Corps de l’article

Ouvrage hybride et lyrique qui présente des méditations sur l’artiste et sur la création, Le Livre des branches. Dans l’atelier d’Alexandre Hollan (2004) de la poète et essayiste québécoise Louise Warren rend compte d’un séjour de l’écrivaine dans l’atelier parisien du peintre en l’absence de ce dernier. Plus précisément, le séjour est marqué tant par l’absence du peintre que par la présence de ses effets personnels et ses oeuvres d’art. Le Livre des branches est un mince volume composé de 37 fragments écrits à la première personne ; ces fragments sont constitués de quelques phrases, de quelques paragraphes où s’entremêlent des extraits de textes poétiques en prose, des récits personnels et des réflexions sur l’art et l’écriture. À cela s’ajoutent neuf photographies de l’atelier, une en couleur sur la couverture et huit en noir et blanc au sein du livre. Warren explique qu’elle a habité l’atelier de Hollan afin de circuler de la peinture à l’écriture, de passer d’un art à un autre :

Je cherche une passerelle afin de circuler de son oeuvre à la mienne par-delà la compréhension, afin d’expérimenter dans la matière qui est la mienne ce que j’ai pu éprouver dans son atelier parisien, face à ses dessins et aquarelles.

15[1]

Les textes, les photographies et les renvois aux toiles et aux dessins de Hollan qui composent ce livre sont autant de branches, voire de traces, qui se conjuguent dans une pensée riche et dynamique sur la création littéraire et picturale[2].

L’écriture « dense et lumineuse » de Warren (Beaulieu : 57) est à l’image même de la vision qu’elle présente de l’atelier comme lieu d’activité créatrice et comme lieu de retrait. C’est aussi un livre qui rend compte de rapports intimes : l’intersection entre le littéraire et le visuel ainsi que l’affinité entre l’écrivaine et le peintre sont au coeur de cette écriture sur l’art. Le Livre des branches est lyrique et intime puisque Warren s’ouvre à autrui[3] et à d’autres formes d’expression artistique afin de mieux saisir ce qu’elle éprouve, tant dans sa pratique littéraire que dans son expérience devant la production picturale d’un autre artiste. Warren sonde l’univers du peintre, mais c’est aussi un univers dont elle fait partie, par sa présence dans l’atelier, ses souvenirs et ses mots. Les écrits et photographies constituent de fait des vestiges de ce qu’a vécu Warren lors de ce séjour : ces vestiges lui permettent d’explorer son écriture et de développer une conception de l’art comme processus et comme expérience éminemment subjective. À cette fin, Warren explore les tensions entre le matériel et l’éphémère, entre la présence et l’absence, entre le visible et l’invisible, car d’après elle ces tensions sont au coeur de la création. Le livre qui en découle dévoile les traces du séjour de Louise Warren et constitue lui-même une présence matérielle ou concrète qui ne cache néanmoins pas le fait qu’il y a aussi des lacunes, des silences, des blancs et des absences incontournables dans la création artistique et dans l’entrecroisement des arts.

Le titre, Le Livre des branches. Dans l’atelier d’Alexandre Hollan, révèle deux figures fondamentales qui sous-tendent les conceptions de l’art promues par Warren : celle de l’atelier et celle de l’arbre. Ces figures se présentent comme des lieux d’incubation et de fertilisation artistiques. L’espace réel de l’atelier parisien est réinventé par l’écrivaine qui l’habite et le modifie dans et par son travail littéraire ainsi que par l’introduction des neuf photographies montrant divers détails de l’atelier. À cela se greffent des renvois à l’atelier d’écriture de Warren aux bords d’un lac québécois. Quant à l’arbre, il est un motif privilégié dans les écrits de Warren et dans les toiles de Hollan tout en étant présenté dans ce livre comme encore un autre espace de création. Comme nous le verrons, les figures de l’atelier et de l’arbre se superposent, se prolongent et se complètent et c’est parmi ces figures que les traces se faufilent, que l’art émerge comme un phénomène à la fois matériel et ineffable et que les affinités entre les artistes se dessinent.

1. Traces

Pour commencer, considérons brièvement le concept de la trace qui va sillonner l’analyse en creux, qui va justement agir comme une trace, afin de cerner les rapports entre le texte et l’image dans ce projet de Warren. La trace permettra de cerner la présence, l’absence et la perception qui caractérisent son écriture sur l’art et de suivre le mouvement entre le texte de Warren, les photographies de l’atelier et les arbres peints ou dessinés de Hollan.

L’interaction entre présence et absence dans Le Livre des branches ressemble à une définition de la trace proposée par Jacques Derrida selon laquelle la trace constitue un « simulacre d’une présence qui se disloque, se déplace, se renvoie, n'a proprement pas lieu, l'effacement appartient à sa structure [...] » (Derrida : 25). C’est également Derrida qui propose l’idée selon laquelle la trace « s’efface en se présentant, s’assourdit en résonnant » (Derrida: 24). Il s’agit d’une belle façon de concevoir Le Livre des branches dans la mesure où ce dernier présente une pensée sur l’art dans laquelle le silence et les blancs font autant partie de l’expérience que ce qui se dit ou ce qui se voit. La trace, même si elle s’efface, peut nous inciter à capter de nombreuses évocations et à envisager des phénomènes qui excèdent le visible.

À l’instar de ces acceptions de la trace, celles qui parcourent Le Livre des branches sont caractérisées par des jeux entre la matérialité et la dissolution, entre la présence et l’absence. L’incipit du livre suggère d’emblée que la trace peut être à la fois matière, souvenir, imaginaire, véritable absence et présence ressentie :

Installée pour écrire, au bord du lac, sur le quai, un pied dans l’air, l’autre dans l’eau, dans cette lumière d’été, cette bulle transparente et verte, cet atelier d’eau dans lequel je viens d’arriver, je sens pourtant la présence des murs blancs, l’atelier parisien d’Alexandre Hollan, toute son absence alors qu’il me laissait son appartement, la vue de ses fenêtres, la vie de sa rue, de ses plantes et de ses natures mortes.

9

Warren explique que lorsqu’elle s’installe chez elle, près du lac qui nourrit sa réflexion, elle reste encore sensible aux sentiments de présence et d’absence qu’elle a ressentis pendant son séjour dans l’appartement/atelier de Hollan. Alors qu’elle ne mentionne pas explicitement la trace, on décèle ici des impressions de présence et d’absence, de présent et de passé et de ce qui se voit et ce qui ne se voit plus. La complexité de ces multiples rapports caractérise plusieurs aspects du projet qu’il peut être difficile d’isoler, tellement ils s’entrecroisent : les traces matérielles laissées par un peintre absent de son atelier (ses objets, ses toiles) ; les expériences que Warren a vécues dans le passé (lors du séjour), mais qui appartiennent aussi au présent (lors de la préparation ultérieure du manuscrit) ; sa conception de l’art comme étant à la fois matériel et éphémère ; le livre lui-même qui rend compte d’une expérience fugace.

En même temps, pour bien comprendre l’entreprise de Warren, il importe d’aller au-delà de la présence et l’absence puisque les traces parcourant Le Livre des branches ne s’y limitent pas. Pour sa part, le peintre Paul Klee propose une réflexion sur la trace qui met en relief la perception et le mouvement, deux autres phénomènes fondamentaux au projet et à la pensée de Warren. Klee explique :

L’artiste commence par regarder autour de lui, dans tous les milieux, pour saisir la trace de la création dans le créé, de la nature naturante dans la nature naturée ; et puis, s’installant « dans les limites de la terre », il s’intéresse au microscope, aux cristaux, aux molécules, aux atomes et particules, non pas pour la conformité scientifique, mais pour le mouvement, rien que pour le mouvement immanent [...].

Klee : 27 ; je souligne

Cette acception convient particulièrement bien à ce projet interartistique d’une écrivaine qui se laisse guider par le regard du peintre et qui identifie le mouvement d’un art à un autre comme un fondement de sa production littéraire. Et si Klee parle du microscope et des particules, Warren, elle, s’intéresse souvent au détail, aux objets et aux petits aspects de l’atelier (comme ses tapis, le bois de son escalier ou des pots, des pichets et des fruits) qui résonnent de sensations, d’affects ou de connaissances. Qui plus est, comme nous le verrons, dans la pensée et l’écriture de Warren, la question de la nature accompagne les questions de mouvement et de perception car l’arbre s’impose comme un motif essentiel permettant à Warren et à Hollan de «définir [leurs] perceptions» (16). De l’atelier et de l’arbre au fragment écrit, ce sont aussi le mouvement et la perception qui régissent la création du sens.

Figure récurrente dans les écrits de Warren et dans les dessins de Hollan, l’arbre est de fait analogue à la trace ; les deux incarnent de nombreux thèmes – matérialité, souvenir, imaginaire, absence, présence, visibilité et invisibilité – qui s’entrecroisent chez Warren pour aboutir dans une vision de l’art qui rend compte de ses dimensions visibles et ineffables. Ensuite, comme nous le verrons au cours de notre analyse, l’arbre a des éléments en commun avec l’atelier : les deux sont vus comme des lieux de création, des espaces réels frayant la voie au développement d’une conception de l’art qui repose tant sur le processus que sur le produit, tant sur ce qui peut se représenter que sur ce qui reste invisible.

2. L’atelier d’Alexandre Hollan : fragments et photos

Dans Le Livre des branches, l’atelier d’Alexandre Hollan est présenté de deux façons : par les fragments écrits de Warren et par les neuf photographies introduites dans le volume. Ensemble, les deux montrent l’atelier du peintre comme un lieu d’exploration pour l’écrivaine et attestent d’un rapport presque inéluctable entre l’écriture et l’art visuel.

Chez Louise Warren, il n’y a aucune prétention à la représentation monolithe ou totalisante. Elle révèle par bribes divers éléments de l’atelier de Hollan sans jamais donner des descriptions détaillées qui pourraient en constituer une représentation réaliste. Les quelques citations suivantes témoignent de la façon dont on voit l’atelier à travers les yeux de Warren. Plus précisément, ces passages montrent que Warren le conçoit comme un lieu de questionnements et comme un lieu proprement esthétique :

Sa veste au dos de la chaise, une sculpture parfaite.

15

Un matin, sur la planche basse où Alexandre peint ses aquarelles, j’ai trouvé trois feuilles mortes. Ces feuilles jaunies et flétries sur la planche bleue lui donnaient une autre vibration. J’ai laissé là les feuilles pour les couleurs [...].

36

Dans la cuisine, des gousses d’ail séchées, un vieil oignon rouge. Dois-je jeter à la poubelle, ou est-ce à regarder ?

39

Je marche sur la pointe des pieds comme en pleine nuit et les tapis qui se superposent me font penser aux motifs de ce tableau de Delacroix, Femmes d’Alger.

45

Ces éclats – une veste, une chaise, des feuilles, un oignon, des tapis – sont peut-être en rapport métonymique avec l’ensemble, mais ils restent des prélèvements qui, tout en insistant sur les qualités à la fois picturales et contemplatives du lieu, revêtent un caractère elliptique. En même temps, ces détails de l’atelier sont chargés de sens et de sensations : « À chaque montée ou descente des marches de bois poli, mes cheveux et la vigne, comme une caresse. Pour rien, comme ça, je me sens légère et heureuse chaque fois que j’emprunte cet escalier » (35). L’atelier engendre des sensations et des pensées qui, à leur tour, trouvent une place dans l’écriture.

Pour ce qui est de la conception de l’art visuel que Warren fournit dans le livre, l’on peut discerner des ressemblances entre la façon de présenter l’atelier et la façon de présenter l’oeuvre peinte de Hollan. Présentées sous le mode suggestif, les descriptions des toiles demeurent lacunaires pour tout lecteur qui cherche à se représenter mentalement les compositions. Warren ne se livre pas à une ekphrasis du contenu, des lignes, des textures ou des formes de la composition : elle s’engage plutôt à privilégier quelques éléments essentiels, que ceux-ci soient visibles ou invisibles. Ce n’est pas uniquement les traits de stylo ou les touches de pinceau qui créent le sens d’un dessin ou d’un tableau, mais aussi des éléments moins patents comme l’effacement et la vibration ; ce qu’on ressent est tout aussi important que ce qu’on voit :

L’effacement du geste me fait penser à un miroir d’eau. Le fait que l’on perde l’objet dans les vibrations de couleur le rend plus vaste, lui permet d’atteindre sa part d’infini.

19

Des semaines à dessiner, à sentir une vibration sous les paupières pour rendre un seul visage. La lumière se pose sur le front, descend sur le menton [...].

51

Le texte de Warren à la fois dissimule de nombreuses composantes de la composition picturale et met en relief un élément incontournable de la production de Hollan, c’est-à-dire l’importance de ce qui ne se voit pas.

Par ailleurs, c’est précisément grâce à leur nature fragmentaire que de telles descriptions de l’atelier ou des tableaux sont porteuses de connaissances et de sensations. L’écriture fragmentaire, elliptique et poétique traduit doublement et avec une même puissance d’évocation une expérience subjective ou personnelle de l’art et une vision de l’art s’exprimant à la manière de morceaux épars et doués de multiples significations. L’atelier est ainsi un espace qui permet à Warren de mettre en relief – en se servant de fragments marqués par des recoupements, des blancs, des échos et des silences – des aspects intangibles, voire invisibles de l’art pictural.

Au premier regard, il semble que les photographies démentent ou contredisent en quelque sorte l’importance de l’invisible dans la mesure où elles présentent plusieurs aspects très concrets, matériels et architecturaux de l’atelier. Parmi les neuf photographies du volume (une en couleur sur la couverture et huit en noir et blanc au sein du livre), trois montrent des arbres, trois montrent des éléments du décor de l’atelier et trois montrent des pots, des pichets, des bouteilles ou des fruits, modèles ou installations pour les natures mortes de Hollan[4]. Aucun individu n’y est représenté. Aucune toile n’y figure. Les photographies privilégient l’architecture, la disposition de l’espace, le décor ou les objets dans lesquels Hollan puise son inspiration. L’on pourrait même affirmer que les photographies effacent la présence humaine afin de favoriser l’inanimé, les objets : il n’y aucun mouvement des arbres dans le vent ; les feuilles ressemblent plus à du fer forgé qu’à un organisme vivant ; l’atelier semble être vide, voire inhabité. Notre aperçu de l’atelier est composé, agencé et encadré par les photographies, à tel point que les clichés semblent se présenter un peu à la manière de papillons épinglés, c’est-à-dire dans un étalage fixe, immuable, statique. Comme le dit Liliane Louvel au sujet d’un autre exemple de photolittérature, les photos gèlent « le sujet dans une sorte de mort picturale » (Louvel 2002 : 108).

Pourtant, cette mort picturale n’est qu’une stratégie parmi plusieurs autres pour mettre en relief la dissolution ou l’invisible dans l’art. Cela passe en partie par le fait que, dans Le Livre des branches, les photographies présentent l’atelier parfois comme un lieu de travail, mais surtout comme une oeuvre d’art à part entière[5]. En n’en représentant que trois aspects principaux (arbres, architecture et décor), les photographies composent l’atelier comme un espace restreint, limité. L’atelier se transforme ainsi en une sorte de nature morte, ou bien une « vie silencieuse », pour adopter le terme utilisé par Hollan pour nommer ses tableaux. Autrement dit, on voit dans les photographies des opérations de sélection et de cadrage qui appartiennent aussi au travail de composition picturale. En effet, l’on ne peut ignorer le fait que, dans Le Livre des branches, l’atelier de Hollan est toujours médiatisé par la représentation artistique, qu’elle soit littéraire ou photographique.

Qui plus est, même dans cet univers photographique un peu statique, l’on peut discerner ces simulacres de présence dont parle Derrida dans sa définition de la trace. Par ce qu’ils ne montrent pas, les clichés témoignent d’une absence : Warren, Hollan et les toiles de Hollan n’y figurent pas. Toutefois, il y a aussi une présence suggérée, un mystère très humain dans ces photographies de feuilles, de pots, de tapis qui donnent lieu à un imaginaire de l’atelier et à des spéculations sur l’artiste qui occupe cet espace. Les photographies captent également les aspects silencieux, solitaires de l’atelier et permettent ainsi de mettre en relief l’atelier comme un lieu intime, un lieu de recueillement et de réflexion, notion qui est aussi exprimée dans les fragments de Warren : « J’avais hâte de retourner chez Alexandre non seulement parce que j’y sens le prolongement de mon atelier, mais aussi l’attachement, la chaleur. Chaque objet qui se trouve chez lui est investi d’une résonance intime, celle du souvenir, de la mémoire, de la trace » (32). En effet, pour reprendre deux exemples que nous avons déjà vus, il y a une photo de ces tapis qui incitent Warren à marcher sur la pointe des pieds et qui évoquent, pour elle, Les Femmes d’Alger (44-45) ; il y a une photo aussi du grain de ce bois poli de l’escalier qui lui donne tellement de plaisir (34-35). Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est en nous permettant vraiment de voir ce qui suscite les sensations et les pensées de Warren que les photographies accentuent aussi l’importance d’aller au-delà du détail visible pour tenir compte des retentissements sensoriels ou affectifs. Les photographies, pour immobiles qu’elles semblent être, affirment donc ces résonances si propices à la création.

D’ailleurs, le volume ne nomme pas l’auteur des photographies ; il indique seulement qu’elles font partie d’une collection privée. Warren explique néanmoins qu’elle a travaillé avec Hollan pour déterminer l’emplacement des clichés dans le livre[6]. Le Livre des branches peut ainsi être vu comme un projet de collaboration, voire un livre d’artiste. Voilà une autre manifestation du rapprochement entre les deux. De surcroît, le fait que la provenance des photos de l’atelier est passée sous silence dans l’ouvrage ajoute un degré de complexité aux rapprochements du texte et de l’image, de l’écrivaine et du peintre. De fait, cette information manquante semble confirmer la notion que l’oeuvre d’art est composée autant d’éléments invisibles que d’éléments visibles.

Une autre dimension des photographies qui mérite notre attention est les parallèles qu’on peut observer ou les rapprochements qu’on peut établir entre les clichés et le texte. En parcourant Le Livre des branches, l’on observe que les photographies ne sont coiffées d’aucune légende, mais qu’elles se recoupent à travers divers mots clés présents dans le texte. La première photographie, par exemple, est introduite sur une page face à l’incipit et montre des toits parisiens et des arbres que l’on peut voir de l’atelier tandis que l’incipit renvoie justement à « la vue de ses fenêtres » (9). Cette vue, qui est rendue visible par la photographie, est aussi évoquée ailleurs dans le texte, poussant plus loin les rapports de contenu ou de continuité entre le cliché et les fragments.

Par ailleurs, il est intéressant de noter que d’autres critiques ont pointé une certaine analogie entre la poésie de Warren et la pratique de la photographie. Dans une analyse d’un autre ouvrage de Warren, un recueil de poèmes intitulé Écrire la lumière, Lucie Lequin affirme que tantôt l’écrit surgit du visuel, tantôt l’écriture se développe à la manière d’un négatif :

Si en adoptant le cadrage de la photographie, l’écrit permet de saisir l’instant et le fragment et de réinventer le visuel – au fond il s’agit davantage de fixer l’inconcevable par le biais du visuel –, c’est que pour Warren l’écriture est photographie [...]. Inversement, dans Écrire la lumière, le seul iconotexte de Warren, la photo qui se développe est écriture.

Lequin 1995 : 123[7]

Peut-on voir une telle complémentarité de stratégies dans Le Livre des branches ? Si la photographie est une sorte de prélèvement du réel[8], les fragments écrits peuvent-ils être saisis comme des prélèvements littéraires du séjour de Warren dans l’atelier ? Certes, dans les deux cas, il n’y a aucune prétention à la complétude, aucune tentative de montrer l’ensemble. Il y a aussi l’idée que quelque chose préside à la sélection : la mémoire, les choix esthétiques ou l’intérêt personnel (entre autres facteurs) peuvent orienter la composition photographique et régir le fragment. De plus, si « l’écriture est photographie » et « la photo qui se développe est écriture », il importe aussi de tenir compte des traces et de la présence puisque les procédés de révélation, d’émergence et de suggestion appartiennent tant à la photographie qu’à l’écriture fragmentaire. Le commentaire de Lequin ne constitue pas simplement un rappel pertinent de l’étymologie du terme « photographie » ; il met également en relief les recoupements entre l’écriture et la photographie ainsi que le rapport réciproque entre les deux.

Alors que photographie a longtemps été reliée à des effets de réalité ou d’authenticité, les clichés qui sont introduits dans Le Livre des branches ne peuvent toutefois pas être considérés comme un « analogon parfait de la réalité » (Barthes : 128). Certes, ils ont un référent réel (l’atelier de Hollan) et ne mettent pas en jeu des trucages évidents, mais ils sont aussi le résultat des gestes de cadrage, de composition et de sélection (pour ne rien dire du choix limité des images à inclure dans le livre) qui font que les photographies sont des oeuvres de création. Tout comme les fragments de Warren agissent comme des traces de son séjour, les photographies constituent des traces de l’atelier plutôt qu’une représentation absolue ; elles sont des « empreintes lumineuses[9] » qui montrent neuf prises de vue différentes.

Comme les fragments écrits, les neuf photographies dans Le Livre des branches ne donnent pas une vision de l’ensemble de l’atelier ; c’est le détail qui l’emporte, et les détails, comme dans les fragments de Warren, cachent autant qu’ils révèlent. Autrement dit, les détails photographiques peuvent montrer une certaine propension à la texture, à la patine ou à l’épaisseur, mais ils revêtent aussi un caractère parcellaire. Dans les clichés du Livre des branches, on ne voit qu’une partie du tapis ou du bois de l’escalier ; on ne voit jamais tout l’arbre ou toute la vue de la fenêtre. L’ellipse laisse le reste à l’imaginaire, aux blancs et aux silences qui encadrent, voire qui construisent les images. Pour le dire autrement, les prélèvements – qu’ils prennent la forme de fragments écrits ou de photographies – ne laissent pas vraiment l’impression qu’il nous manque quelque chose. D’une part, les silences et les blancs sont là justement pour qu’on les comble en ayant recours à l’imaginaire. D’autre part, le détail devient chez Warren un prisme par lequel on peut saisir les réfractions de l’oeuvre d’art, voire une loupe à travers laquelle on peut regarder la vie.

Ensemble, ces photographies et ces fragments présentent l’atelier comme un lieu de création et de vie intime, de vie intérieure. Pour ce qui est des photographies, elles offrent des aperçus d’un monde à la fois privé et ouvert. De fait, les photographies ont un effet semblable à celui des objets : «La poussière couvre d’abandon et, dans cet abandon, il me semble que tout mon être s’ouvre pour recevoir et devenir plus réceptif» (33). Ou encore, les clichés, comme les objets, ouvrent le regard : « Je ne crois pas qu’un objet limite le regard, il peut nous amener si loin. Un objet peut être un point de départ, un lieu » (39). C’est ainsi que les photographies témoignent d’un atelier en apparence vide ou inhabité, mais qui invite à des réflexions et des méditations sur une présence très humaine : les sensations, les idées, la création et la vie elle-même.

Pour ce qui est de l’intimité dans les fragments, on voit dans Le Livre des branches une écriture d’accompagnement[10], c’est-à-dire que l’écriture fait preuve du double geste d’ouverture à autrui et d’expression de pensées, de sentiments et sensations personnelles. À cet égard, l’on peut noter aussi que Warren elle-même est accompagnée d’une certaine façon et que cet accompagnement sous-tend la nature intime du livre. Si le projet repose sur le fait que Warren vit dans l’appartement de Hollan pendant son absence, elle suggère néanmoins une présence implicite, disant même qu’elle n’y est pas seule : « Une photo noir et blanc non datée laissée sur la table. Un pique-nique partagé en famille ou avec des amis, qui m’a rappelé chaque jour que je ne mangeais pas seule à la table de bois foncé » (10). Cette photo accompagne Warren, comme s’il s’agissait d’un cliché de ses proches à elle. De fait, elle identifie plusieurs liens personnels entre elle-même et Hollan ; elle aménage des traces qui la rapprochent du peintre. Elle prend soin, par exemple, de mentionner que sa date de naissance et celle du père de Hollan sont identiques (50). En outre, un dessin du père, accroché au mur près de son lit, veille sur son sommeil, accentuant encore plus le lien d’intimité (23). Dans sa chambre chez Hollan, elle contemple aussi une photo d’un bébé dont la tête est couverte d’un bonnet de laine. Observation qui pourrait être banale sauf que Warren associe immédiatement ce bonnet à sa propre grand-mère et va même jusqu’à dire : « S’il me semble connaître Alexandre Hollan depuis toujours, c’est à cause d’elle » (48).

Afin de pousser plus loin cette affinité ou cette intimité, et comme nous l’avons vu dans l’incipit, Warren situe son lieu de travail – un lac québécois – par rapport à l’atelier parisien ; c’est comme si les deux ateliers se superposaient. Hollan reconnaît également ce rapprochement. Vers le début du livre, Warren évoque un objet d’inquiétude : « Comment écrire encore sur votre oeuvre, ai-je un jour demandé à Alexandre, après les si beaux textes d’Yves Bonnefoy ? » (13). Et elle poursuit avec la réponse du peintre laquelle met en évidence le fait que ce projet porte autant sur Warren elle-même que sur lui et que les fragments livrent la voix de l’écrivaine et de son atelier à elle : « Avec la voix de votre lac Pierre, telle fut la réponse. C’était l’hiver, le lac était gelé, mais j’ai écrit ces quelques fragments » (13). Les deux ateliers, comme les deux artistes, semblent ainsi se prolonger. L’un évoque l’autre, l’un apprend de l’autre.

Warren ne s’approprie pas cet espace d’atelier ; elle l’habite. C’est par attachement amical et complicité artistique qu’elle vit dans un espace aménagé par un autre artiste et qu’elle y voit le prolongement de son propre lieu de travail. Il s’agit d’y habiter afin de comprendre – d’une compréhension qui, comme Nicoletta Dolce le dit au sujet d’une autre oeuvre de Warren, «signifie alors accepter la transformation incessante de l’autre, se mettre dans un état de dessaisissement, de réceptivité qui implique à la fois ouverture et offrande, qui refuse tout acte d’appropriation totalisante» (Dolce : 169). Le critique Antoine Boisclair suggère qu’un tel intérêt pour la peinture peut plutôt être saisi comme « une façon de se rapprocher du sensible », que « la peinture se révèle une forme de réconciliation avec le monde, une ‘paix’, une ‘retraite’ ou un ‘repos’ » et que dès lors « l’atelier joue un rôle important dans ce que nous pourrions appeler le tournant ‘intimiste’ du dialogue entre la poésie québécoise et la peinture » (Boisclair : 309). Le Livre des branches présente l’atelier – celui du peintre qui prolonge celui de l’écrivaine – comme un lieu de retrait, de réflexion et d’exploration littéraire pour Warren et comme un lieu qui lui permet de faire des transferts de l’art visuel vers l’écrit.

À la lumière de ces réflexions de Warren sur son séjour et à la lumière des rapports entre les écrits et les clichés, l’on peut dire que les fragments écrits et les photographies semblent suggérer non pas que l’art exploite les pratiques comme le fragment ou la trace, mais que l’art est à la fois trace et fragment, que l’art est présence et absence, visible et invisible, dicible et indicible. En d’autres mots, Le Livre des branches permet de comprendre que pour tout ce qu’on arrive à montrer ou à articuler, il y a toujours une grande part d’ineffable qui joue un rôle tout aussi important dans la constitution de l’imaginaire que dans celle de l’oeuvre. Dès lors, les notions d’unité et de complétude sont minées non seulement comme approches artistiques, mais aussi comme façons de voir et comme façons d’être.

3. Les arbres de Hollan et de Warren

Qu’en est-il maintenant des arbres ? Dans Le Livre des branches, l’arbre joue de nombreux rôles : il est une analogie de la trace et des traits sur une page ; il constitue une figure qui permet à Warren d’examiner l’acte créateur, une façon de voir ; il est aussi une sorte de pont qui réunit Warren et Hollan, l’écriture et le dessin ou la peinture. Ce qui se passe, c’est que les véritables oliviers et chênes que dessine Hollan se transforment en lieu de création pour le peintre alors que les dessins de Hollan deviennent pour Warren un lieu de méditation ou d’apprentissage. Elle exprime après tout un désir « d’apprendre du regard d’Alexandre Hollan » (25) et elle note : « [s]a démarche artistique, méditative, touche directement l’expérience de la matière que j’approfondis chaque jour en poésie. La lumière, l’arbre, le trait, titre d’un de mes recueils, témoigne de cette complicité, puisque ces mots clés sont aussi les siens » (15-16).

Puisque Warren s’intéresse vivement aux arbres de Hollan, il importe de considérer quelques caractéristiques que cet artiste confère aux arbres[11]. Le processus que Hollan adopte ainsi que les dessins eux-mêmes mettent en évidence une volonté d’envisager l’arbre comme forme et comme sensation, une volonté d’exploiter l’arbre pour capter sur la page la vie visible et invisible. Hollan passe l’été dans le sud de la France à dessiner des arbres en plein air. Il dessine régulièrement les mêmes arbres, allant même jusqu’à donner nom à certains (Le petit Poussin, Le Foudroyé, Le Verseur), par un acte d’attachement incontestable. Selon Yves Bonnefoy, les arbres deviennent de fait des compagnons puisque Hollan « peint des surgissements, des rencontres, il parle avec l’olivier ou le chêne, et ceux-ci ne sont plus des hasards de son environnement mais des compagnons de sa vie, laquelle se confond de ce fait avec sa recherche de peintre » (Bonnefoy : 19). Ainsi personnifiés, les arbres structurent la toile et agissent presque comme des individus aux caractères uniques dans l’univers pictural de Hollan. Mais loin d’être académiques ou réalistes, ses dessins d’arbres commencent souvent par des traits de fusain sur une feuille blanche ; ils ressemblent tantôt à des idéogrammes, tantôt à des exercices préliminaires de traits et de courbes, parfois accompagnés de lavis. On dirait aussi presque des notations musicales, tellement les tracés, les traits, les courbes captent une vibration et une sensation. À cet égard, Michael Bishop affirme que les dessins d’arbres faits par Hollan ne représentent ni la forme, ni la texture, ni une composition détaillée des feuilles ou des branches ; les dessins saisissent plutôt « the broad energy field the tree deploys and moves, lives in » et manifestent « the emotion and sensation of an inner world penetrating that of a phenomenon whose deep beingness-in-relation-to-the-self is felt to be conveyable only in primal, organic, unrefined form » (Bishop : 68).

Comme c’est le cas avec le fragment, la photographie, la trace et même l’atelier, l’on ne peut jamais vraiment saisir tout l’arbre. D’ailleurs, les trois photographies d’arbres introduites dans Le Livre des branches l’affirment : en les contemplant, l’on a du mal à isoler les feuilles des branches ou les branches du tronc ou encore l’arbre de ses environs. Le passé de l’arbre se manifeste dans le présent par les formes que prennent les feuilles, les branches, le tronc alors que les parties constitutives de l’arbre témoignent tant de l’invisible que du visible : présentes en été, les feuilles tombent en hiver pour repousser au printemps ; les branches reprennent les formes et l’étendue des racines qui restent enfouies sous la terre. Dans Le Livre des branches, l’arbre est important parce qu’il suscite des réflexions tant sur ce qui peut être représenté que sur ce qui ne le peut pas.

Plutôt que de dessiner un signe pictural pour l’arbre, il s’agit donc pour Hollan de tracer les formes de la vie, de saisir un instant de vie et de traduire sa conscience du monde qui l’entoure. Yves Bonnefoy explique bien le rôle que joue l’arbre dans la démarche et dans la pensée de Hollan :

[...] un arbre est, de façon naturelle, un passage entre le dicible et le transdicible. On peut en regarder une racine, une branche ; et tenter de percevoir ces parties en leurs caractères propres, afin de les dénommer, de leur attacher un concept, de les apprêter au discours. Mais à peine s’est-on arrêté à de telles perceptions qu’il faut bien constater que la racine devient le tronc, que celui-ci en fait est déjà la branche, cependant que toutes les branches et leurs rameaux et leurs feuilles foisonnent en tout sens et pourtant s’unissent, en une totalité qui est d’évidence indessinable, comme le sont les forces qu’on sent agir sous les gonflements, les élongations, les puissantes hésitations de ce grand corps, comme le sont même les rythmes qui passent dans celui-ci comme des houles, surtout quand le vent le traverse. L’arbre est la limite presque extérieure de l’apparence ; par ses milliers de formes locales, qui s’enchevêtrent, il se dégage de la catégorie de la forme, et incite ainsi et enseigne à se délivrer du souci de la mimésis.

Bonnefoy : 19

Si Bonnefoy affirme que chez Hollan « la figure de l’arbre permet l’outrepassement de la forme » (Bonnefoy : 63) et que Warren précise que les arbres récents de Hollan «existent de plus en plus comme de pures sensations» (19), c’est parce que, selon Hollan lui-même, « l’arbre est invisible[12] ». Il ne peut donc pas le représenter d’une façon mimétique, mais il peut suggérer ses rythmes et sa nature changeante.

À cet égard, il importe de retenir le terme de « transdicible » dont Bonnefoy se sert pour parler des arbres de Hollan. Il conviendrait peut-être aussi de parler du « transvisible ». Les arbres se situent précisément entre le dicible et l’indicible, entre le visible et l’invisible. Comme l’explique Warren : « Regarder un arbre, en faire l’expérience, c’est le début d’une connaissance du monde. L’arbre ne vient pas seul. Rien n’est isolé. Il amène avec lui l’ombre, la lumière, le ciel » (18). C’est ainsi que l’arbre fait trace : trace de lumière, d’eau, d’air et de terre. C’est ainsi aussi que les dessins d’arbres d’Alexandre Hollan font trace : ils offrent des apparences qui semblent cacher des représentations d’arbres. Tout cela suppose une perméabilité ou une porosité dans les formes et dans les moyens d’expression et de perception.

Il n’en va pas autrement pour Warren qui, comme Hollan, explore la perception et les formes de l’art et de la vie en recherchant ce qui ne peut pas être vu. Encore une fois, « la voix du lac Pierre » intervient et, tout en nous donnant un aperçu de l’oeuvre de Hollan, Warren révèle ses propres pensées et ses propres démarches artistiques. Figure du visible et de l’invisible, de la connaissance et du mystère, l’arbre agit pour l’écrivaine comme une métaphore de la disposition des vers sur la page ainsi que pour les qualités ineffables de la poésie : « un vers sur une page blanche agit de la même manière qu’une branche dans l’espace, trait qui une fois arraché au ciel se dépose avec calme, force ou élan, dans l’oeuvre, peu importe l’impulsion du geste » (16-17). Warren voit l’écriture comme un art de plusieurs dimensions, tant par la présence concrète des mots sur la page que par le travail qu’elle fait pour modeler les idées et l’imagination. Par ailleurs, son travail consiste aussi à tenir compte des blancs, tout comme le ciel peut servir de fond pour les branches d’un arbre : « Depuis longtemps, je sens que je n’écris pas avec les mots mais avec la tension entre les vers, les espaces, les répétitions » (17). Les blancs entre les fragments ne sont pas uniquement une suspension d’écriture, mais aussi des pauses où les liens entre les fragments se jouent. L’écriture de Warren est confrontée aux blancs et aux silences ; elle reconnaît que le sens découle à la fois des mots et de ce qui existe entre les mots et qui ne peut pas être dit.

Voilà d’ailleurs un autre recoupement entre fragments et photographies : il y a dans les deux cas un hors-champ qui stimule l’imaginaire et qui encourage des correspondances entre ce qui se voit ou se lit et ce qui ne se voit ou ne se lit pas. Voilà aussi une façon dont le texte fragmentaire fait trace à la manière d’une photographie et à la manière d’un arbre : les fragments, les photographies et les arbres véhiculent tous ce qui est visible ou dicible et ce qui reste inexprimable.

L’importance égale accordée aux mots et aux silences, aux formes imprimées et aux blancs, donne également lieu à un dynamisme dans l’écriture. C’est de fait la forme fragmentaire de l’arbre qui correspond à la recherche du mouvement que Warren entreprend : « Sa forme fragmentaire répond à ma façon de concevoir le mouvement de l’écriture. Le fragment empêche la surface lisse, hypnotisante. J’aime sentir dans un texte toutes les traces du vivant » (18). Comme nous l’avons déjà constaté, Warren recherche dans l’écriture les contours, les textures et un dynamisme qui témoignent du vivant. Sa pratique de l’écriture fragmentaire correspond ainsi à la définition de Ginette Michaud qui ne voit pas le fragment comme un produit ou comme une forme, mais plutôt comme une production et une force (Michaud : 11). Comme la trace, l’écriture fragmentaire de Warren et les dessins d’arbres de Hollan témoignent d’un travail en train de se faire, voire d’une conscience artistique en constant développement.

L’arbre constitue ainsi un exercice de regard et une façon d’être dans le monde. Les arbres de Hollan sont un tremplin qui permet à Warren de se livrer à des exercices poétiques, à des réflexions sur l’art et de montrer à quel point certaines traces de la condition humaine émergent de l’arbre :

Jamais le tronc. Seulement la tête de l’arbre dans le fusain ou trempé dans l’aquarelle, rouge, violet, ocre, bleu, l’arbre chaud, l’arbre dans l’heure bleue, la nuit. Souvent les branches. Écritures d’arbres. La branche conduit. Je tourne des pages de carnets de croquis. Je ne vois plus des branches, mais des mains. Les veines sur les mains, les os. Nos branches. De ce que j’ai vu. Jamais le corps. Seulement la tête. Le visage. Arbre ou visage, même méditation.

31

Ce que nous voyons à travers les tableaux de Hollan vus par Warren, les fragments écrits de Warren et les photographies, c’est que l’image elle-même est à la fois intérieure et extérieure. Elle n’est pas entièrement matérielle. De fait, elle s’affranchit d’une certaine matérialité pour prendre forme dans la vie intérieure de l’artiste et ensuite dans l’imaginaire du lecteur ou spectateur.

Dans la mesure où Le Livre des branches pose l’arbre comme un lieu où l’imaginaire, l’affect et même le mystère informent le regard, on peut concevoir l’arbre comme un autre lieu de création, voire une autre sorte d’atelier. Lorsqu’André Lamarre décrit le travail en plein air d’Alexandre Hollan, il aligne la nature, l’atelier et la composition picturale :

À l’extérieur, dans la nature, la même composition [que celle de l’atelier]. D’abord s’effectue le choix du lieu physique, dont le nom apparaîtra parfois dans les titres : Viols-le-Fort, le Bosc (Le Bosc-Viel dans l’Hérault, au sud-ouest de la France), la garrigue, le plateau, etc. Puis le motif : l’arbre est un objet trouvé. Enfin la vue, ou les vues (chaque arbre en offre plusieurs). Cette opération de cadrage appartient évidemment au travail de composition picturale.

Lamarre : 36

Mais ce n’est pas uniquement la nature qui agit comme atelier ; l’arbre lui-même en est un aussi. Autrement dit, pour inhabituel que cela puisse paraître, l’arbre est pour Hollan à la fois une figure dessinée et un véritable lieu de travail. Pour ce qui est de Warren, ses réflexions sur la création, tout comme les pratiques de la trace et du fragment passent souvent par la figure de l’arbre, et ce, à tel point que l’arbre devient aussi une sorte d’atelier.

Enfin, par le biais de la figure de l’arbre, Warren met en relief une conception de l’art comme une façon d’être dans le monde. Comme elle le dit, l’arbre encourage un regard actif (18) et une réflexion sur la vie, sur l’être: « Tous deux, nous cherchons à définir nos perceptions, à exprimer, à travers la figure de l’arbre, la formule de l’être » (16). Alors qu’il est représenté dans de nombreuses toiles de Hollan ainsi que dans de nombreux poèmes et textes de Warren, l’arbre est, dans Le Livre des branches, beaucoup plus qu’un signe pictural ou un motif qui permet de représenter le monde naturel : il porte en lui la trace, la pensée, la conscience, la connaissance et le désir de créer.

4. Le livre : explorations littéraires, explorations intimes

Après avoir considéré deux figures fondamentales du titre – l’arbre et l’atelier –, abordons pour conclure une troisième figure, celle du livre. Le livre n’est pas un objet représenté par les fragments et les photographies ; et à l’exception du titre et de quelques renvois à l’écriture des fragments, ce volume n’implique pas une part importante d’autoréflexivité, telle qu’elle inviterait à penser les conditions de sa propre production. Ce qui se passe, c’est que ce livre (à l’instar de ce que Ginette Michaud dit plus haut du fragment) n’est pas un produit ou une forme, mais plutôt une production et une force. Dès lors, Le Livre des branches ne fait pas que présenter l’arbre et l’atelier comme des espaces de création : il constitue lui-même un creuset ou une sorte de laboratoire qui permet à Warren d’exploiter et d’explorer des traces écrites, photographiques et plastiques.

Premièrement, Le Livre des branches est à la fois un livre d’artiste, un essai sur un artiste et un essai poétique. Cette hybridité suppose une certaine expérimentation littéraire dans laquelle Warren exprime ses pensées et sa propre subjectivité tout en sollicitant d’autres formes d’expression artistique pour déployer son exploration de l’atelier. Qui plus est, selon Liliane Louvel, le livre devient atelier lorsque le texte emprunte à l’image ses procédés[13]. Dans le cas du Livre des branches, il y a à la fois emprunts, analogies et traces. Autres formes d’hybridité donc, puisque la peinture et l’atelier de Hollan informent les réflexions de Warren ; la matérialité et la dissolution que Warren perçoit dans l’art visuel sous-tend aussi ses stratégies ou ses approches littéraires. Comme l’observe Lucie Lequin :

Si, à travers son écriture, [Warren] simule le travail pictural – le récit, écrit par fines touches de prose poétique, se fait croquis, fusain, esquisse, photos... –, c’est dans le but ultime d’établir un dialogue entre le mot et l’image et, par cette interpénétration, de mieux comprendre [...] le processus de création.

Lequin : 124

Par l’entremise de jeux entre les textes et les images ainsi qu’entre le visible et l’invisible, Warren pose l’entrecroisement des arts comme une condition nécessaire de la création. Son livre est également un lieu qui s’ouvre aux formes et aux processus qui le constituent. Le Livre des branches est un livre d’artiste à plusieurs égards : il résulte d’une collaboration entre deux artistes, Warren et Hollan ; il est composé de textes, de photographies et d’appels aux tableaux ; et il est tout aussi bien un livre qui déploie la poétique de création que les processus artistiques d’une écrivaine. L’on pourrait donc dire que comprendre le processus de création pour Warren revient à exploiter le livre non pas simplement comme un produit qui rend compte d’une certaine conception de la création, mais avant tout comme un lieu de fabrique où les pensées sur la création sont en mouvement, où l’écriture affiche les procédés mêmes qui l’engendrent.

Par ailleurs, il n’est pas étonnant de noter que, dans le cas de Warren et Hollan, la collaboration et la coprésence de textes et d’images nourrissent d’autres livres, d’autres publications qui mettent en relief l’influence du regard du peintre, de l’atelier et du pictural sur les formes et les sens de l’écriture. Par exemple, en 2006, deux ans après la publication du Livre des branches, Warren a été commissaire invitée pour une exposition de Hollan au Musée d’art de Joliette. L’exposition a donné lieu à un catalogue, Alexandre Hollan. Un seul arbre, signé par Warren. Warren et Hollan ont aussi publié deux livres d’artiste, Incertitudes en 2007 et La Nuit sur le côté en 2010[14]. Par ailleurs, si Le Livre des branches figure parmi les écrits les plus importants sur l’artiste Alexandre Hollan, ce n’est pas parce qu’il s’agit d’un essai qui offre des détails biographiques du peintre ou qui analyse la genèse des tableaux ou la signification des compositions picturales. C’est parce qu’il révèle ce que l’on ne peut pas nécessairement voir et qu’il reconnaît les liens qui se tissent entre les arts et entre les artistes, et ce, jusqu’à la fin du volume où l’on revient au lac québécois qui porte les traces de l’atelier parisien :

Il y a tout ce qu’on ne peut pas retenir de nos conversations et qui reste dans l’invisible. Tout cela que je laisse aller tandis qu’au bord du lac les canards nagent vers moi, passent sous le quai, tracent d’autres cercles. Plume bleue, un éclair sur le dos. Un reflet, une invention, un accord entre moi et le monde.

59

Le Livre des branches témoigne ainsi d’un attachement d’un peintre et d’une écrivaine, un attachement qui souligne justement les qualités que les deux artistes recherchent dans leurs productions artistiques : le mouvement, l’éphémère, les différents moyens de perception, les formes de vie ainsi que la complicité elle-même.

Enfin, le livre, lui-même une autre sorte d’atelier, est aussi ce qui permet de témoigner du vécu. Après tout, le projet de Warren consistait premièrement à vivre dans l’atelier de Hollan, une expérience dont son livre rend compte. L’atelier, l’arbre et le livre de fragments et photographies permettent à Warren aussi bien de fabriquer que de ressentir ; ils lui permettent aussi de présenter l’écriture et la peinture comme des créations et comme des façons d’être dans le monde.