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On a observé ces dernières décennies au Canada un essor important du travail autonome. Selon les données de Statistique Canada (2003), avec un taux de croissance annuel moyen de 5 %, le nombre de travailleurs autonomes a doublé durant les années 1980 et 1990 et leur part relative de la population active a augmenté de près de 50 %. Malgré une baisse des effectifs depuis 1999, on compte au début du troisième millénaire 2,3 millions de personnes qui occupent ce statut d’emploi par rapport à 1,2 million à la fin des années 1970. Ce sont les femmes qui ont le plus contribué à la croissance du travail autonome, leur importance relative progressant de moins du quart à plus du tiers des effectifs[1]. Le défi de l’explication de cette poussée du travail autonome ne repose pas seulement sur notre compréhension de ce qui y amène davantage de personnes, mais aussi sur notre capacité à cerner les conditions qui favorisent la rétention de celles qui s’y aventurent. Bien que plusieurs chercheurs se soient intéressés aux causes de la hausse des entrées dans ce statut d’emploi[2], il y a encore trop peu de recherches sur ce qui explique la pérennité ou la précarité des expériences de travail autonome au Canada (Beaucage et Najem, 2004b ; Kuhn et Schuetze, 2001 ; Lin, Picot et Compton, 2000 ; Najem et Beaucage, 2002) ou dans d’autres pays industrialisés (Carrasco, 1999 ; Evans et Leighton, 1989 ; Fairlie, 1999 ; Kangasharju et Pekkala, 2002 ; Taylor, 1999).

Nous proposons dans cet article une évaluation empirique de facteurs qui favoriseraient la longévité des expériences de travail autonome au Canada et concourraient ainsi à l’explication de sa croissance. Tout au long de notre analyse, nous prêtons une attention particulière aux cas distincts des femmes et des hommes. Après avoir présenté le cadre théorique et les données longitudinales utilisées, nous procédons à une estimation des déterminants de la probabilité de sortie des expériences des travailleuses et des travailleurs autonomes canadiens ayant débuté pendant la période 1993 à 1998 en utilisant le modèle de régression à risques proportionnels de Cox. Nous concluons notre étude par un résumé de ses principaux résultats et quelques perspectives de recherches complémentaires[3].

Le cadre théorique

La longévité d’une expérience de travail autonome est un des indicateurs de sa réussite (Carrasco, 1999 ; Evans et Leighton, 1989 ; Fairlie, 1999 ; Holtz-Eakin, Joulfaian et Rosen, 1994 ; Kangasharju et Pekkala, 2002 ; Najem et Beaucage, 2002 ; Taylor, 1999). Néanmoins, la fin relativement précoce d’une expérience ne s’explique pas toujours par des difficultés financières importantes et sa continuation par des rendements élevés. Le travailleur autonome poursuit son expérience tant qu’il peut en retirer un revenu et des avantages suffisants ou qu’il a les ressources financières lui permettant de passer à travers les périodes plus difficiles. Cela suppose que les bénéfices des expériences de travail autonome ne se mesurent pas uniquement par leur rendement économique relatif à un moment donné. L’appréciation doit tenir compte des attentes de rendement à plus long terme et des bénéfices intrinsèques que procure ce statut d’emploi. En effet, les revenus du travail autonome sont souvent très irréguliers, notamment pendant les premières années de l’expérience. Ses avantages pécuniaires sont aussi habituellement moindres que ceux d’un travail salarié comparable. Toutefois, le travail autonome compenserait par un niveau de satisfaction plus élevé, surtout pour les personnes animées par certaines aspirations de carrière propres à ce statut d’emploi. On mentionne souvent la recherche d’une plus grande autonomie dans le travail, de plus de variété ou de diversité dans les tâches à accomplir et d’une utilisation maximale de ses compétences techniques ou professionnelles (Aronson, 1991 ; Bradley et Roberts, 2004 ; Hamilton, 2000 ; Hundley, 2001). Nous proposons dans cette perspective que la décision de poursuivre une expérience de travail autonome à un moment donné est fonction de la capacité à atteindre ou à dépasser un niveau minimum de rendement économique et de la capacité à pallier un mauvais rendement pendant une certaine période.

Depuis le début des années 1990, les recherches sur la survie ou l’échec des nouvelles entreprises ont connu un essor important[4]. Les taux d’échec élevés dans les premières années de la création de ces entreprises (enfance) s’expliqueraient selon Baldwin et Rafiquzzaman (1995) par un processus de sélection naturelle découlant notamment des coûts élevés d’entrée dans le secteur d’activité, alors que les taux d’échec relativement moins élevés et décroissants dans les années ultérieures de l’expérience (adolescence) s’expliqueraient par la capacité des nouvelles entreprises de se développer et de réduire les écarts de performance avec les entreprises établies. Étant donné le stade de vie des nouvelles entreprises, les résultats des travaux empiriques nous apprennent qu’en plus d’une conjoncture macroéconomique favorable, la congruence de leurs caractéristiques avec la structure de leur secteur d’activité est déterminante pour leur longévité. Les chances de survie de ces entreprises sont moindres, surtout à l’adolescence, quand elles opèrent dans un secteur moins compétitif, plus intensif en capital et dont les économies d’échelle et la marge bénéficiaire sont relativement élevées. Néanmoins, les chances de succès de ces entreprises augmentent avec leur capacité de répondre aux exigences de leur secteur d’activité, notamment quand leur taille, leur capitalisation et leurs économies d’échelles sont plus élevées (Audretsch et Mahmood, 1995 ; Audretsch, Houweling et Thurik, 2000 ; Baldwin et al., 2000).

En plus de ces facteurs économiques et technologiques, les conclusions de l’étude originale de Baldwin et de ses collègues (1997) sur les faillites des corporations canadiennes au milieu des années 1990 insistent sur l’importance de considérer les compétences des gestionnaires de ces nouvelles entreprises, particulièrement celles de petite taille.

Si les taux de faillite varient selon le secteur d’activité et la région, les causes sont très similaires. […] Les petites entreprises constituées depuis peu sont les plus vulnérables, surtout parce que les gestionnaires n’ont pas encore acquis l’expérience et les connaissances nécessaires à l’exploitation d’une entreprise. Environ la moitié de ces entreprises font faillite principalement en raison de facteurs qui échappent à leur contrôle, notamment le ralentissement économique et l’accroissement de la concurrence, et l’autre moitié, surtout parce que les compétences de base leur font défaut. Même lorsque la faillite est attribuable à des événements extérieurs, les lacunes de l’entreprise contribuent dans une large mesure à la faillite. […] L’étude confirme que, pour l’ensemble des faillis, les lacunes des gestionnaires représentent le principal problème interne […] notamment le manque de connaissances des gestionnaires, leur manque de vision et la sous-utilisation des experts-conseils de l’extérieur.

Baldwin et al., 1997 : 49

Ces travaux sur la survie ou les échecs des nouvelles entreprises portent généralement sur des organisations qui diffèrent grandement de l’entreprise des travailleurs autonomes : par leur statut juridique, par le nombre plus élevé de leurs salariés, par leurs moyens financiers plus importants et par leur appartenance souvent exclusive au secteur de la fabrication. La grande majorité des travailleurs autonomes n’ont pas de salariés, leur entreprise a généralement des ressources très limitées et n’est pas incorporée et ils offrent surtout leurs services à des particuliers ou à des entreprises dans des secteurs d’activités souvent différents (Statistique Canada, 1997b). Notre cadre d’analyse devra donc adapter les facteurs mis en évidence par ces travaux sur la survie des entreprises pour tenir compte de la nature particulière de l’entreprise des travailleurs autonomes.

Nous proposons que le rendement économique de l’entreprise du travailleur autonome dépend à la fois d’une conjoncture économique favorable et des qualifications et des moyens que possède le travailleur pour profiter de la situation (Kangasharju et Pekkala, 2002 ; Taylor, 1999). Les avantages pécuniaires du travailleur autonome devraient donc être accrus par une demande plus forte ou croissante du bien ou du service produit et par des exigences techniques et financières de production (coûts) relativement faibles. Cette plus grande demande découle des conjonctures macroéconomiques favorables des périodes de reprise et d’expansion économique ou du contexte particulièrement propice du domaine d’activité du travailleur autonome. Comme ce dernier est souvent en concurrence avec des salariés et d’autres travailleurs autonomes pour les biens ou services qu’ils offrent à des individus ou à des entreprises, un taux de chômage relativement faible indiquant une plus grande utilisation de la main-d’oeuvre dans une région donnée est un bon indicateur d’une conjoncture macroéconomique favorable à la pérennité du travail autonome (Carrasco, 1999 ; Lin, Picot et Compton, 2000 ; Taylor, 1999)[5]. De plus, pour tenir compte du contexte particulier du produit offert par le travailleur autonome, nous retenons son groupe occupationnel ou professionnel plutôt que son secteur d’activité économique. Il vend plus souvent ses compétences particulières à des clients provenant de différents secteurs d’activité plutôt que des biens associés à un secteur spécifique[6].

Le rendement économique de l’entreprise du travailleur autonome dépend aussi de la capacité de ce dernier de profiter des conjonctures favorables et de minimiser les désavantages des périodes plus difficiles et de réduire ainsi ses risques d’échec. Son capital humain serait déterminant dans sa capacité à gérer efficacement son entreprise, tant en matière de financement, d’organisation de la production que de recrutement et de fidélisation de la clientèle. Les résultats des recherches empiriques sur les probabilités de réussite du travailleur autonome sont toutefois mitigés quant au rôle de certains types de capital humain. Se basant sur l’expérience de pays différents, Beaucage et Najem (2004a), Evans et Leighton (1989), Holtz-Eakin, Joulfaian et Rosen (1994), Kangasharju et Pekkala (2002), Lin, Picot et Compton (2000) et Taylor (1999) ont observé qu’une plus longue expérience du marché du travail mesurée par le groupe d’âge du travailleur autonome hausse la probabilité de survie de son entreprise, du moins jusqu’à ce que ce dernier atteigne la cinquantaine[7]. Un niveau d’éducation plus élevé favoriserait également pour certains chercheurs la longévité des expériences de travail autonome (Beaucage et Najem, 2004b ; Fairlie, 1999 ; Holtz-Eakin, Joulfaian et Rosen, 1994 ; Kangasharju et Pekkala, 2002), alors que d’autres ne trouvent pas de relations significatives entre les deux variables (Lin, Picot et Compton, 2000 ; Taylor, 1999). L’expérience du travail autonome ou de la gestion d’entreprise par des membres de la famille du travailleur autonome devrait aussi favoriser chez ce dernier l’acquisition de qualités entrepreneuriales. Aux États-Unis, l’impact positif de l’expérience entrepreneuriale des pères sur la longévité du travail autonome de leur fils a été confirmé par l’étude de Fairlie (1999), contrairement aux résultats obtenus par Taylor (1999) dans le cas des parents britanniques[8].

Des ressources financières plus importantes provenant des activités antérieures du travailleur autonome, de sa famille ou d’autres sources, devraient également lui permettre de trouver plus facilement le financement externe et les moyens nécessaires pour faire face aux conditions souvent difficiles du démarrage d’une entreprise et des périodes conjoncturelles moins favorables. Selon les résultats de recherches empiriques, un héritage, un gain de capital ou des revenus de placements significatifs diminuent les risques de sortie du travail autonome et augmentent ainsi la durée de l’expérience (Burke, FitzRoy et Nolan, 2002 ; Dunn et Holtz-Eakin, 2000 ; Fairlie, 1999 ; Holtz-Eakin, Joulfaian et Rosen, 1994 ; Taylor, 1999). Pour d’autres chercheurs, le revenu du conjoint favorise à la fois l’entrée dans le travail autonome et la survie dans ce statut d’emploi, surtout dans le cas des femmes (Bruce, 1999 ; Caputo et Dolinsky, 1998 ; Clain, 2000). Ces ressources financières viennent non seulement combler des besoins ponctuels en capitaux, mais aussi assurer dans le cas des revenus de placements ou de ceux du conjoint une certaine sécurité de revenu au travailleur autonome qui doit souvent composer avec de grandes fluctuations de sa charge de travail.

Enfin, ces ressources financières plus importantes et les autres facteurs favorables au succès du travailleur autonome devraient lui garantir un niveau de revenu lui permettant de se consacrer entièrement à son entreprise, voire d’embaucher des aides salariées pour profiter davantage de la demande pour son produit. Ces moyens plus importants réduiraient également les coûts ou les exigences humaines et financières de son entreprise. La pérennité de l’expérience du travail autonome serait ainsi favorisée par ces conditions gagnantes (Beaucage et Najem, 2004b ; Burke, FitzRoy et Nolan, 2002 ; Kuhn et Schuetze, 2001 ; Statistique Canada, 1997b).

La décision de continuer une expérience de travail autonome (TA) à un moment donné t dépend donc de la capacité du travailleur d’atteindre ou de dépasser un niveau de rendement économique minimal (RMt), à savoir que le rendement économique obtenu en t (Rt) est au moins égal ou supérieur à RMt. Ce rendement minimal attendu (RMt) est plus facile à atteindre quand un Rt plus élevé est favorisé par une conjoncture de reprise ou d’expansion économique (Ét) et par le capital humain (Ht) et les moyens de production (Mt) plus importants que possède le travailleur autonome pour profiter de cette conjoncture. Des ressources financières (Ft) plus grandes ne provenant pas du travail autonome peuvent également faciliter l’obtention des conditions de production nécessaires à un meilleur rendement (Rt) ou compenser temporairement un rendement économique insuffisant en réduisant RMt.

Le rendement économique minimal (RMt) varie aussi selon la nature des services offerts par le travailleur autonome. En effet, étant donné les exigences de son domaine d’activité, plus les avantages pécuniaires des emplois salariés de son groupe occupationnel sont élevés et plus ces emplois sont disponibles (At), plus le rendement de l’entreprise du travailleur autonome devra générer des avantages économiques importants pour que l’expérience soit jugée satisfaisante et poursuivie. Notre modèle suggère également que la longévité de l’expérience puisse aussi être favorisée par les préférences ou aspirations particulières du travailleur prêt à s’accommoder d’un rendement économique minimal (RMt) moindre parce qu’il trouve dans ce statut d’emploi une réponse plus satisfaisante, notamment quant à l’autonomie et à la créativité dans l’emploi, à la variété dans les tâches à accomplir et les défis à relever ou quant à l’utilisation plus grande de ses compétences. Plus l’expérience de travail autonome se révèle compatible avec les aspirations de carrière du travailleur (C), plus ce dernier sera prêt à composer avec les exigences de ce statut d’emploi et de ses avantages pécuniaires moindres (Hundley, 2001 ; Hamilton, 2000)[9].

De façon plus succincte, comme Rt = φ (Ét, Ht, Mt, Ft) et RMt = ω (Ft, At, C),

nous pouvons écrire que la probabilité

  • Ét = un contexte économique favorable en t révélé par un marché du travail plus serré (+)

  • Ht = l’importance du capital humain du travailleur autonome au moment t (+)

  • Mt = l’importance des moyens de production du travailleur autonome en t (+)

  • Ft = l’importance des ressources financières du travailleur autonome au moment t (+)

  • At = l’importance des exigences particulières, des avantages pécuniaires et de la disponibilité des emplois pour le groupe occupationnel du travailleur autonome en t (–)

  • C = la compatibilité des aspirations de carrière du travailleur avec le travail autonome (+).

Cette compatibilité des aspirations de carrière du travailleur (C) est toutefois difficile à évaluer avec les données des enquêtes des organismes publics de statistique. Des variables sociodémographiques pourraient néanmoins nous révéler indirectement les aspirations particulières de certaines catégories de travailleurs. Par exemple, la responsabilité d’enfants d’âge scolaire et préscolaire pourrait inciter les travailleuses autonomes à la recherche de plus de flexibilité dans la gestion de leur temps pour réconcilier les exigences du travail et de la famille à persévérer dans ce statut d’emploi malgré un rendement moindre (Boden, 1999 ; Burke, FitzRoy et Nolan, 2002 ; Caputo et Dolinsky, 1998 ; Carr, 1996 ; Clain, 2000 ; Hundley, 2000, 2001 ; Lombard, 2001 ; Parasuraman et Simmers, 2001). Les travailleurs plus âgés à l’étape de la retraite ou de la préretraite pourraient aussi aspirer à plus de flexibilité dans leur temps de travail et à une utilisation plus grande de leurs compétences spécifiques ou, au contraire, à plus de stabilité et de sécurité dans leur vie comme nous le suggèrent les résultats de certaines recherches (Evans et Leighton, 1989 ; Holtz-Eakin, Joulfaian et Rosen, 1994 ; Kangasharju et Pekkala, 2002 ; Lin, Picot et Compton, 2000). L’expérience particulière de certaines communautés ethniques dans la gestion de petites entreprises, notamment dans les secteurs des services personnels ou de la construction, pourrait aussi avoir généré des aspirations particulièrement favorables à la pérennité du travail autonome (Clark et Drinkwater, 1998 ; Dana, 1997 ; Hout et Rosen, 2000 ; Johnson, 2000).

Les données utilisées

Nous étudions dans cet article la longévité des expériences de travail autonome d’un échantillon de 3 184 canadiens de 16 à 65 ans. Notre suivi de ces expériences a été réalisé sur une base mensuelle et ne porte que sur la première expérience entreprise par ces individus entre le premier janvier 1993 et le 31 décembre 1998. L’échantillon retenu provient du premier panel de l’Enquête sur la dynamique du travail et du revenu (EDTR) de Statistique Canada. Cette banque de données longitudinales renferme de nombreux renseignements sur l’évolution des activités des canadiens sur le marché du travail, sur la nature de leur(s) emploi(s) et de leurs revenus et sur leurs caractéristiques personnelles et familiales (Statistique Canada, 1997a).

Notre échantillon comprend après pondération 43,5 % de femmes et 56,5 % d’hommes qui ont entrepris au moins une expérience de travail autonome comme occupation principale pendant les 72 mois de la période d’observation[10]. Comme la proportion des femmes parmi les personnes occupant un statut de travailleur autonome se situe plutôt autour du tiers (Statistique Canada, 1997b), il semble donc que ces dernières soient relativement plus nombreuses que les hommes à entreprendre et à quitter de telles expériences pendant une période donnée. Les durées moyennes des expériences de travail autonome de 15,1 mois et de 18,9 mois observées respectivement pour les femmes et les hommes de notre échantillon viennent appuyer notre hypothèse[11]. Les analyses de survie des deux groupes dans le travail autonome indiquent aussi que les femmes ont un taux de survie plus faible à partir de la deuxième année d’expérience[12].

Nous avons également constaté que la nature des sorties du travail autonome est quelque peu différente pour les femmes. Le tableau 1 résume ces différences. À la fin de 1998, 70 % des hommes et 75 % des femmes avaient déjà quitté l’expérience entreprise pendant la période 1993-1998. Les femmes ont aussi une plus grande propension à sortir à la fois du travail autonome et du marché du travail (inactivité). Les occupations familiales, notamment la maternité et le soin des enfants ou d’un parent, sont davantage les motifs de sortie des femmes, alors que les hommes quittent plutôt pour des raisons de maladie, de retraite ou de retour aux études (Beaucage et Najem, 2004b). Ces considérations et des travaux antérieurs soulignant des différences entre les causes du passage et du succès des hommes et des femmes dans le travail autonome (Boden, 1999 ; Burke, FitzRoy et Nolan, 2002 ; Clain, 2000 ; Parasuraman et Simmers, 2001), nous ont amené à examiner de façon séparée l’explication de la durée de leurs expériences.

Tableau 1

Nature des sorties du travail autonome des 16 à 65 ans entre 1993 et 1998 (données pondérées)

Genre

Sortie vers

Total des sorties

Pas de sortie observée

TOTAL

 

salariat

chômage

inactivité

inconnu

 

 

 

Hommes

809

151

213

89

1 262

537

1 799

%

45,0

8,4

11,8

5,0

70,2

29,8

56,5

Femmes

636

107

237

52

1 032

353

1 385

%

45,9

7,7

17,1

3,7

74,5

25,5

43,5

Total

1 445

258

450

141

2 294

890

3 184

%

45,4

8,1

14,1

4,4

72,0

27,9

100,0

Source : Statistique Canada, données internes pondérées avec les poids longitudinaux de l’EDTR, premier panel 1993–1998.

-> Voir la liste des tableaux

Pour évaluer de façon adéquate la durée d’une expérience vécue par un groupe d’individus, il faut tenir compte du fait que certaines personnes n’ont pas encore complété leur expérience à la fin de la période d’observation ou qu’elles ont dû y mettre fin pour des raisons ou des circonstances qui n’ont rien à voir avec la nature du problème étudié. Nous nous intéressons ici aux personnes qui quittent le travail autonome parce que ce statut d’emploi leur semble moins profitable ou moins satisfaisant que d’autres statuts sur le marché du travail (salarié ou chômeur à la recherche d’un emploi salarié) et non parce qu’un décès ou une invalidité les forcent à quitter le marché du travail. Il y aura donc troncature à droite des expériences de travail autonome dans les situations suivantes : expérience non complétée à la fin de la période d’observation, statut postérieur inconnu et sortie du marché du travail (inactivité) à la fin de l’expérience de travail autonome. Dans le cas des sorties du marché du travail, on pourrait néanmoins considérer certaines transitions vers les études, les occupations familiales et même la retraite, comme une indication du caractère insatisfaisant de l’expérience de travail autonome. Les données de l’EDTR ramenées sur une base mensuelle ne permettant pas de connaître la nature exacte des transitions vers l’inactivité, nous avons choisi de tronquer les sorties vers ce type de statut. Nous évaluons donc dans cette étude la durée des expériences de travail autonome des hommes et des femmes en fonction de leurs sorties vers un emploi salarié ou vers le chômage[13].

La propension à quitter le travail autonome

Pour vérifier notre modèle de la pérennité du travail autonome, nous estimons la probabilité (h) qu’un individu à risque quitte le travail autonome pendant un mois donné (t). Un individu à risque est un travailleur autonome qui a entrepris son expérience entre le premier janvier 1993 et le 31 décembre 1998 et qui ne l’a pas encore quittée au début du mois (t) pour un emploi salarié ou pour la recherche à temps plein d’un tel emploi (chômage)[14]. Pour évaluer l’influence des vecteurs de variables Xi sur h(t), nous utilisons le modèle de régression à risques proportionnels de Cox qui suppose que cette probabilité de quitter h(t), le hazard rate, diminue en fonction du temps écoulé depuis le début de l’expérience a(t). Le modèle de Cox peut être exprimé de la façon suivante lorsque h0 est la fonction de risque quand les vecteurs de variables ne sont pas pris en considération (Allison, 1984 ; Tabachnick et Fidell, 2001) :

Le tableau 2 précise la nature des indicateurs de chacun des vecteurs de variables Xi de notre cadre théorique de la pérennité du travail autonome (équation 1). Ces variables sont des prédicteurs de la longévité des expériences de travail autonome ou, a contrario, de leur caractère éphémère. Le modèle de régression de Cox estime la capacité des indicateurs de ces variables de prédire la propension à quitter une expérience de travail autonome à un moment t. Comme l’EDTR ne mesure pas les aspirations de carrière des travailleurs, des caractéristiques sociodémographiques pourraient révéler les aspirations particulières de certains groupes de travailleurs autonomes : la responsabilité d’enfants d’âge scolaire et préscolaire, l’appartenance à une communauté ethnique ou culturelle révélée par la langue maternelle, l’appartenance à une minorité visible ou à une cohorte d’immigrants (section A) ou la proximité de la retraite des 56 à 65 ans (section B). L’incapacité des travailleurs autonomes de profiter des conjonctures favorables ou de composer avec les exigences des conjonctures plus difficiles découlerait de leur capital humain (section B) insuffisant dû à une trop brève expérience du marché du travail indiquée par leur groupe d’âge[15], à un bas niveau de scolarité ou à l’absence d’expérience de travail autonome ou de gestion d’entreprise par des membres de leur famille[16].

Tableau 2

Les variables explicatives de la durée des expériences de travail autonome (TA)

Variable

Définition

Hommes et femmes

Hommes

Femmes

n

Score

n

Score

n

Score

dureta

Durée de l’expérience de TA en mois (maximum : 71)

3 184

17,24

1 740

18,86

1 444

15,13

 

A Caractéristiques socio-démographiques (X1)

genre

Femme : genre = 1

3 184

0,435

----

-----

----

----

marie

Est marié ou vit en couple : marie = 1

3 184

0,677

1 740

0,675

1 444

0,681

nbenf

A des enfants de moins de 15 ans à charge : nbenf = 1

3 184

0,416

1 740

0,377

1 444

0,466

langmatfra

Langue maternelle française : langmatfran = 1

3 138

0,186

1 717

0,183

1 421

0,191

langmataut

Langue maternelle autre que l’anglais ou le français : langmataut = 1

3 138

0,142

1 717

0,158

1 421

0,120

langmatang

Langue maternelle anglaise : langmatang = 1 (référence)

3 138

0,672

1 717

0,659

1 421

0,689

immigrant

Est un immigrant : immigrant = 1

3 121

0,164

1 707

0,176

1 414

0,149

minvis

Membre d’une minorité visible : minvis = 1

3 154

0,057

1 735

0,070

1 429

0,041

incapacite

Quand incapacité ou limitation au travail : incapacite = 1

3 179

0,066

1 736

0,055

1 443

0,079

 

B Capital humain du travailleur autonome (X2)

 

Groupe d’âge du travailleur autonome (expérience)

 

 

 

 

 

 

catageta1

16 à 25 ans : catageta1 =1

3 184

0,180

1 740

0,172

1 444

0,191

catageta2

26 à 35 ans : catageta2 =1

3 184

0,276

1 740

0,265

1 444

0,290

catageta3

36 à 45 ans : catageta3 =1 (référence)

3 184

0,296

1 740

0,287

1 444

0,307

catageta4

46 à 55 ans : catageta4 =1

3 184

0,167

1 740

0,179

1 444

0,151

catageta5

56 à 65 ans : catageta5 =1

3 184

0,081

1 740

0,097

1 444

0,060

 

Niveau d’éducation à la fin de l’expérience de TA

 

 

 

 

 

 

secondnc

Primaire ou secondaire non complété : secondnc = 1 (référence)

3 128

0,180

1 709

0,199

1 419

0,155

second

Diplôme secondaire complété : second =1

3 128

0,279

1 709

0,265

1 419

0,298

college

Diplôme postsecondaire non universitaire : college = 1

3 128

0,317

1 709

0,302

1 419

0,337

universi

Certificat ou diplôme universitaire : universi = 1

3 128

0,224

1 709

0,234

1 419

0,211

 

Capital humain de la famille

 

 

 

 

 

 

ntafamille

Autre(s) travailleur(s) autonome(s) dans la famille : ntafamille = 1

3 143

0,273

1 723

0,213

1 420

0,349

 

C Contexte économique (X3)

tchomp

Taux de chômage dans la province du TA, année fin de l’expérience

3 184

9,00

1 740

8,95

1 444

9,08

 

Région de résidence à la fin de l’expérience de TA

 

 

 

 

 

 

ontario

Résidait en Ontario : ontario = 1 (référence)

3 184

0,381

1 740

0,402

1 444

0,354

atlantique

Résidait à T-N, à l’IPE, au N-B ou en N-É : atlantique = 1

3 184

0,071

1 740

0.070

1 444

0,073

quebec

Résidait au Québec : quebec = 1

3 184

0,185

1 740

0,173

1 444

0,201

prairie

Résidait au Manitoba, Saskatchewan ou Alberta : prairie = 1

3 184

0,212

1 740

0,207

1 444

0,218

cb

Résidait en Colombie-Britannique : cb = 1

3 184

0,151

1 740

0,148

1 444

0,155

 

Type d’agglomération où se déroulait le TA

 

 

 

 

 

 

rurale

Résidait en région rurale : rurale = 1

3 183

0,202

1739

0,204

1444

0,198

ville1

Résidait dans ville de moins de 30 000h : ville1 = 1

3 183

0,184

1739

0,174

1444

0,197

ville2

Résidait dans ville 30 000 à 99 999h : ville2 = 1

3 183

0,092

1739

0,099

1444

0,084

ville3

Résidait dans ville de 100 000 à 499 000h : ville3 = 1

3 183

0,107

1739

0,106

1444

0,109

ville4

Résidait dans ville de 500 000h et plus : ville4 = 1(référence)

3 183

0,415

1739

0,416

1444

0,413

 

Groupe occupationnel du travailleur autonome

 

 

 

 

 

 

direct

Directeurs, gérants ou administrateurs : direct = 1

3 159

0,105

1725

0,114

1434

0,094

profes

Sc. naturelles, génie, mathématiques ou sc. sociales : profes =1

3 159

0,064

1725

0,077

1434

0,048

enseig

Enseignants : enseig = 1

3 159

0,034

1725

0,021

1434

0,052

sante

Médecine et santé : sante= 1

3 159

0,036

1725

0,029

1434

0,046

artiste

Professionnels des domaines artistique et littéraire : artiste = 1

3 159

0,051

1725

0,046

1434

0,058

bureau

Employés de bureau : bureau = 1

3 159

0,049

1725

0,012

1434

0.096

service

Travailleurs spécialisés dans les services : service = 1

3 159

0,192

1725

0,092

1434

0,322

agriculteur

Agriculteurs, horticulteurs ou éleveurs : agriculteur = 1

3 159

0,070

1725

0,086

1434

0,048

pecheur

Pêcheurs, trappeurs, travailleurs forestiers, mineurs : pecheur = 1

3 159

0,023

1725

0,038

1434

0,004

usineur

Travailleurs de la transformation et usineurs : usineur =1

3 159

0,019

1725

0,028

1434

0,007

ouvrspec

Travailleurs spécialisés dans la fabrication et réparation : ouvrspec=1

3 159

0,052

1725

0,058

1434

0,043

travtransp

Personnel du transport et manutentionnaires : travtransp = 1

3 159

0,056

1725

0,089

1434

0,013

travbatim

Travailleurs du bâtiment et ouvriers qualifiés : travbatim = 1

3 159

0,091

1725

0,150

1434

0,016

vendeur

Travailleurs spécialisés dans la vente : vendeur = 1 (référence)

3 159

0,158

1725

0,161

1434

0,154

 

Secteur d’activité économique du travailleur autonome

 

 

 

 

 

 

agri

Secteur de l’agriculture : agri = 1

3159

0,061

1724

0,075

1435

0,043

autrprim

Autres secteurs du primaire : autrprim = 1

3159

0,026

1724

0,042

1435

0,007

transfo

Secteur de la transformation : transfo = 1

3159

0,064

1724

0,082

1435

0,040

construc

Secteur du bâtiment : construc = 1

3159

0,099

1724

0,154

1435

0,027

transcom

Transport, entreposage et communications : transcom = 1

3159

0,057

1724

0,089

1435

0,017

commerce

Commerce de détail et de gros : commerce = 1

3159

0,165

1724

0,167

1435

0,162

finance

Finance, assurance, immobilier et services aux entreprises : finance = 1

3159

0,190

1724

0,192

1435

0,186

autrserv

Hébergement, restauration et autres services : autrserv = 1

3159

0,233

1724

0,142

1435

0,350

public

Administration publique et parapublique : public =1 (référence)

3159

0,106

1724

0,057

1435

0,168

 

D Ressources financières du TA et de sa famille (X4)

revmenagen

16 catégories du revenu annuel du ménage à la fin de TA  

3 184

6,830

1740

6,800

1444

6,879

revplacemn

Revenu placement ou gain capital du travailleur > 0 : revplacemn = 1

3 184

0,307

1740

0,314

1444

0,298

transgouvn

Transferts gouvernementaux au travailleur> 0 : transgouvn = 1

3 184

0,619

1740

0,567

1444

0,687

proplogen

Si un membre de la famille propriétaire du logement : proplogen = 1

3 174

0,726

1740

0,721

1444

0,732

 

E Conditions de l’expérience du TA (X5)

 

Nature du revenu principal à la fin de l’expérience

 

 

 

 

 

 

sansrev

Sans revenu principal : sansrev = 1

3 184

0,014

1740

0,014

1444

0,015

revprincta

Revenu du TA = revenu principal : revprincta = 1

3 184

0,323

1740

0,341

1444

0,300

salaire

Salaire et traitement = revenu principal : salaire = 1

3 184

0,410

1740

0,456

1444

0,350

transferts

Transferts gouvernements=revenu principal: transferts =1 (référence)

3 184

0,157

1740

0,097

1444

0,236

placements

Placements ou retraite = revenu principal : placements = 1

3 184

0,095

1740

0,092

1444

0,100

 

Rendement mensuel du TA lors de la dernière année de l’expérience

 

 

 

 

 

 

revtamn

Revenu mensuel positif (> 0) du TA : revtamn = 1

3184

0,526

1740

0,533

1444

0,519

 

Nature de l’entreprise de TA à la fin de l’expérience

 

 

 

 

 

 

aide

A utilisé des aides salariées : aide = 1

3 184

0,247

1740

0,315

1444

0,160

société

Entreprise incorporée en société : société =1

3 184

0,301

1740

0,315

1444

0,282

multjn

A occupé plus d’un emploi la dernière année de TA : multjn = 1

3 184

0,217

1740

0,206

1444

0,232

tctp

Occupation de TA à temps complet : tctp = 1

2 997

0,679

1623

0,807

1374

0,513

Source : Voir tableau 1.

-> Voir la liste des tableaux

Un contexte économique (section C) défavorable caractérisé par une demande plus faible ou décroissante du bien ou du service et par des exigences techniques et financières de production (coûts) plus élevées sera révélé par le taux de chômage plus élevé de la province de résidence du travailleur autonome, par la petite taille de l’agglomération où se réalisait son expérience et par la nature de son domaine d’activité professionnelle ou de son grand groupe occupationnel[17]. Ce dernier indicateur permet également de tenir compte de l’importance des exigences techniques et financières du type de bien ou de service offert par le travailleur autonome. Les ressources financières (section D) moins importantes qui devraient également accroître les difficultés du démarrage de l’entreprise du travailleur autonome et celles des périodes conjoncturelles moins favorables seront mesurées par les indicateurs suivants : le revenu annuel du ménage pendant la dernière année de l’expérience, l’existence de revenus de placements ou de gains de capital et la propriété du logement par un membre du ménage. Le fait de recevoir des transferts gouvernementaux soulignerait plutôt le manque de ressources financières du travailleur autonome. Enfin, quant aux conditions mêmes de l’expérience de travail autonome (section E), des revenus relativement peu élevés et, ainsi, l’incapacité du travailleur de se consacrer entièrement à son entreprise, voire à embaucher des aides salariées, devraient accroître ses probabilités d’échec. Dans ces circonstances, il risque de travailler moins de 30 heures par semaine (temps partiel) ou devoir occuper d’autres emplois pendant l’année. Son revenu principal pourrait provenir d’une autre source que le travail autonome. Ces conditions défavorables devraient accroître les coûts ou les exigences humaines et financières de son entreprise et ainsi en réduire la longévité.

Le tableau 2 présente aussi les caractéristiques de l’échantillon global et celles des hommes et des femmes séparément. Les travailleuses autonomes sont plus jeunes et moins expérimentées et ont plus souvent la responsabilité d’enfants d’âge scolaire et préscolaire que leurs collègues masculins. Ces derniers sont cependant relativement plus nombreux chez ceux qui n’ont pas complété leurs études secondaires et, à l’autre extrême, chez les diplômés universitaires, ainsi que chez les immigrants, les membres d’une minorité visible et chez ceux dont la langue maternelle est autre que le français ou l’anglais. Les femmes par contre peuvent profiter plus souvent de l’expérience d’un autre travailleur autonome dans la famille, généralement le mari. Certaines différences ressortent également entre les contextes économiques des travailleurs et des travailleuses autonomes. Ces dernières sont plus présentes au Québec et dans les secteurs des services et le travail de bureau, alors que leurs collègues masculins travaillent davantage en Ontario, dans des occupations de direction et de professionnels et dans les secteurs primaires et secondaires de l’économie. Quant aux ressources financières, les travailleuses autonomes sont relativement plus nombreuses à bénéficier de transferts gouvernementaux, alors que les travailleurs autonomes peuvent compter un peu plus souvent sur des revenus de placement ou des gains de capitaux. Enfin, les conditions des expériences des travailleuses autonomes sont moins favorables que celles des hommes. Leur revenu principal provient plus souvent d’une autre source que le travail autonome, surtout de transferts gouvernementaux. Elles doivent aussi travailler plus fréquemment à temps partiel dans leur entreprise ou occuper d’autres emplois. Elles ont également moins recours à l’aide de salariés et leur entreprise est moins souvent incorporée. Il n’est donc pas étonnant que ces travailleuses plus jeunes et moins expérimentées, ayant plus souvent la charge de jeunes enfants et travaillant dans des contextes et des conditions moins favorables, connaissent des expériences de travail autonome plus instables et plus éphémères. Les analyses de régression nous permettront de vérifier cette vision de leurs expériences respectives.

Les résultats des analyses de régression

Notre modèle de la propension à quitter le travail autonome à un moment donné t (équation 2) comprend donc, en plus de l’influence du temps passé dans l’expérience a(t), cinq vecteurs de variables prédictives (Xi) présentés dans les sections A à E du tableau 2. Le signe de la relation attendue a été précisé lors de la discussion de ces variables. Après avoir écarté les 352 cas avec des valeurs manquantes, le modèle de régression a été appliqué aux 2 832 personnes restantes de l’échantillon initial ainsi que de façon distincte aux 1 595 hommes et aux 1 237 femmes de cet échantillon réduit. Les principaux résultats de ces trois régressions sont présentés au tableau 3. Le test du rapport des vraisemblances[18] pour évaluer la qualité des modèles retenus indique que l’hypothèse nulle β = 0 doit être rejetée dans chaque cas (α < ,0001). Le R2 proposé par Allison (Tabachnick et Fidell, 2001 : 808-809) mesure la force de l’association entre les covariables et la variable dépendante[19]. Le R2 plus élevé dans le cas des hommes (,285) que dans celui des femmes (,226) nous indique que la puissance du modèle des hommes est supérieure et que les vecteurs de variables retenus sont plus pertinents pour prédire leurs risques de sortie du travail autonome.

Pour vérifier l’importance des cinq vecteurs de variables prédictives, nous avons calculé les variations du Chi-carré (Δχ2) du test du rapport des vraisemblances suite à l’ajout de chaque vecteur de prédicteurs dans chacun des trois modèles : général, hommes, femmes. Les vecteurs X3 et X5 contribuent ensemble pour plus de 75 % du χ2 global de chaque modèle, alors que le vecteur X4 contribue pour moins de 5 % dans chaque cas. Les deux autres vecteurs X1 et X2 participent chacun pour environ 10 % du χ2 global. Les variations du χ2 sont toujours statistiquement significatives, bien que la contribution des indicateurs des ressources financières dans le cas des femmes et des hommes ne le soient respectivement qu’aux seuils α < ,05 et α < ,001. Le poids relatif de certains vecteurs de variables dans le χ2 global révèle des différences entre les modèles des hommes et des femmes : une contribution moins grande des conditions de l’expérience de travail autonome de ces dernières (X5), alors que leurs caractéristiques sociodémographiques (X1) et leurs ressources financières (X4) joueraient un rôle plus important.

L’estimation du modèle pour l’ensemble des travailleurs autonomes nous fait une importante révélation. Alors que l’analyse de survie a montré que la probabilité de sortie des femmes du travail autonome devenait plus élevée que celle des hommes à partir de la deuxième année de l’expérience, les coefficients de notre modèle général de régression indiquent que les femmes ont 16 % moins de risques de quitter le travail autonome pour un emploi salarié ou pour le chômage quand les autres variables sont prises en compte[20]. Lorsque les femmes opèrent leur entreprise avec des ressources et des conditions comparables et dans des contextes économiques semblables à ceux de leurs collègues masculins, elles ont plus de chances de survivre comme travailleuse autonome. Il est aussi probable que la nature des déterminants de leurs risques respectifs de sortie soit différente. Du moins, les travaux de certains auteurs semblent opiner dans ce sens (Boden, 1999 ; Burke, FitzRoy et Nolan, 2002 ; Carr, 1996 ; Clain, 2000 ; Hundley, 2000 ; Parasuraman et Simmers, 2001). L’examen comparatif des coefficients du modèle global de régression appliqué de façon distincte aux hommes et aux femmes devrait nous instruire à ce chapitre.

L’analyse des coefficients estimés du modèle général nous révèle que les caractéristiques sociodémographiques ne joueraient pas toujours un rôle déterminant sur les risques de quitter le travail autonome pour un emploi salarié ou pour la recherche à temps plein (en chômage) d’un tel emploi. Contrairement à nos attentes, les femmes ayant la responsabilité d’enfants de moins de 15 ans risquent davantage de quitter le travail autonome, bien que la relation soit peu significative sur le plan statistique (α < ,10). Burke, FitzRoy et Nolan (2002) observent dans le même sens que la charge de jeunes enfants n’a pas d’impact significatif sur les chances de succès des travailleuses autonomes. L’effet serait même négatif sur leurs gains selon Hundley (2000). Quant à ceux et celles dont la langue maternelle est le français, ou autre que le français et l’anglais dans les cas des hommes, ils courent moins de risques de quitter le travail autonome. Ces risques augmentent quand les hommes sont membres d’une minorité visible. Ces derniers résultats nous indiquent des différences dans la propension de certains groupes sociaux à quitter le travail autonome. Toutefois l’interprétation de ces différences n’est pas triviale. Les mesures des caractéristiques sociodémographiques retenues sont trop englobantes pour estimer l’effet des aspirations de carrière particulières des groupes sociaux visés, notamment les indicateurs (langmataut, minvis, immigrant) utilisés pour les groupes ethniques qui auraient une longue tradition de travail autonome ou de gestion d’entreprise.

Tableau 3

Prédicteurs des sorties du travail autonome vers un emploi salarié ou le chômage

 

Modèle général

Modèle des hommes

Modèle des femmes

Nom de la variable

β

taux de risque ou exp (β)

β

taux de risque ou exp (β)

β

taux de risque ou exp (β)

X1

Δχ2 (8dl) = 86,49***** (11,3%)

Δχ2 (7dl) = 54,21***** (10,1%)

Δχ2 (7dl) = 37,07***** (11,7%)

genre

–0,170***

0,844

-------

------

-------

------

marie

-0,135*

0,874

–0,130

0,878

–0,059

0,942

nbenf

0,033

1,034

–0,041

0,960

0,193*

1,213

langmatfra

–0,508*****

0,602

–0,473*****

0,623

–0,522*****

0,593

langmataut

–0,206**

0,814

–0,299**

0,741

–0,074

0,929

immigrant

–0,111

0,895

–0,045

0,956

–0,094

0,910

minvis

0,331**

1,393

0,373**

1,452

0,362

1,437

incapacite

–0,094

0,911

–0,258

0,773

0,107

1,113

X2

Δχ2 (8dl) = 63,28***** 8,3%

Δχ2 (8dl) = 48,00***** (9,0%)

Δχ2 (8dl) = 29,11**** (9,2%)

catageta1

0,247***

1,280

0,208*

1,231

0,453****

1,574

catageta2

–0,059

0,943

0,011

1,011

–0,210*

0,811

catageta4

–0,209**

0,812

–0,410****

0,664

0,053

1,054

catageta5

–0,173

0,841

–0,333**

0,717

0,131

1,140

second

0,127

1,136

0,211*

1,235

–0,067

0,935

college

0,238***

1,269

0,292***

1,339

0,084

1,088

universi

0,006

1,006

–0,017

0,983

–0,024

0,976

ntafamille

–0,089

0,915

–0,086

0,917

–0,173*

0,841

X3

Δχ2 (18dl) = 226,40***** (29,6%)

Δχ2 (18dl) = 167,22***** (31,2%)

Δχ2 (18dl) = 98,55***** (31,1%)

tchomp

0,154*****

1,167

0,166*****

1,180

0,131*****

1,140

rurale

–0,181**

0,835

–0,203*

0,816

–0,246**

0,782

ville1

–0,118

0,889

–0,148

0,862

–0,130

0,878

ville2

–0,025

0,975

0,007

1,007

–0,110

0,896

ville3

0,012

1,012

–0,163

0,850

0,212

1,237

direct

0,406*****

1,501

0,623*****

1,864

0,071

1,074

profes

0,195

1,215

0,173

1,188

0,170

1,185

enseig

0,243

1,275

0,209

1,232

0,141

1,151

sante

–0,185

0,831

–0,440

0,644

–0,053

0,948

artiste

–0,128

0,880

–0,315*

0,730

0,056

1,057

bureau

0,392***

1,481

1,033****

2,810

0,166

1,181

service

0,058

1,060

0,041

1,042

0,007

1,007

agriculteur

0,001

1,001

–0,094

0,910

0,104

1,110

pecheur

–0,171

0,843

–0,262

0,769

–0,070

0,932

usineur

0,005

1,005

–0,173

0,841

0,725*

2,065

ouvrspec

–0,415***

0,660

–0,202

0,817

–1,018****

0,361

travtransp

–0,081

0,922

–0,080

0,923

–0,448

0,639

travbatim

0,006

1,006

–0,011

0,989

–0,278

0,758

X4

Δχ2 (4dl) = 29,59***** (3,9%)

Δχ2 (4dl) = 19,78**** (3,7%)

Δχ2 (4dl) = 13,22** (4,2%)

revmenagen

0,013

1,013

0,018

1,018

0,009

1,009

revplacemn

–0,246*****

0,782

–0,364*****

0,695

–0,103

0,902

transgouvn

0,177***

1,194

0,119

1,126

0,281**

1,325

proplogen

–0,213****

0,808

–0,171**

0,843

–0,297***

0,743

X5

Δχ2 (9dl) = 358,17***** (46,9%)

Δχ2 (9dl) = 246,15***** (46,0%)

Δχ2 (9dl) = 139,18***** (43,9%)

sansrev

–0,502*

0,605

–0,490

0,613

–0,911

0,402

revprincta

–0,378****

0,685

–0,770*****

0,463

–0,011

0,989

salaire

0,325****

1,384

0,114

1,120

0,485****

1,623

placements

–0,360***

0,698

–0,459**

0,632

–0,374**

0,688

revtamn

–0,460*****

0,631

–0,371*****

0,690

–0,547*****

0,579

aide

–0,368*****

0,692

–0,464*****

0,629

–0,126

0,882

société

–0,441*****

0,643

–0,535*****

0,586

–0,300***

0,741

multjn

0,448*****

1,565

0,488*****

1,629

0,460*****

1,584

tctp

0,002

1,002

0,071

1,073

–0,006

0,994

Global

χ2 (47dl) = 763,92***** (100,0%)

χ2 (46dl) = 535,36***** (100,0%)

χ2 (46dl) = 317,13***** (100,0%)

sorties

1 525 (53,9%)

873 (54,7%)

652 (52,7%)

troncatures

1 307 (46,1%)

722 (45,3%)

585 (47,3%)

N et R2

2 832   R2 = ,236

1 595   R2 = ,285

1 237   R2 = ,226

Seuils de signification : * α < ,10 ** α < ,05 *** α < ,01 **** α < ,001 *****α < ,0001

Source : voir tableau 1. Après l’exclusion des 352 cas avec des valeurs manquantes, le N global = 2832, à savoir 1595 hommes et 1237 femmes après pondération. Les signes positifs ou négatifs des coefficients de régression β indiquent respectivement une hausse ou une baisse des risques de sortie du travail autonome. Ces taux de risque exp (β) = eβ. Les χ2 ou Δχ2 sont ceux des test des ratio de vraisemblance pour la vérification de l’hypothèse nulle β = 0. Le R2 est la mesure de la force d’association entre des variables et la survie proposée par Allison (Tabachnick et Fidell, 2001 : 808–809).

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L’absence de relations linéaires claires entre les indicateurs du capital humain et les chances de quitter le travail autonome est soulignée par les résultats des trois modèles de régression et peut-être davantage par celui des femmes. L’expérience et la scolarité ne semblent pas être des prédicteurs importants de la pérennité du travail autonome des femmes. Nos résultats infirment l’hypothèse d’une relation positive entre le niveau de scolarité et le taux de survie dans le travail autonome. Ils soutiennent plutôt les conclusions de travaux antérieurs qui suggèrent que cet indicateur du capital humain mesure mal les capacités et les talents des individus à gérer et à développer une entreprise (Lin, Picot et Compton, 2000 ; Taylor, 1999). Une scolarité intermédiaire de niveau secondaire ou collégial accroîtrait même les chances d’échec des travailleurs autonomes par rapport à ceux qui n’ont pas complété leurs études primaires ou secondaires. Pour les femmes, le niveau de scolarité n’a pas d’influence déterminante.

Quant à l’expérience de l’individu révélée par son groupe d’âge, le risque de quitter le travail autonome est plus élevé pour les 16 à 25 ans, notamment chez les femmes, et moins élevé pour les hommes plus expérimentés, mais surtout chez les 46 à 55 ans. Pour les hommes de 56 à 65 ans plus près de la retraite, les risques de sortie du travail autonome sont réduits, mais de façon moindre. L’effet positif de l’expérience de ce groupe plus âgé sur la longévité du travail autonome pourrait être compensé en partie par l’effet négatif de son caractère obsolète. Ces résultats relatifs à l’expérience confirment en partie notre hypothèse d’une association positive entre le capital humain du travailleur autonome et les chances de survie de son entreprise. Cette confirmation s’applique toutefois davantage aux hommes qu’aux femmes. Si ces dernières sont plus jeunes et ont en moyenne moins d’expérience sur le marché du travail (voir tableau 2), les plus expérimentées ne persévèrent pas davantage dans leur entreprise contrairement aux hommes. Les résultats relatifs à l’effet positif de l’expérience des hommes sur la survie de leur entreprise sont également conformes à ceux obtenus par des études antérieures, y compris l’effet positif amoindri à partir de la cinquantaine (Beaucage et Najem, 2004b ; Evans et Leighton, 1989 ; Holtz-Eakin, Joulfaian et Rosen, 1994 ; Kangasharju et Pekkala, 2002 ; Lin, Picot et Compton, 2000 ; Taylor, 1999).

Enfin, le fait de pouvoir profiter de l’expérience d’autres travailleurs autonomes dans la famille ne semble pas affecter de façon significative les chances de quitter ou de persévérer dans ce statut d’emploi. Néanmoins, les femmes qui peuvent compter sur l’expérience d’un autre travailleur autonome dans leur famille, généralement leur mari, courent 16 % moins de risques de quitter leur statut d’emploi. La relation observée n’est toutefois significative qu’au seuil α < ,10. L’absence ou la faiblesse de la relation observée ici va dans le même sens que les résultats obtenus par Taylor (1999), mais contredit ceux de Fairlie (1999). On doit toutefois préciser que la notion de famille impliquée par notre indicateur de l’EDTR se limite au ménage de l’individu comprenant généralement le père, la mère et les enfants. Taylor tient plutôt compte de l’expérience de travail autonome de l’un des parents, alors que Fairlie retient uniquement celle du père.

Les indicateurs du contexte économique des expériences de travail autonome influent davantage sur le risque de sortie de ce statut d’emploi, notamment le taux de chômage provincial. Une hausse de 1 point de ce taux de chômage augmente de 17 % les risques de quitter le travail autonome pour un emploi salarié ou pour la recherche d’un autre emploi, soit une hausse des risques de 18 % dans le cas des hommes et de 14 % dans celui des femmes. L’exercice du travail autonome dans une agglomération de plus petite taille diminue par contre les solutions de rechange à ce type d’emploi et ainsi les risques de l’abandonner. L’effet du type d’agglomération n’est toutefois statistiquement significatif que pour le milieu rural et surtout pour les femmes souvent moins mobiles que les hommes. Des différences notables entre les hommes et les femmes sont aussi observées pour les groupes occupationnels, bien que contrairement à nos attentes les risques de quitter le travail autonome semblent peu affectés par le domaine d’activité professionnelle dans les deux cas. Les hommes directeurs, gérants ou administrateurs et employés de bureau risquent beaucoup plus de quitter précocement le travail autonome que les vendeurs, le groupe occupationnel de référence, alors que les artistes risquent moins de le faire. Quant aux femmes, ce sont les travailleuses spécialisées dans la fabrication et la réparation dont les risques de départ sont moindres et les travailleuses d’usine ou de la transformation dont les risques de départ sont plus élevés. Les groupes occupationnels les plus à risque de quitter le travail autonome semblent avoir de meilleures perspectives d’emplois salariés et ils ne sont pas nécessairement parmi les moins instruits et les moins qualifiés.

Ces résultats relatifs aux effets du contexte économique sur la propension à quitter le travail autonome viennent appuyer nos hypothèses et les conclusions de quelques travaux sur le sujet (Carrasco, 1999 ; Lin, Picot et Compton, 2000 ; Taylor, 1999). Une conjoncture économique plus difficile, qui se caractérise par une sous-utilisation de la main-d’oeuvre et un taux de chômage plus élevé, va entraîner une baisse de la demande pour les services de plusieurs travailleurs autonomes, autant les hommes que les femmes, et favoriser ainsi la fin de leur expérience. Ce risque de sortie du travail autonome est aussi accru quand le travailleur autonome appartient à un groupe occupationnel qui offre de meilleures perspectives d’emplois salariés (direct, bureau) et ils sont diminués dans le cas contraire (artiste, ouvrspec). Ils sont également réduits lorsque le travailleur ou la travailleuse autonome opère son entreprise dans une région ou une agglomération où il y a moins de solutions de rechange à leur statut particulier d’emploi (rural). Cette contrainte semble plus forte pour la travailleuse autonome dont la mobilité sur le marché du travail pourrait être limitée par celle de son conjoint.

Les travailleurs autonomes qui peuvent compter sur des ressources financières plus importantes risquent moins d’abandonner leur expérience. En effet, ceux qui déclarent des revenus de placement ou dont un membre du ménage est propriétaire du logement ont respectivement 22 % et 19 % moins de chances de quitter le travail autonome, alors que ceux qui reçoivent de l’aide gouvernementale courent 19 % plus de risques d’abandonner leur expérience. Mais cet effet des ressources financières sur la longévité du travail autonome semble encore une fois être différent pour les hommes et les femmes. Les hommes qui reçoivent des revenus de placements et dont le logement est de propriété familiale courent moins de risques de quitter le travail autonome, alors que dans le cas des femmes la diminution des risques est uniquement associée à la propriété du logement par l’un des membres du ménage. Pour ces dernières néanmoins, le fait de bénéficier de transferts gouvernementaux augmente du tiers les risques de quitter le travail autonome.

Ces résultats sont conformes à ceux des travaux empiriques recensés et confirment notre hypothèse d’un impact négatif des ressources financières du travailleur autonome sur le risque d’échec de son entreprise. Cette confirmation s’applique toutefois davantage aux hommes qu’aux femmes. Si ces dernières ont moins souvent des revenus de placement qui leur sont propres, celles qui en ont ne persévèrent pas davantage dans leur entreprise contrairement aux hommes. Comme notre indicateur (revplacemn) ne mesure pas l’importance des revenus de placements, mais plutôt leur existence, il est probable que les revenus des femmes sont beaucoup moins élevés que ceux des hommes. De plus, bien qu’une plus grande proportion de travailleuses (69 %) que de travailleurs (57 %) autonomes bénéficient de transferts gouvernementaux (tableau 2), c’est seulement dans le cas des femmes que ces transferts prédisent de façon significative une fin plus rapide de l’expérience. La longévité de l’expérience des travailleuses autonomes semble néanmoins davantage favorisée par le capital immobilier de la famille (proplogen).

Les résultats du modèle général de régression nous indiquent enfin que les conditions mêmes de l’expérience de travail autonome ont un impact important sur sa longévité. Presque tous les indicateurs ont un impact significatif et dans le sens attendu. De plus, ce vecteur de variables compte pour près de 50 % du χ2 global. La personne qui peut se payer l’aide d’employés salariés, dont l’entreprise est constituée en société et qui en obtient un rendement positif, réduit ses risques de sortie de plus de 30 % dans chaque cas. Par contre, celle qui a dû occuper en même temps d’autres emplois risque davantage de quitter le travail autonome pour un emploi salarié ou pour le chômage. Ce risque est aussi plus élevé pour la personne dont le revenu principal provient d’emplois salariés, mais moins élevé s’il provient de son entreprise, de placements ou d’un régime de retraite. Ces caractéristiques de l’expérience du travailleur autonome semblent moins déterminantes pour les femmes que pour les hommes. Lorsque l’entreprise de ces derniers est constituée en société, génère des revenus positifs, permet l’embauche d’aides ou rend inutile le recours concomitant à des emplois salariés, le risque de quitter le travail autonome est grandement diminué. Dans le cas des femmes, ces facteurs jouent dans le même sens, sauf pour l’aide d’employés dont l’effet n’est pas significatif et pour l’impact moins important de l’entreprise constituée en société. Les travailleurs autonomes dont le revenu principal provient de leur entreprise ou de placements ont aussi moins de chances d’abandonner leur expérience. Contrairement aux hommes, les travailleuses autonomes dont le revenu principal est un salaire risquent davantage de quitter leur expérience que celles dont le revenu principal provient de transferts gouvernementaux, le groupe de référence ici. Les travailleuses autonomes ont relativement moins de succès économique avec leur entreprise et elles dépendent davantage des transferts gouvernementaux (tableau 2, section E). Toutefois, quand les indicateurs de leur succès sont positifs (négatifs), elles ne voient pas leurs risques de quitter le travail autonome diminuer (augmenter) autant que chez les hommes. Le rendement économique de l’entreprise des travailleuses autonomes semble une explication moins déterminante de sa longévité.

Conclusion

La durée moyenne des expériences de travail autonome entreprises entre 1993 et 1998 est de 14,4 mois pour les femmes et de 17,6 mois pour les hommes de notre échantillon. Les analyses de survie nous révèlent aussi que la probabilité de quitter prématurément ce statut d’emploi pour un emploi salarié ou pour le chômage est relativement élevée : plus de 30 % pendant la première année et plus de 50 % dans les deux premières années. Après la première année, la probabilité de sortie des femmes devient supérieure à celle des hommes. Toutefois, lorsque nous tenons compte de l’ensemble des variables pertinentes avec le modèle de régression de Cox, le risque de quitter le travail autonome pour un emploi salarié ou pour la recherche d’un tel emploi est 16 % moins élevé pour les femmes.

Conformément à nos hypothèses, les analyses de régression nous révèlent que les risques de quitter le travail autonome augmentent avec la détérioration des conditions globales du marché du travail et des conditions mêmes de l’expérience. Le groupe occupationnel du travailleur autonome permet aussi de prédire si la durée de son expérience risque d’être plus courte ou plus longue selon que les perspectives d’emplois salariés sont relativement intéressantes ou plutôt limitées pour l’occupation. Les travailleurs autonomes qui sont en milieu rural, voire dans de petites agglomérations, courent aussi moins de risques de quitter leur entreprise à cause de perspectives d’emplois salariés plus limitées que celles des grandes municipalités. Une scolarité plus élevée ne favorise pas nécessairement la réussite des travailleurs autonomes, alors que le peu d’expérience des plus jeunes augmente leurs risques de sortie de ce statut d’emploi. Si le capital humain du travailleur autonome révélé par ces indicateurs a un impact plutôt mitigé sur la pérennité de son entreprise, ses ressources financières semblent contribuer davantage à sa réussite, notamment les revenus de placements et la propriété du logement. Enfin, les variables sociodémographiques se sont révélées des prédicteurs plus secondaires et difficiles à interpréter. Les résultats obtenus avec ces indicateurs sont trop imprécis pour confirmer si les aspirations de carrière des groupes sociodémographiques sont particulièrement favorables ou défavorables au travail autonome. Cette hypothèse devra être vérifiée dans le cadre d’enquêtes retenant les aspirations de carrière des travailleurs autonomes comme variables explicatives.

Notre modèle de la pérennité des expériences de travail autonome s’applique davantage aux hommes qu’aux femmes. Plusieurs prédicteurs de la durée des expériences de travail autonome des hommes paraissent moins pertinents pour expliquer la longévité des expériences des femmes. La scolarité, l’expérience et les revenus de placement des travailleuses autonomes sont des ressources peu ou pas associées à la pérennité de leur statut d’emploi, alors que leur plus grande dépendance des transferts gouvernementaux en accroît la précarité. Les conditions mêmes de leur expérience de travail autonome jouent aussi un rôle moins important. L’explication de la longévité de leur entreprise semble se trouver ailleurs : le support financier ou l’expérience de travail autonome ou de gestion d’entreprise du conjoint ou d’un membre de la famille dont elles pourraient profiter ; des solutions de rechange moins nombreuses au travail autonome découlant de leur plus faible mobilité sur le marché du travail et de leur plus forte concentration dans certains groupes occupationnels ; des aspirations de carrière différentes de celles des hommes et une intégration moins grande et moins rentable au marché du travail découlant en partie de la difficulté à réconcilier les exigences de leurs responsabilités familiales avec celles de leur profession.

La différence entre les taux de sortie des femmes et des hommes est encore plus importante quand on tient compte des transitions vers l’inactivité. Ces sorties à l’extérieur du marché du travail peuvent s’expliquer par des raisons indépendantes de l’appréciation qu’on peut avoir de l’expérience même du travail autonome, notamment un décès, une invalidité ou une maladie. La décision d’abandonner ce statut d’emploi pour un retour aux études, pour s’occuper davantage de ses enfants ou pour prendre sa retraite pourrait résulter en partie d’une appréciation négative des conditions de travail et des exigences de l’entreprise, à savoir des revenus trop faibles, des semaines de travail trop longues ou trop d’incertitude et de stress. Dans ce sens, le choix de tronquer à droite les sorties vers l’inactivité nous amène probablement à sous-estimer le taux de sortie des femmes associé aux difficultés de leur expérience de travailleuse autonome. Le choix contraire de considérer toutes les transitions vers l’inactivité comme des échecs des expériences de travail autonome des femmes entraînerait par contre une surestimation de leur importance. Nous avons jugé que le premier type d’inconvénients était le moindre.

L’amélioration du modèle de la pérennité du travail autonome passe par une évaluation plus précise des solutions de rechange pour les travailleurs autonomes sur leur marché du travail respectif et par une appréciation directe de leurs aspirations occupationnelles ou de leurs ancres de carrière (Hamilton, 2000 ; Hundley, 2001). Des mesures plus adéquates de l’importance des ressources financières du travailleur autonome et de la pertinence de son capital humain spécifique (type de formation, nature de l’expérience antérieure) semblent aussi nécessaires pour mieux apprécier sa capacité à développer et à gérer efficacement son entreprise (Taylor, 1999). Enfin, l’influence du milieu familial par ses valeurs, son expertise de la gestion d’entreprise et la disponibilité de ses ressources financières doit déborder celle du conjoint ou de la conjointe pour inclure aussi celle des parents (Fairlie, 1999).