouvrant la pellicule photosensible. Un photographe dit ainsi : « N’importe lequel bon photographe devrait être bon dans son coeur. Premièrement, tu dois sentir la douleur avant de pouvoir la saisir. Si tu veux le montrer, tu dois le ressentir sinon ça ne viendra pas dans l’appareil »[31]. Nous voici de retour à l’expérience pédagogique de la photographie, expérience qui est centrale autant à la notion de darshan qu’à la théorie des rasas. Tel que décrit par Lawrence Babb, dans le contexte du darshan, l’acte de regarder est perçu « comme un ‘‘flux de voir’’ extrusif et avide émanant de l’intériorité de la personne vers l’extérieur à travers les yeux pour s’engager directement avec les objets regardés et rapporter une partie de ces objets au regardant » (Babb 1981 : 396). Ceci est compris dans le cadre d’un processus d’accumulation du fait qu’on participe à « un voyage intérieur de l’esprit, au cours duquel la clairvoyance (parmi d’autres) change et s’approfondit » (ibid. : 400). Cela renvoie à ce que ce groupe de photographes indiens a souligné à maintes reprises : ils passent de préoccupations externes concernant l’impact sociétal de leur travail photographique vers la préoccupation personnelle de l’expérience interne de leur pratique. Certains ont émis des doutes quant à l’efficacité sociale de leur travail ; d’autres ont plutôt fait part des frustrations liées à une industrie qui prive les travailleurs des fruits de leur labeur ; d’autres encore l’ont défini dans les termes d’un voyage de transformation spirituelle. L’objet de leurs préoccupations s’était déplacé vers le coeur de l’appareillage photographique pour finalement s’asseoir dans la profondeur du processus de la fabrique d’images, l’imagination[32].

Conclusion

Récapitulons les éléments de ce discours. À travers sa pratique, un photographe peut s’efforcer d’atteindre une clairvoyance particulière des événements du monde et par une sensibilité esthétique, transmettre son témoignage en saisissant l’instant décisif lors duquel se manifeste l’essence d’une situation. Cela exige du photographe qu’il considère son être comme l’élément principal de l’appareillage photographique, et dans sa forme idéale – lorsqu’un photographe honnête et sensible réussit à infuser son image de l’essence ou rasa –, il peut garantir la légitimité d’une image qui, une fois laissée à l’industrie des médias, peut se retrouver marchandisée au-delà de toute ressemblance. Les photojournalistes rencontrés ont critiqué à maintes reprises ce qu’ils percevaient comme une dépendance croissante de la part de certains employeurs envers la flexibilité des technologies d’imagerie numériques ainsi que l’effet délétère de cette dépendance sur l’appréciation des photographes d’expérience. Si la conception du photojournaliste indépendant proposée par WPP s’accorde bien avec les transformations du marché en cours – faisant écho à la flexibilité requise de la part des travailleurs dans l’économie néolibérale – la valorisation de la subjectivité indienne du photographe est cruciale à un moment où l’anxiété des photojournalistes face aux transformations de l’industrie des médias est particulièrement aigüe, car elle fournit un argument pour faire valoir l’expérience des photographes vétérans auprès des maisons de presse.

L’empirisme inhérent à l’entreprise photojournalistique nourrit à la fois les principales critiques faites à son égard et les principaux appuis qu’elle peut mobiliser – des éléments importants sont laissés hors du cadre alors que l’image montre tout de même quelque chose qui a réellement existé à un moment ou à un autre[33] –, mais l’universalisme auquel elle fait appel repose fermement sur le positivisme objectiviste de l’indexicalité qui a été largement et justement critiqué par les théoriciens de l’image des dernières décennies (notamment Tagg 1993 ; Edwards 2006). Cependant, comme nous le voyons avec la mobilisation discursive de la théorie des rasas et le concept de darshan, le positivisme objectiviste n’est pas le seul universalisme auquel peuvent faire appel les photographes qui cherchent à légitimer leur pratique. Cela oblige à poser la question de l’ancrage ontologique des pratiques photographiques et des acceptions différentes de notions comme l’individualité ou l’universel, au centre du discours libéral humaniste sur le photojournalisme, tout autant que du discours des photographes présenté dans cet article. La question est de savoir si l’on parle de la même individualité ou du même universel[34]. Une autre est de savoir quels effets ont les transformations des structures économiques sur les mondes sensibles en Inde. J’ai présenté ici une piste d’investigation concernant les professionnels de l’image. Mais qu’en est-il des musiciens, des cuisiniers, des parfumeurs et autres artisans qui produisent les objets de la vie sensorielle quotidienne indienne ?