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Introduction

Ce texte s’interroge sur les rationalités à l’oeuvre dans ce qu’on appellera ici le localisme monétaire et sur les formes qu’il a prises depuis les années quatre-vingt. On le définit comme l’organisation d’une localisation des échanges au sein d’un espace spécifique au moyen d’une adaptation du système monétaire existant ou de la construction d’un système monétaire ad hoc.

Dans sa forme la plus légère, le localisme monétaire consiste à introduire des moyens de paiement locaux, soit aux côtés des moyens de paiement existants (ceux en général correspondant au système monétaire dans lequel s’inscrit l’espace local), soit en substitution de certains d’entre eux. Ce localisme monétaire ne produit donc pas de déconnexion avec le système monétaire national mais a pour but de le compléter, l’ajuster, l’adapter. Il ne s’accompagne pas non plus de velléités de souveraineté monétaire locale. On peut en trouver une illustration dans les monnaies de nécessité développées dans des conditions économiques ou politiques difficiles se traduisant par une pénurie aiguë de moyens de paiement. Dans sa forme la plus avancée, le localisme monétaire consiste à déconnecter l’espace local du système monétaire dans lequel il s’intégrait jusque-là grâce à l’institution, par une autorité monétaire autonome, d’un système monétaire local doté d’une unité de compte propre, de moyens de paiement spécifiques, d’une symbolique monétaire, de modalités de prélèvement d’un revenu de seigneuriage et des outils permettant de mener une politique monétaire et de change. Le localisme monétaire s’accompagne ainsi de la recherche d’une souveraineté monétaire. Le meilleur exemple d’un tel localisme monétaire est celui d’États obtenant leur indépendance et souhaitant se doter d’un système monétaire propre.

Du fait du développement d’abord de la théorie des zones monétaires optimales et ensuite du projet d’union monétaire européenne, le regroupement d’espaces monétaires est devenu un champ relativement balisé de l’analyse économique. On ne peut en dire autant du localisme monétaire. Celui-ci a certes été analysé dans son émergence historique, ce qui suppose l’étude de la construction monétaire de la souveraineté des États-nations contemporains (Cohen, 1998; Glasner, 1998; Van Dun, 1998; Gilbert et Helleiner, 1999). L’analyse de ses formes strictement contemporaines, quant à elle, va en général dans trois grandes directions. La pre­mière consiste à mettre en avant les facteurs externes qui heurtent le principe de souveraineté monétaire au coeur du localisme monétaire des États. Ceci conduit moins à analyser celui-ci qu’à montrer en quoi il est un régime monétaire menacé. Dans ce cadre on trouve une littérature très abondante traitant des contraintes que subit la politique monétaire dont par exemple les phénomènes de dollarisation. La seconde direction consiste à mettre en avant des formes infraétatiques de localisme monétaire et à souligner les limites qu’elles confèrent à l’exercice de la souveraineté monétaire (Ménard, 1999 et 2002). La troisième direction consiste à s’intéresser plus spécifiquement à des formes particulières de ce localisme infraéta­tique (Greco, 1994; Douthwaite, 1996; DeMeulenaere, 1997). Aucune de ces trois directions ne fournit de vision globale du localisme monétaire, ce qui ne permet guère de saisir ce qui en fait l’unité au-delà de la diversité de ses formes. Les analyses développées révèlent ainsi deux grandes lignes de fracture qui semblent signer l’irréductibilité de certaines formes de localisme monétaire entre elles. La première sépare le localisme monétaire des États et celui se développant à l’intérieur des États, le premier apparaissant comme légitime et le second comme illégitime ou dangereux. La seconde fracture concerne ce localisme monétaire infraétatique et sépare ce qui relèverait du domaine de la monnaie de ce qui relèverait du domaine du troc. La thèse développée ici est qu’il peut être per­tinent d’analyser sous la même bannière du localisme monétaire des phénomènes qui, en général, sont pourtant singularisés.

Si la lecture de nombreux textes sur les espaces monétaires et la politique monétaire offre quelques points de départ, elle ne suffit pas à combler le défaut d’analyse en la matière. Par exemple Mundell (1961) permet d’interpréter le localisme monétaire comme le produit de la recherche d’un vecteur d’ajustement pour faire face aux chocs touchant de façon asymétrique deux régions disposant à l’origine d’une même monnaie – l’exemple qu’il prend du Canada et des États-Unis est à ce titre éclairant et, encore aujourd’hui, dévastateur. Fischer (1982) quant à lui permet de voir dans le localisme monétaire la recherche de revenus de seigneuriage et l’abandon de la discipline monétaire qu’impose l’appartenance à un espace monétaire plus important. Ces deux textes donnent des clefs d’analyse du localisme monétaire mais ce n’est pas leur objectif central. On cherche ici à systématiser cela en fournissant une lecture un tant soit peu exhaustive des rationalités du localisme monétaire. Pour cela, une première partie identifie les formes que prend le localisme monétaire contemporain et tente d’en dresser une évaluation rapide. En particulier on distingue un localisme territorial d’un localisme communautaire. Une seconde partie met à jour quatre groupes de rationalités identifiables dans le localisme monétaire : capter des revenus, protéger l’espace local, dynamiser l’activité locale et transformer la nature des échanges. Une troisième partie synthétise l’ensemble et montre les combinaisons possibles de ces rationalités au travers de cinq exemples de localisme monétaire.

1. Formes prises par le localisme monétaire contemporain et évaluation quantitative

Le localisme monétaire ne se résume pas à sa forme la plus connue et visible qu’est la construction d’un espace monétaire local (national, fédéral…) par une autorité étatique. Ses contours procèdent des espaces dans lesquels on recherche une localisation des échanges au moyen d’une transformation locale du système monétaire. Ce critère permet de distinguer un localisme territorial d’un localisme communautaire (Blanc, 2000 : 187-287). Dans le premier, l’espace de circulation de la monnaie locale correspond à un territoire centré sur l’institution émettrice. Dans le second, l’espace de circulation correspond à l’ensemble des personnes constitutives de la communauté dans laquelle la monnaie est émise.

Le localisme territorial donne lieu à des « monnaies locales » à proprement parler. Il consiste en instruments émis et employés dans un espace territorial, sans limite de validité a priori autre que ce territoire. Deux sous-formes de localisme territorial se dégagent ainsi. La première est celle que prend le régime de souveraineté monétaire contemporain : il s’agit de monnaies propres à des États, que certains qualifient de territorial currencies (Helleiner, 1997; Cohen, 1998; Gilbert et Helleiner, 1999). On peut le qualifier de localisme monétaire territorial étatique. Ce cas est par exemple celui de l’Estonie qui a établi sa propre monnaie en juin 1992 en rupture avec la zone rouble. La seconde correspond à des monnaies propres à des sous-espaces d’un État, ce que certains qualifient de local currencies (DeMeulenaere, 1997); le dernier quart du XXe siècle a vu une réémergence de ces formes de localisme monétaire que les unifications monétaires avaient éliminé. On peut les qualifier de localisme monétaire territorial infraétatique. Au total, l’espace du localisme territorial peut être une commune, une région, une province, un État. Dans le cas de ce dernier, l’émission monétaire a lieu dans le cadre de l’articulation d’une autorité monétaire et d’un système bancaire hiérarchisé. Lorsqu’on est en présence d’un sous-espace d’un territoire national, l’émission a lieu par le biais de collectivités territoriales (patacones et lecops argentins en 2001 émis par des provinces) ou des administrations locales (monnaies de nécessité des chambres de commerce françaises de 1914 à 1923), ou bien encore par le biais de collectifs privés agissant généralement sans but lucratif comme l’Ithaca Hour de la ville d’Ithaca (État de New York), établi en 1991 et ayant essaimé depuis lors.

Le localisme communautaire donne lieu à des cercles monétaires au sein desquels les instruments monétaires sont strictement confinés; ils sont employés par les adhérents pour régler leurs échanges internes. L’espace concerné est donc l’espace social des adhérents du cercle. En anglais, le terme consacré est community currency systems, que l’existence depuis 1997 d’une revue en ligne intitulée International Journal of Community Currency Research vient renforcer (Greco, 1994; DeMeulenaere, 1997; Moers, 1998; Powell et Salverda, 1998)[1]. Le localisme communautaire implique des formes monétaires plutôt scripturales dans la mesure où le verrouillage du circuit interne est ainsi plus aisé; l’usage de cette monnaie scripturale spécifique nécessite une adhésion volontaire au système qui est ainsi constitutive de la communauté. L’émetteur est la collectivité constituée de la sorte, en général sans but lucratif.

De façon générale, le dernier quart du XXe siècle a été très riche en matière de localismes monétaires et la dernière décennie du siècle plus encore. Dans les années quatre-vingt-dix on a pu observer une recomposition importante de la géo­graphie de la monnaie : certains États, particulièrement l’URSS et la Yougoslavie, ont éclaté tandis que d’autres s’unifiaient, l’Allemagne au début de la décennie et surtout l’Union monétaire européenne à la fin de la décennie. Entre les 2, cependant, 28 États ou territoires sécessionnistes ont établi leur propre circulation monétaire, allant dans le sens du localisme monétaire (tableau 1); 3 autres ont procédé à une déconnexion d’avec le système monétaire d’origine en officialisant la circulation d’une monnaie étrangère (tableau 2). L’implosion d’anciens États d’Europe centrale et orientale n’explique pas totalement ce mouvement. La fragmentation de l’espace monétaire par émergence de localismes territoriaux étatiques a ainsi été la caractéristique majeure des années quatre-vingt-dix.

Certes dans un tout autre ordre d’importance politique et économique, d’autres formes de localisme monétaire, ne visant pas l’établissement d’une souveraineté monétaire, ont été l’objet d’une dynamique considérable. On peut distinguer là les expériences de localisme monétaire territorial infraétatique et les expériences de localisme monétaire communautaire. Il n’existe pas de travail général d’évaluation de ces expériences; les analyses et statistiques existantes sont centrées sur un ou quelques cas particuliers.

Tableau 1

Entrée en vigueur de localismes monétaires territoriaux étatiques de 1990 à 2001

Entrée en vigueur de localismes monétaires territoriaux étatiques de 1990 à 2001

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Tableau 2

Déconnexion monétaire sans localisme monétaire territorial étatique

Déconnexion monétaire sans localisme monétaire territorial étatique

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Dans de multiples provinces, régions, villes et communes, parfois de taille très réduite, ont été émises des monnaies locales, tantôt par des organisations privées (sans visée lucrative), tantôt par les autorités locales elles-mêmes. La création de telles monnaies locales a connu une dynamique forte dès les années quatre-vingt et elle s’est intensifiée dans les années quatre-vingt-dix (tableau 3). Début 2000, on en trouvait dans près de 60 villes essentiellement d’Amérique du Nord à partir du modèle fondateur de la ville d’Ithaca (État de New York) (Glover, 1995). Des monnaies provinciales ont été émises sporadiquement dans les années quatre-vingt puis quatre-vingt-dix en Argentine avant de l’être massivement en 2001 dans le contexte d’une crise considérable des finances publiques de ces provinces.

Tableau 3

Localismes monétaires territoriaux infra-étatiques, vers 2001

Localismes monétaires territoriaux infra-étatiques, vers 2001

Note : Ce tableau non exhaustif ne fait que reprendre les principales formes de localisme monétaire territorial infra-étatique encore en vigueur au début de la décennie 2000.

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Les LETS (Local exchange and trading systems), nés au Canada en 1983, adaptés à partir de 1994 en France sous le nom de systèmes d’échange local (SEL) (ENNES, 2001) étaient présents, au début des années deux mille, dans 24 pays, occidentaux pour la plupart, et regroupant autour de 250 000 membres. En Argentine encore, des monnaies différentes de celles provinciales car émises sous une forme proche des LETS ont émergé à partir de 1995, concernaient, en 2001, plus de 500 000 personnes et connaissaient une croissance très rapide : les nodos (noeuds) du Red Global de Trueque (réseau global de troc) et de ses avatars (DeMeulenaere, 1999; Primavera, 2001).

Tableau 4

Localismes monétaires communautaires, vers 2001

Localismes monétaires communautaires, vers 2001

Note : Ce tableau non exhaustif ne fait que reprendre les principales formes de localisme monétaire communautaire.

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Ces localismes monétaires présentent certes une diversité forte mais celle-ci peut masquer des rationalités proches voire communes dans leur mise en place; la dynamique globale du localisme monétaire et son apparente diversité rendent d’autant plus intéressante l’analyse des rationalités à l’oeuvre. Précisons que l’objet de ce texte n’est pas de discuter de l’efficacité du localisme monétaire dans la poursuite des motivations invoquées. Précisons aussi que l’on ne traitera pas du désir de souveraineté en tant que tel car il n’est présent, sous son acception habituelle, que dans certaines formes de localisme monétaire territorial, celles liées à un désir de sécession ou de mise en oeuvre concrète d’une indépendance politique.

2. Rationalités du localisme monétaire

L’examen des formes de localisme monétaire précédemment listées permet de dégager quatre grandes rationalités à l’oeuvre : le localisme monétaire peut viser la captation de revenus, la protection d’espaces économiques, la dynamisation de l’activité locale et la transformation de la nature même de l’échange. On détaille ici ces quatre objectifs et la façon dont le localisme monétaire permet de les viser.

2.1 Captation de revenus : seigneuriage et financement

On considère en général que le seigneuriage est le revenu que permet la souveraineté monétaire en tant que privilège de l’émission monétaire. Il faut pourtant ici dissocier le seigneuriage de la souveraineté. Les multiples formes de localisme monétaire montrent que, en l’absence formelle de souveraineté d’une autorité monétaire émettrice, un revenu lié à la capacité d’émettre de la monnaie peut néanmoins être tiré. Il reste que ce seigneuriage peut prendre de multiples formes selon les systèmes monétaires et selon les interprétations théoriques.

Le seigneuriage peut provenir de l’écart entre le coût de production des moyens de paiement et leur valeur faciale (le seigneuriage dans les systèmes monétaires à étalon métallique, c’est-à-dire l’écart entre la valeur du métal consti­tuant les espèces et leur valeur faciale, étant un cas particulier de cette forme). Cette première forme de seigneuriage se retrouve évidemment dans tous les localismes monétaires où des moyens de paiement sont mis en circulation.

Une seconde forme de seigneuriage consiste en l’écart entre les émissions réalisées et le montant des encaisses qui en constituent la couverture. Dans un certain nombre de localismes monétaires en effet l’émission de moyens de paiement est adossée à une couverture importante. Dans le cas de localismes territoriaux étatiques, cette couverture est composée de devises étrangères. Dans d’autres localismes monétaires, non étatiques, l’organisateur du localisme peut décider, pour assurer la confiance des utilisateurs, de n’émettre que sur la base d’une couverture forte par un dépôt de monnaie nationale (par exemple dans le cas des monnaies fondantes françaises des années cinquante, voir Onken, 1997). Une extension de cette forme de seigneuriage dans le cas de beaucoup de localismes monétaires territoriaux infraétatiques, dont la durée de vie est en général de quelques années seulement (rarement plus d’une décennie), consiste en l’écart entre les réserves accumulées et ce qui est effectivement remboursé lorsque le localisme monétaire est interrompu.

Une troisième forme de seigneuriage, dérivée de la précédente, provient de la rémunération des réserves constituées en vue de l’émission monétaire. Dans le cas des currency boards, organisations de l’émission monétaire dans lesquelles par principe la base monétaire doit être intégralement couverte par une réserve de devises étrangères, le seul seigneuriage admis est le produit des placements réalisés à partir de la couverture (Ponsot, 2002). Sur les 28 territoires ayant, de 1990 à 2000, choisi d’établir un localisme monétaire territorial étatique, trois l’ont fait, immédiatement ou après une courte transition, sous cette forme : l’Estonie (1992), la Lituanie (1994) et la Bosnie-Herzégovine (1997).

Enfin, l’approche théorique de l’inflation comme taxe (notamment Friedman, 1971) consiste à considérer l’écart entre les encaisses nominales et les encaisses réelles comme le principal revenu de seigneuriage des économies contemporaines, revenu qui peut se substituer partiellement aux revenus de l’impôt, d’où des réflexions sur le taux d’inflation optimal. Cette approche donne une clef de lecture théorique aux localismes monétaires établis dans le contexte d’une spirale déflationniste (auquel cas la question peut se poser de la volonté de développer une taxe inflationniste pour rompre avec la déflation) et à ceux établis dans le contexte, au contraire, d’une inflation élevée (auquel cas le localisme monétaire doit être analysé comme un moyen de protection, en fuyant la taxe inflationniste imposée par les autorités monétaires centrales).

Quelle que soit la vision adoptée du seigneuriage, celui-ci constitue un dispositif de captation de revenus au profit de l’entité qui émet la monnaie et qui de la sorte organise un localisme monétaire. Le prélèvement d’un seigneuriage, sous ses formes diverses, est alors l’un des sous-produits de la plupart des localismes monétaires, quel que soit leur degré d’aboutissement. Ainsi la version la plus légère du localisme, qui consiste à introduire des espèces locales couvertes par des réserves équivalentes en monnaie de référence, permet une réutilisation de celle-ci sous forme de placements et donc de bénéficier d’un seigneuriage minimal. Si l’émission a lieu au-delà de la couverture, ce surplus constitue une source beaucoup plus importante de revenus. L’établissement d’un localisme monétaire approfondi donne lieu à des sources plus importantes encore de seigneuriage du fait de l’autonomisation du système monétaire local.

Au-delà du seul seigneuriage, le localisme monétaire peut aussi viser tout simplement le financement de l’institution émettrice. Cela a particulièrement été le cas du localisme territorial infraétatique des provinces argentines à partir de 1984 (il s’agissait à l’époque de petites provinces pauvres de l’intérieur) puis du même localisme qui a émergé l’été 2001, cette fois à partir de la province de Buenos-Aires, représentant près de 40 % de la population argentine. Dans ces cas, la monnaie émise l’est sous forme de bons remboursables à une échéance de quelques mois ou payables en impôt, et elle est mise en circulation lors du paie­ment des traites des fonctionnaires. L’usage d’un tel expédient suppose que les administrations locales ont un grave problème de financement, lié à de mauvaises rentrées fiscales locales ou, comme c’est le cas en Argentine en 2001, à de fortes coupes dans le budget fédéral se répercutant dans les sommes allouées aux provinces. Cela suppose aussi que le cadre légal soit suffisamment lâche pour permettre ce genre d’émissions, ou que l’État central ne parvienne plus à s’imposer. La monnaie locale prend ainsi le rôle de moyen de financement en dernier ressort.

Il reste que les aspects financiers du localisme monétaire n’impliquent pas que ce localisme monétaire n’est organisé que dans le but du seigneuriage ou du financement de l’institution émettrice; en général ceci constitue une motivation parmi d’autres à l’organisation d’un localisme monétaire.

2.2 Protection de l’espace local

Bien davantage que la recherche d’un revenu de seigneuriage, le localisme monétaire peut obéir à une logique de protection voire d’isolement des espaces économiques. Il s’agit d’une protection de l’espace constitué par le localisme monétaire contre les perturbations extérieures. La protection vise à maîtriser deux principaux éléments : les fuites de revenus et le système monétaire. La théorie des zones monétaires optimales s’intègre dans ce motif de protection dans la mesure où elle conduit à considérer le localisme monétaire comme un moyen d’ajustement supplémentaire aux chocs asymétriques que subit un espace donné.

2.2.1 Maîtrise des fuites de revenus

Protéger le circuit local ou constituer celui-ci comme circuit autonome consiste à tenter de maîtriser, pour les éviter le plus possible, les fuites de revenus hors de l’espace local. Lorsqu’ils ne sont pas compensés par des flux inverses, ces transferts vers l’extérieur de revenus créés localement sont des facteurs d’appauvrissement. Or, du discours de ceux qui mettent en avant un tel motif, ressortent deux éléments qui produisent de tels transferts et donc produisent une déconnexion entre les espaces de formation et de dépense de revenus : la fiscalité et une certaine organisation de la production. Toutes deux sont remises en question dès lors que l’on cherche à s’assurer d’une maîtrise des fuites de revenus.

La fiscalité est un puissant motif de lutte contre un pouvoir central considéré comme accaparant les ressources locales sans en reverser l’équivalent. L’appau­vrissement relatif qui en résulte conduit à des révoltes antifiscales dont le localisme monétaire lié ou non à une volonté de sécession peut constituer l’une des manifestations. Ceci s’observe en particulier dans les régions riches des États : dans la riche république russe autonome de Tatarstan qui, en 1992, refusa de signer le nouveau traité définissant la Fédération russe et eut des velléités d’indépendance et de localisme monétaire; dans l’Italie du Nord de la Liga Norte dirigée par Umberto Bossi, lequel, en 1996, déclara la « Padanie » indépendante, appela à une monnaie propre pour cesser de payer pour les régions moins riches de l’Italie et alla même jusqu’à la faire imprimer (Menard, 1999 : 304). Il n’est pas innocent non plus que la première république de l’ancienne Yougoslavie à avoir fait sécession soit la Slovénie, république la plus riche de la fédération, ni que les pays baltes, républiques les plus riches de l’URSS, aient été les moteurs de son éclatement. On peut aussi observer des révoltes antifiscales produisant du localisme monétaire dans des zones pauvres dès lors que le prélèvement est conçu comme injuste ou concourant à une mauvaise allocation des ressources. Ainsi les deux expériences de monnaies franches en France dans les années cinquante avaient pour arrière-plan une réaction poujadiste antifiscale dans un contexte de désertification (Lardeau, 1987); elle prit la forme de la déclaration de deux « communes libres » dans les deux villages concernés (Onken, 1997).

Les transferts budgétaires, l’un des facteurs d’ajustement à des chocs asymétriques pris en compte dans la théorie des zones monétaires optimales développée sur la base de Mundell (1961), sont à intégrer dans cette motivation fiscale du localisme monétaire. Cela signifie que les organisateurs du localisme monétaire font le choix de privilégier l’ajustement par les taux de change plutôt que par les transferts budgétaires. On comprend par là que les velléités de localisme monétaire proviennent des régions qui subissent les transferts budgétaires nets et qu’elles procèdent d’un défaut de solidarité à l’égard des régions pauvres en bénéficiant. Mais ceci ne peut arriver si le choc asymétrique est ponctuel et rapidement corrigé : le défaut de solidarité se révèle si les écarts entre régions sont structurels et qu’en conséquence les transferts budgétaires deviennent perma­nents. Dans ce cas, le principe de transferts budgétaires invoqué comme facteur d’ajustement interne à une zone monétaire donnée lors de chocs asymétriques provoque des tensions susceptibles de déboucher sur des velléités de souveraineté économique conjointement à un désir de localisme monétaire. Ce n’est que parce qu’il existe un sentiment puissant d’unité de la nation allemande que l’Allemagne de l’Ouest a pu supporter les énormes transferts budgétaires vers l’Est dans les années quatre-vingt-dix à la suite de la réunification. Le même sentiment n’est pas aussi présent en Italie, ce qui a provoqué des réactions du type de celles de la Liga Norte lorsque celle-ci était au faîte de sa popularité et de son pouvoir.

Le second élément concourant à des transferts de revenus que le localisme monétaire peut chercher à maîtriser est l’organisation de la production sur plusieurs sites, du fait du rejet, présent dans l’Ithaca Hour (Glover, 1995; Douthwaite, 1996), du modèle de la grande entreprise ou de la filiale dépendante d’un groupe qui surdétermine l’orientation des flux de revenus tirés de sa production. Au-delà, les effets de la mondialisation sur les dynamiques locales peuvent être visés, avec un refus de cette déconnexion entre les espaces de formation et de dépense des revenus. Au contraire, une monnaie locale est susceptible d’aider à l’enracinement local des activités – pour autant que la convertibilité ne soit pas parfaite. C’est le cas, en général, des monnaies de localisme territorial infraétatique. Les seuls agents économiques à accepter la monnaie locale sont ceux qui fonctionnent localement : commerces locaux, artisans, voire agences de petites banques dont le circuit est fortement localisé. Ainsi à Ithaca s’est-on réjoui de ce qu’une chaîne bien connue de restauration rapide ferme boutique faute de clientèle et qu’à la place s’installe un restaurateur plus local et acceptant la monnaie locale.

2.2.2 Maîtrise du système monétaire

Le désir de maîtrise du système monétaire constitue un autre motif de localisme monétaire lié à une volonté de protéger un espace économique; il répond à des finalités et des perturbations variables. Les perturbations contre lesquelles il s’agit de lutter peuvent se ramener, de façon un peu caricaturale, soit à une pénurie de moyens de paiement, soit à une inflation élevée, toutes deux étant présentes simultanément dans le cas particulier de l’hyperinflation[2]. De façon générale, si le localisme monétaire mis en place organise un système monétaire local au moyen d’une unité de compte spécifique et doté d’une autonomie de politique monétaire, il apparaît comme l’un des moyens de créer une zone monétaire séparée de celle correspondant au territoire national. Dans les termes de la théorie des zones monétaires optimales, cela signifie que l’on cherche à dégager un moyen d’ajustement supplémentaire. On peut ici examiner successivement le cas de la pénurie monétaire et celui de l’inflation.

La pénurie de monnaie peut apparaître dans diverses situations : déflation (États-Unis au début des années trente), hyperinflation (Allemagne en 1922-24 et Argentine en 1988-89 par exemple), retrait d’espèces de la circulation sans émission d’équivalents (Italie, 1977-78), thésaurisation brutale des espèces (France, 1914-24), politique d’assèchement monétaire (Russie, 1995-98). La pénurie de monnaie durcit la contrainte budgétaire et comprime l’activité, soit par le canal de la consommation, soit par celui de l’investissement. Le localisme monétaire est l’un des moyens susceptibles d’être mis en oeuvre pour lutter contre une telle pénurie. Un moyen distinct du localisme monétaire et employé en Russie dans les années quatre-vingt-dix par exemple a consisté à étirer les liens de dette sans les rompre, ce qui a provoqué un gonflement rapide de la dette interentreprises et des impayés (notamment de salaires) (Zlotowski, 1998 et Woodruff, 1999). Un autre moyen peut être, en cas de pénurie de monnaie manuelle, d’intensifier les paiements scripturaux ou de faire circuler des chèques au porteur ou par endos successifs. Cependant le localisme monétaire apparaît plus efficace que ces expédients pour pallier une pénurie monétaire globale et éviter d’être emporté dans la spirale de la dépression dès lors que l’on considère que les autorités monétaires ne font rien pour y parvenir. Les expériences de monnaie fondante et de localisme communautaire aux États-Unis dans les années 1932-34 procédaient de telles volontés d’auto-organisation locale (Delannès, 1938); les vechsel russes vers 1995-98 aussi (Zlotowski, 1998 et Woodruff, 1999).

L’inflation en elle-même ne suffit pas à produire des tendances au localisme monétaire. Plusieurs dérivatifs existent en effet pour la gérer : l’indexation (extrêmement développée au Brésil jusqu’en 1994), un recours accru aux banques, l’accès à une monnaie étrangère pour conserver sa richesse puis, éventuellement, pour effectuer les comptes et régler les transactions. C’est sa transformation en hyperinflation qui peut donner lieu à du localisme monétaire, c’est-à-dire lorsque se développe une situation où il devient impossible de fonctionner correctement même en corrigeant la hausse des prix par un dispositif d’indexation (la hausse des prix devient exponentielle, incontrôlable et se traduit par une désarticulation des prix relatifs) et où une pénurie de moyens de paiement apparaît et se développe (la progression des prix dépasse largement celle de la masse monétaire qui est ainsi peu à peu détruite en termes réels). De multiples localismes monétaires peuvent alors apparaître pour pallier localement la pénurie de monnaie tout en essayant de sortir de la spirale hyperinflationniste. Ces localismes sont d’autant plus vifs que l’autorité de l’État est affaiblie dans la crise. À la limite il peut apparaître des tensions centrifuges tournant aux velléités d’autonomisme voire de sécession; celles-ci, enracinées dans des tensions anciennes mais jusqu’alors maîtrisées, apparaissent désormais comme solution locale à l’inefficacité des autorités centrales et se fondent sur une volonté de déconnexion monétaire. La déconnexion passe par l’organisation d’un système monétaire local organisé autour d’une nouvelle unité de compte, à l’abri de la catastrophe monétaire. En Allemagne, la Bavière et la Rhénanie ont eu des velléités séparatistes en 1922-23, au coeur de l’hyperinflation. En Russie, l’effondrement du pouvoir central à partir de 1917, le contexte de guerre civile et l’hyperinflation ont contribué à ce qu’appa­raissent près de 2 200 monnaies locales dont beaucoup constituaient de véritables systèmes monétaires organisés autour d’une unité de compte spécifique (Prokopovicz, 1952).

2.3 Dynamisation locale : internalisation d’activités et accélération des échanges

La logique de protection de l’espace économique local peut être combinée à une logique de dynamisation de l’activité locale. Cette dynamisation peut provenir d’abord de l’internalisation d’activités auparavant réalisées à l’extérieur de l’espace local, et ensuite de la mise en place d’un dispositif accélérant les transactions internes.

Une monnaie locale est susceptible d’aider à l’internalisation d’activités dans l’espace local, pour autant que quelques conditions soient réunies. Le point de départ est la validité nécessairement plus limitée de la monnaie locale par rapport à la monnaie qu’elle remplace. Ce défaut relatif de validité a deux effets contradictoires. D’une part les porteurs de la monnaie locale sont conduits à orienter leurs échanges médiatisés par cette monnaie vers des personnes physiques ou morales qui l’acceptent, ce qui contribue à l’effet de rapatriement d’échanges; d’autre part le défaut relatif de validité de la monnaie locale peut conduire les personnes à refuser de l’employer et donc d’entrer dans la logique du localisme monétaire. L’effet cumulé dépend des caractéristiques de la monnaie locale et de celles de la monnaie nationale à laquelle on prétend la substituer. Ce qui peut désinciter à l’usage de la monnaie locale est par exemple l’absence d’une masse critique de personnes, de commerces et de producteurs qui acceptent cette monnaie. Inversement, ce qui peut inciter à l’usage de la monnaie locale est par exemple le contexte d’une inflation élevée pénalisant la monnaie nationale ou le contexte d’une pénurie de moyens de paiement faisant que les salaires, traitements et pensions sont versés en monnaie locale.

Le rapatriement d’une partie des échanges réalisés avec l’extérieur peut par ailleurs constituer un élément de captation de revenus. D’une part, ce rapatriement accroît le volume des transactions internes à partir duquel il est possible pour les autorités (ou du moins les organisateurs du localisme) d’effectuer des prélèvements (par exemple une taxe sur la valeur ajoutée pour les autorités publiques, ou une taxe sur le chiffre d’affaires pour un localisme monétaire communautaire comme la Banque WIR)[3]. D’autre part, ce rapatriement bénéficie à la collectivité dans son ensemble puisque l’accroissement de l’activité interne induit davantage d’activités et d’emplois. L’internalisation d’activités externes est donc un facteur important de dynamisation locale.

Un deuxième niveau de dynamisation consiste à mettre en place des dispositifs accélérant le rythme même des échanges internes. La simple mise en place d’une monnaie locale ne peut à elle seule produire une telle accélération – sauf si le contexte est celui d’une pénurie de moyens de paiement et que la monnaie locale rompt cette pénurie. De façon générale, accélérer le rythme des échanges nécessite d’établir un dispositif qui incite les utilisateurs de la monnaie locale à échanger davantage. Or ceci est fondamentalement lié à la question de l’accès au crédit et de son coût. L’objectif est que la monnaie soit dépensée à la fois très rapidement, dans sa totalité et à destination d’agents appartenant à l’espace (territorial, communautaire) considéré. Cela signifie que la thésaurisation doit être la plus faible possible et que l’épargne doit être rapidement et facilement redistribuée en crédits. Le localisme monétaire est alors organisé de telle sorte qu’il facilite les échanges et le crédit.

Il y a à ce propos deux directions possibles. Dans toutes deux le crédit, la consommation et l’investissement apparaissent comme les clefs de la dynamique d’une économie. La différence a lieu dans le rapport à l’intérêt pratiqué sur les crédits. La première direction consiste à admettre que le crédit donne lieu à un paiement d’intérêts; sur cette base il faut disposer de taux d’intérêt faibles afin de favoriser le crédit. On retrouve cette idée dans la majorité des expériences de localisme monétaire territorial (infraétatique) et communautaire. La seconde direction consiste à refuser l’idée même d’un intérêt sur les crédits, dans le cadre de doctrines comme en particulier celle de Silvio Gesell (1911) qu’ont activement promu des organisations dites franchistes dans le premier tiers du XXe siècle et qui ont connu une résurgence importante depuis les années quatre-vingt.

Cette dualité sur la question de l’intérêt se manifeste concrètement sous la forme de trois types d’organisation du crédit dans les expériences de localisme territorial ou communautaire cherchant à accélérer les échanges. Un premier type de localisme monétaire conserve les modalités habituelles du prêt à intérêt; c’est le cas de tous les localismes territoriaux étatiques et de tous ceux infraétatiques non mus par un objectif politique de refonte des principes de l’organisation monétaire (par exemple des monnaies locales de nécessité). Accélérer les échanges peut alors passer par une politique volontariste de taux d’intérêt bas. Un second type de localisme monétaire se fonde sur l’accès libre au crédit gratuit. C’est le cas des multiples formes de LETS, qui sont organisées de telle sorte que les adhérents ont, généralement dans une certaine limite, automatiquement, librement et gratuitement accès au crédit (Servet (dir.), 1999). Un troisième type de localisme monétaire cherche à mettre en oeuvre la logique de l’absence d’intérêt et va plus loin : dans la logique développée par Gesell, il impose à tout détenteur d’argent une taxe qui l’incite à dépenser rapidement son argent ou à le prêter afin de ne pas subir la taxe. L’intérêt n’est pas porté par celui qui s’endette mais par celui qui conserve des encaisses monétaires oisives. On rencontre une telle organisation aujourd’hui dans certains LETS (particulièrement les systèmes Talent dans les Alpes germaniques); dans le passé, une vingtaine de localités ont tenté l’expérience d’une monnaie locale dite « fondante » depuis 1930 (Onken, 1997 et Blanc, 1998b). Les localismes territoriaux infraétatiques et communautaires sont alors un moyen d’expérimenter et de diffuser les propositions des organisations franchistes.

2.4 Transformation qualitative des échanges

Une quatrième rationalité du localisme monétaire correspond à un désir de transformer la façon même dont sont pensés et organisés les échanges et le contexte dans lequel ils ont lieu. Cette transformation qualitative peut concerner la pérennité des relations d’échange entre partenaires (lien de clientèle), l’organisation d’une économie de « prosommateurs » ou l’exclusion d’éléments abhorrés de l’échange.

L’existence d’un lien de clientèle entre deux partenaires d’un échange signifie que, contrairement à la vision habituelle de la monnaie comme liberté frappée, qui fonde le comportement de défection et donc de concurrence (Hirschman, 1970), la relation des partenaires n’est pas close par le paiement de l’échange et elle est susceptible de se reproduire automatiquement (Blanc, 2001). Certaines formes de localisme monétaire sont organisées pour donner la possibilité que s’établissent ces liens de clientèle. Ainsi les organisateurs de localismes communautaires de type LETS luttent contre l’individualisme calculateur qui résulte de la capacité du porteur de monnaie à s’affranchir de toute relation autre que l’échange marchand. Pour cela ils mettent en place un dispositif qui favorise le développement d’échanges conviviaux dans une logique « d’estime » de l’autre plutôt que de prix marchands (Servet (dir.), 1999). Ce qui est recherché est la ré-immersion (au sens polanyien) de la transaction dans une relation humaine qui la dépasse et lui donne un sens. La localisation monétaire doit ici permettre le déploiement dans le temps des relations entre les contractants, au fil de l’établissement d’une confiance mutuelle; cette confiance permet le crédit et par conséquent l’étirement de liens de dette.

Le concept de « prosommateur », développé par Toffler (1980), se trouve au coeur de formes récentes de localisme monétaire comme l’expérience argentine du Red Global de Trueque ou les LETS, mais on peut en trouver aussi une paternité dans les expériences de Bourses du Travail de Robert Owen en 1832-34 (Primavera, Sanzo et Covas, 1998; Dupuis, 1991). Le prosommateur est à la fois producteur et consommateur et constitue la figure centrale de la « troisième vague » qui, selon Toffler, succèderait à la deuxième, celle de la révolution industrielle. Une localisation monétaire tournée vers une telle figure cherche à reconstituer un tissu économique local en l’organisant autour de personnes successivement productrices et consommatrices de biens et de services susceptibles d’êtres produits de la sorte. Cela ne correspond pas exactement au sens que l’on donne à l’artisanat : la monnaie locale a certes pour but de développer les activités professionnelles locales de type artisanat mais elle promeut aussi la réinclusion économique et sociale des personnes en leur fournissant le double statut de contributeur à la production et de consommateur.

Enfin, la transformation qualitative des échanges recherchée par le localisme monétaire peut viser l’abolition de dimensions abhorrées de l’échange. Ces dimensions sont particulièrement visibles dans certaines formes de LETS (Servet (dir.), 1999). Un premier refus est celui des relations marchandes, associées à l’intérêt individuel; ceci conduit à mettre en oeuvre un localisme communautaire afin d’organiser une réciprocité multilatérale s’opposant à la logique de l’échange marchand mais aussi à celle de la redistribution. Un second refus est celui du capitalisme et particulièrement le profit qui lui est associé; cette direction conduit à promouvoir, localement faute de mieux, des communautés de travailleurs dont les échanges bannissent les prélèvements capitalistes. Un troisième refus concerne, paradoxalement, la monnaie, qui n’est vue alors que comme auxiliaire des relations marchandes et / ou du capitalisme. Ceci conduit à former un système d’échange pensé et affiché comme ne relevant pas de la monnaie mais du troc. La justification habituellement donnée est l’absence de monnaie « habituelle » dans ces systèmes et la recherche de relations d’échange jugées plus humaines et plus respectueuses d’autrui, chose rendue possible par l’expulsion de la monnaie pensée comme auxiliaire de la recherche individuelle de son propre profit.

3. Combinaisons à l’oeuvre

Les quatre grandes rationalités identifiées ci-dessus peuvent se croiser et se renforcer. Par exemple la dynamisation économique locale est liée à la possibilité de capter des revenus puisqu’elle fournit une assiette de prélèvements plus importante; l’internalisation d’activités par la localisation monétaire est renforcée par un contexte de pénurie monétaire qui peut pousser des autorités locales à souhaiter protéger l’espace local, d’où un lien entre la rationalité de protection et celle de dynamisation, etc. Ajoutons que l’on n’a pas traité de cette rationalité du loca­lisme monétaire qui est la recherche d’une souveraineté monétaire locale, car elle possède une dimension fondamentalement politique. Par ailleurs cette recherche de souveraineté est articulée à certaines des rationalités que l’on a vues; elle s’incarne notamment dans le seigneuriage dont on a traité dans le motif de captation.

Surtout, ainsi qu’on l’aura compris, les localismes monétaires observables ne sont pas purement liés à une seule de ces rationalités mais à une combinaison de certaines d’entre elles. Cette partie illustre tout à la fois les combinaisons pos­sibles et les interdépendances entre les rationalités identifiées par cinq exemples caractéristiques de localisme monétaire. Le tableau 5 opère une synthèse de ces combinaisons.

Tableau 5

Rationalités à l’oeuvre dans cinq exemples de localismes monétaires

Rationalités à l’oeuvre dans cinq exemples de localismes monétaires

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3.1 Un localisme monétaire territorial étatique : Estonie, 1992

L’indépendance monétaire estonienne est certes un fait politique centré sur la question de la souveraineté, mais elle procède aussi d’une logique économique de protection ainsi que, de façon secondaire, de captation. Ce qui domine cependant est bel et bien le motif de souveraineté. La captation en effet est nécessairement limitée par l’organisation d’un currency board, qui réduit le seigneuriage à la seule rémunération des réserves en devises détenues par la banque centrale et à l’écart entre la valeur faciale des espèces et leur coût de production. La protection permise par une localisation monétaire a quant à elle perdu de son sens entre 1990 et 1992, c’est-à-dire entre le moment où l’Estonie commence à adopter des lois de rupture économique à l’égard de l’URSS et le moment où une monnaie propre, la couronne, est introduite. Entre temps l’Estonie a rompu totalement ses liens avec le pouvoir soviétique. Ainsi, début 1992, le refus de la fiscalité et de la centralisation budgétaire soviétiques ne justifient plus de localisme monétaire. Par ailleurs, le refus de la déconnexion entre production et dépense des revenus tirés de la production qu’induit la présence d’unités de production soviétiques implantées notamment en Estonie est un argument de peu de valeur étant donné la volonté forte d’accueillir des investisseurs étrangers à partir de l’indépendance et de l’organisation des privatisations. Reste pour l’essentiel la volonté de se protéger de la pénurie de moyens de paiement existant alors dans l’ensemble de l’ex-URSS et de l’inflation considérable induite par la politique monétaire russe, maîtresse du rouble alors en circulation.

3.2 Deux localismes monétaires territoriaux infraétatiques : monnaies provinciales en Argentine et Ithaca Hour aux États-Unis

On a déjà parlé du cas des monnaies des provinces argentines émises au cours de 2001, notamment celle de la province de Buenos Aires, et qui sont similaires aux monnaies émises au fil des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix par des provinces périphériques. Il s’agit là d’un localisme monétaire territorial infraétatique qui n’a rien à voir avec la question de la souveraineté monétaire. Le seul objectif de ces monnaies provinciales est de financer des dépenses dans un contexte de resserrement budgétaire extrême. Il s’agit donc là d’un localisme monétaire centré sur le seul motif de captation, qui d’ailleurs ne prend pas la forme d’un seigneuriage.

Un autre cas de localisme monétaire territorial infraétatique est celui de l’Ithaca Hour. Cette monnaie locale vise avant tout des objectifs de protection et de dynamisation, et secondairement de captation. La captation de revenus en effet est un sous-produit de l’organisation monétaire, produisant un peu de seigneuriage. Ce qui est central dans ce localisme monétaire territorial organisé sur la base d’un cercle initial d’adhérents c’est la dynamisation de l’activité économique locale et la création d’emplois par le biais de la réorganisation locale de l’économie marchande[4], axée sur deux grands principes. Le premier est la promotion d’un circuit économique (production / revenus / dépenses) bouclé localement, c’est-à-dire le refus de la soumission des localités aux effets de décisions prises ailleurs par de grands groupes qui ne sont pas concernés par la survie et le dynamisme des localités dans lesquelles ils investissent ou desquelles ils se retirent. Le second lui est lié; il s’agit, en promouvant un circuit local, de rapatrier localement des échanges réalisés sans cela avec des partenaires dont l’usage des ressources tirées de l’échange pourrait être orienté vers l’extérieur. Ce localisme monétaire articule ainsi deux rationalités : protection et dynamisation.

3.3 Deux localismes monétaires communautaires : Banque WIR en Suisse et systèmes d’échange local

Parmi les localismes communautaires se trouve le cas de la Banque WIR, qui est une chambre de compensation destinée à régler les transactions de ses clients (des PME-PMI suisses) opérant entre eux au moyen d’une monnaie interne, la monnaie WIR, à parité avec le franc suisse mais inconvertible (Wirtschaftsring-Genossenschaft, 1996). La Banque WIR compte environ 58 000 clients PME-PMI suisses. La souveraineté là encore est strictement absente d’un tel système. Sont secondaires, bien que présentes, les rationalités de captation, de protection, de transformation. La captation est assurée par un prélèvement sur les transactions réalisées entre les adhérents, mais elle est avant tout destinée à faire face aux contraintes salariales, sociales et fiscales de la Banque qui a un statut coopératif. La protection est bien présente dans l’esprit qui a présidé à la création du système, en 1934, puisqu’il s’agissait en particulier de protéger les PME-PMI d’un environnement où dominaient de grandes firmes multinationales. Cette protection passait par le développement de relations d’échange resserrées entre les adhérents, ce qui signifie que l’on visait le développement de liens de clientèle à l’intérieur de cette communauté de PME-PMI. Mais la logique centrale est celle de la dynamisation, bien évidemment reliée à l’idée de protection, et qui passe par les deux vecteurs que sont d’une part l’internalisation de transactions réalisées auparavant à l’extérieur du cercle, et d’autre part l’accélération des échanges par le biais d’un système de crédit non gratuit mais très bon marché.

Le localisme communautaire des LETS est de plusieurs points de vue très différent. Logique de souveraineté mais aussi logique de captation en sont strictement absentes. L’idée d’une protection des membres du cercle se traduisant par le bouclage d’un circuit économique interne est très mineure et apparaît principalement dans des LETS de type anglo-saxon où, à la différence des SEL français, les artisans sont autorisés voire incités à intégrer le système. Ce qui importe avant tout ce sont la logique de dynamisation et la logique de transformation des échanges. La dynamisation est moins le résultat de l’internalisation d’échanges (car souvent les échanges réalisés à l’intérieur du système n’auraient jamais eu lieu et ne se substituent donc pas à d’autres échanges) que le résultat de leur accélération que permet d’une part le crédit gratuit et automatique (limité souvent, cependant, à un maximum par une règle figurant dans les statuts de l’association) et d’autre part, dans certains cas, des dispositifs d’incitation à l’échange qui passent par la distribution d’avoirs ou par le prélèvement sur les comptes positifs non utilisés[5]. La dynamisation cependant a une nature bien particulière que permet de comprendre la transformation des échanges visée : développement des compétences personnelles non professionnelles, alternance personnelle de la production (confection de biens et prestations de services) et de la demande afin de donner lieu à des pratiques de « prosommateurs », expulsion de l’échange d’éléments abhorrés tels que l’accumulation et le marché et surtout mise en avant des motifs extra-économiques de l’échange qui en viennent à créer des relations d’échange durables et conviviales.

Conclusion

Le localisme monétaire est un phénomène protéiforme qui a connu une dynamique de création considérable dans les deux dernières décennies du XXe siècle jusque dans les pays développés et financièrement stables. Mieux, certaines des manifestations du localisme monétaire sont précisément nées et se sont développées au sein de ce groupe de pays. On a distingué deux formes génériques de localisme monétaire selon l’espace concerné : l’un est territorial (et peut procéder d’une logique étatique ou d’une logique infraétatique) et l’autre est communautaire. Identifier, en les isolant de façon artificielle, les grandes rationalités à l’oeuvre dans la multitude de localismes monétaires observables permet de mieux comprendre leur dynamique et le terrain sur lequel ils se déploient. On en a identifié quatre, outre la rationalité purement politique de la souveraineté monétaire : la volonté de capter des revenus, la volonté de protéger l’espace économique local, la volonté de dynamiser les échanges et la volonté de transformer la nature même des échanges. Elles ne sont pas exclusives les unes des autres, au sens où l’on peut identifier, dans chaque forme particulière de localisme monétaire, plusieurs de ces rationalités même si elles n’ont pas le même poids. Chaque forme particulière de localisme monétaire apparaît ainsi comme le produit de la combinaison spécifique d’un ensemble de rationalités génériques.