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L’ouvrage de Jean Décary est d’une actualité remarquable. Non par le thème de son sous-titre qui veut en faire une étude du rôle de Claude Morin dans l’édification des relations internationales du Québec mais par une conjoncture politique qui dépasse largement l’objectif que s’est fixé l’auteur. L’oeuvre politique de ce « sphinx » de la stratégie québécoise est en effet aujourd’hui confrontée à une évolution historique qui en fait apparaître de plus en plus les limites. Que l’on soit d’accord ou pas, comme le dit Louis Balthazar dans sa préface, les orientations politiques qui ont été données à ce mouvement, très étroitement arrimé aux choix stratégiques du parti qui le représente, ont démontré leur impact. Sans doute est-ce à son insu que l’auteur de cet ouvrage enfonce le clou de la responsabilité de Claude Morin dans la pensée étapiste qui domine les choix aussi bien tactiques que stratégiques dont le livre est le témoin. En confrontant ce livre à la réalité, une étude essentiellement élogieuse à l’égard des influences multiples et persistantes d’un esprit fin, subtil, habile et sachant louvoyer au gré des situations, on peut lire en filigrane les impasses d’une option devenue prisonnière de sa propre logique évolutive.
Cet ouvrage rend donc bien justice à l’oeuvre d’un homme influent. Essentiellement penché sur les circonstances qui ont accompagné son action, les reconstitutions historiques permettent de révéler les obstacles, voire les embûches, mais aussi les acquis et les réussites qui ont été le fruit de cette volonté affichée de permettre au Québec d’exercer une autonomie relative dans le domaine des relations internationales en lien avec son affirmation nationale. Il invite indirectement à penser, au lendemain d’une élection fédérale qui a annoncé vouloir faire place, avec l’élection du gouvernement conservateur de Stephen Harper, à une présence spécifique du Québec sur le plan international dans les domaines de ses compétences, que Claude Morin doit y voir l’atteinte d’un objectif qui lui a été cher. Outre les faits et l’oeuvre littéraire de Morin qu’il convie, l’auteur a recours de surcroît, à des interviews qui soutiennent le bilan qu’il en tire. En cela, il s’agit d’un travail d’historien qui sait faire de façon explicite la part entre ce qu’il veut dire et ce qu’il ne veut pas dire. Ainsi, il s’épargne d’avoir à juger, sinon à analyser les dimensions énigmatiques qu’a prises la tournure de l’engagement de Claude Morin à l’endroit de ce qu’il percevait comme étant dans l’intérêt du Québec. C’est d’ailleurs au moment-même où Morin mettait en forme son dernier récit, « L’affaire Morin … » (Boréal), que Décary poursuivait avec lui, entre 2001 et 2004, les entretiens et la correspondance électronique qui l’ont guidé dans la rédaction de « l’oeil du sphinx ».
L’ouvrage de Jean Décary ne laisse pas froid. Malgré son caractère universitaire, bien ficelé, découpé en dix brefs chapitres, sobre et aussi prudent que l’action de celui qu’il dépeint, le retour sur toutes ces années de quête de liberté et d’affirmation en même temps que de vaines recherches dans la compromission avec les rouages du fédéralisme ne peut laisser indifférent. Ou bien on y voit la fatalité du possible, justement appelée par Morin lui-même, « l’art de l’impossible », fatalité devant laquelle on accepte de s’incliner, ou bien on y voit les signes répétés d’erreurs stratégiques ne conduisant pas vers la destination poursuivie. Il faut bien l’admettre, la situation politique actuelle est à l’ombre de la pensée du sphinx… Ainsi, la périodisation retenue pour mettre fin au compte rendu de l’effervescence et des contradictions du rôle de Morin s’arrête-t-elle avec la disparition de celui-ci de la scène politique, soit au moment de sa démission comme député en 1981. L’ouvrage évoque rapidement quelques écrits postérieurs de Morin mais l’étude critique de sa philosophie propre, de son prolongement dans les arènes souverainistes jusqu’à aujourd’hui, voire de sa psychologie personnelle, intéressante parce que largement reflétée depuis dans les principaux choix des dirigeants souverainistes, toute interrogation critique est absente de l’ouvrage.
À titre d’exemple type, l’extrait d’une conversation récente de Décary avec Jean-François Lisée laisse rêveur. L’auteur rapporte que le 14 octobre 2004, Lisée lui confiait « Moi je suis de l’école qui pense que Claude Morin a proposé les étapes les plus susceptibles de mener à la souveraineté » (p. 16). Il faut comprendre ici que si tout était à refaire, pour Lisée, lui-même stratège, les étapes et les choix rapportés dans le livre de Décary devraient être les mêmes. Drôle de façon d’éviter les erreurs passées et d’avancer alors qu’on constate l’épaisseur des malentendus actuels à propos du fédéralisme canadien et le goût de le réformer qui semble planer dans les rangs mêmes des souverainistes ! Aussi bien dire que cette philosophie n’a eu aucun effet dans le brouillage de la conscience d’une frange solide de la population québécoise. Plutôt que d’admettre la nécessité d’un long travail d’élucidation, d’explication et de solide pédagogie de l’enjeu qui vise à redonner sens à l’État dans un contexte mondial de libéralisation, la célébration de l’oeuvre de Morin se situe à son tour dans le sillage du « beau risque » ! Faut-il tirer de cette déclaration que « l’étapisme » à la Morin, appuyé principalement sur l’addition de victoires électorales cumulatives censée générer un déploiement significatif des « conditions gagnantes », serait encore la seule façon de conduire le Québec vers la souveraineté ? Peut-on profiter de cette occasion pour se demander si d’autres avenues auraient pu s’imposer, comme, par exemple, le lent travail d’éducation politique nécessaire, plus exigeant certes que la référence incessante aux repères d’une pensée nationaliste fatiguée et usée ? Non, ce livre ne s’encombre pas de telles interrogations. Même si l’auteur prend la précaution d’expliquer dans un avant-propos que le travail qu’il a effectué « en amont » de ce livre ne visait pas à « réhabiliter » Claude Morin, sa démonstration ne s’éloigne guère de la sphère de son influence. L’action de cet homme de coulisses met pourtant bien en relief des penchants de l’âme québécoise : une indulgence répétée à l’endroit de la domination du palier fédéral, tirée d’une longue habitude de « coopération » entre gouvernants inégaux et des fragilités identitaires que les historiens ne devront plus masquer.
J’aimerais souligner ici, afin d’être aussi explicite que possible quelques-uns des thèmes de réflexion que cette lecture suscite, au-delà de ses ambitions savantes. En effet, on voit ici que l’étapisme repose dans son effet réducteur sur une conception superficielle et étroite du politique. L’étapisme revient à dire que c’est dans le fait étroit d’une élection, dans le moment scandé par l’institution juridique du régime parlementaire que réside toute la vérité du politique et son envers, celle de la société réelle. L’étapisme est le cloître des émotions, des convictions, des fantasmes, des désirs et des projets à propos du devenir d’une société. L’étapisme tue l’imaginaire, pourtant reconnu pour être la sève indispensable à la croissance de l’arbre. L’étapisme est le contraire d’un projet d’avenir, c’est une religion d’interdits qui cloisonne le rêve d’une minorité dans les calculs d’une majorité. Certes, dans l’action politique faut-il donner au pragmatisme une place de raison par rapport à l’idéal qui anime tout grand projet de changement, ce que serait, malgré les rationalisations qui tentent d’en diminuer par avance les effets, la transformation du Québec en État.
Rarement une petite société aura-t-elle été l’objet de tant d’effets de stratégies de la part de ses dirigeants au nom de l’éveil de l’intérêt national. L’approche mitigée de C. Morin, que résumait bien sa collaboratrice de l’époque, Louise Beaudoin, en confiant à Lisée en 1989 « Claude, sa stratégie c’était ”Écrasons“, partout dans le monde » (p. 166), pourrait inviter à méditer profondément la peur de soi qui domine trop souvent les pratiques électoralistes et gouvernementales des deux partis. À ce propos, le livre de Jean Décary est l’outil rêvé qui invite à établir certains constats. On peut penser que l’étapisme cautionne et même renforce une vision défaitiste de l’âme québécoise, empreinte de craintes mais faisant surtout un aveu d’impuissance devant le pouvoir canadien, déployé à travers un usage du fédéralisme qui lui est favorable et dont les effets servent à reproduire une logique de domination / subordination. Cette « école » réduit l’objectif, la souveraineté, conquête de l’État, au moyen, l’élection. N’est-ce pas en même temps cette stratégie qui a conduit les deux partis souverainistes à tenir à distance du discours électoral l’enjeu de la souveraineté, de crainte de perdre des votes ou des alliés potentiels ? Elle est une antipédagogie de la réalité de l’État.
L’étapisme, dans sa tendance à découper le temps, les objectifs entre les instances parlementaires fédérale (le Bloc) et provinciales (le PQ), les enjeux en parties et sous-parties (voire les questions référendaires successives), la légitimité en légalités diverses, ne fait que produire une frilosité communicative. À ce titre, cet ouvrage foisonne d’exemples. Morin n’est pas le seul à user de peur, de prudence et de modération. Mais pourrait-il en être autrement quand le changement repose sur la maîtrise d’un discours électoral disséqué par quelques experts dans le contrôle des appareils ? On peut comprendre ainsi pourquoi les dirigeants péquistes ont voulu et réussi si habilement à éviter que « l’affaire Morin » ne tourne en implosion interne après son dévoilement. Il y avait plus que la réputation d’une personne à sauver, il y avait toute une « école » !
Certes, on ne peut reprocher à l’ouvrage de Jean Décary de se limiter au récit d’une évolution dans la mesure où cette lecture provoque par elle-même de nombreux questionnements qui en justifient l’exposé. Cependant, il me semble utile de suggérer des avenues pour une réflexion subséquente sur un sujet d’intérêt aussi historique : soit, par exemple, la conception fragmentaire de l’État véhiculée par les stratégies souverainistes. Une première avenue concernerait donc l’État et sa définition. Dans l’historiographie québécoise ainsi que dans le discours généralisé qui imprègne les représentations du Québec, gouvernement et État sont deux notions alternativement utilisées ou substituées l’une à l’autre. Ce travers, assez répandu, a pour effet de diluer la conceptualisation de l’État et son sens propre. Pour un mouvement qui aspire à la souveraineté, cet amalgame est lourd de conséquences. L’État n’est pas réductible à quelque gouvernement que ce soit, national, central, fédéral ou provincial. L’État est une entité abstraite, au-dessus des rouages constitutionnels ; comme l’explique bien Max Weber, c’est d’abord et avant tout un rapport de domination légitime qui repose sur le consentement des dominés à l’endroit des processus qui en consacrent la légitimité et qui conduisent par conséquent à sa reconnaissance comme État à l’échelle internationale. Le grignotement de quelques pouvoirs, le plus souvent administratifs ou même la mise en application de la doctrine Gérin-Lajoie ne féconderont pas un nouvel État mais, au contraire, convaincront de la possibilité d’améliorer le fonctionnement du fédéralisme. Rien de cela, ni dans la pensée de Morin ni dans celle de son théoricien. La stratégie étapiste est à chaque fois une manière de consacrer la légitimité de l’État canadien. L’État est représenté comme une entité concrète découpée en morceaux et partagée entre les provinces. Rien de surprenant à ce qu’on en arrive à exalter cette stratégie des « petits morceaux ».
Enfin, le livre déplore le manque de travaux sur les relations internationales du Québec et, par exemple, il évite soigneusement toute référence qui aurait pu estomper l’éclat donné à cet infatigable stratège. Concernant les relations du Québec avec les États-Unis, un entretien de 1990 entre Jean-François Lisée et Claude Morin est évoqué, rappelant que Morin n’hésite pas « à brandir “l’épouvantail de l’anti-américanisme” pour se prémunir contre une future immixtion » (p. 180). Sachant que cette logique a présidé à la rédaction de la lettre que Lisée a fait parvenir au sous-secrétaire d’État américain, Warren Christopher, en 1995, on remarquera une autre occasion ratée de faire a posteriori un peu d’analyse des erreurs engendrées par une influence sans limite. L’absence de toute référence bibliographique à un ouvrage consacré à ce type de réflexion, Le Québec, otage de ses alliés. Les relations du Québec avec la France et les États-Unis que j’ai signé chez le même éditeur en 2003, illustre bien le biais qui est choisi par Décary au détriment des progrès souhaitables d’une pensée critique qui oserait se confronter aux erreurs présentes comme passées. La direction aussi bien que le mouvement souverainistes auraient cruellement besoin d’un tel éclairage que les historiens et autres chercheurs des sciences humaines devraient apporter.