Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique
Volume 18, numéro 1, printemps 2017 Regard sur la relève : nouvelles avenues en recherche Sous la direction de Sandria P. Bouliane et Danick Trottier
Sommaire (7 articles)
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Éditorial
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La critique musicale d’Émile Vuillermoz autour de la Première Guerre mondiale : musique apolitique ?
Marie-Pier Leduc
p. 9–22
RésuméFR :
Durant la Première Guerre mondiale, le critique musical français Émile Vuillermoz a défendu la musique comme devant être autonome et apolitique. C’est au nom de cette conception esthétique qu’il a rejeté le nationalisme musical et l’union sacrée, mettant son discours au service d’une attitude tantôt patriotique, tantôt pacifiste et antimilitariste. Les mêmes thématiques esthétiques et politiques reviennent lorsqu’il écrit dans La Revue rhénane/Rheinische Blätter entre 1920 et 1924, mensuel bilingue de propagande qui, sous couvert de stimuler les échanges intellectuels et artistiques franco-rhénans, cherche à favoriser un rapprochement de la Rhénanie avec la France et ainsi fragiliser l’unité de l’Allemagne.
À travers le cas de Vuillermoz, cet article démontre que le discours préconisant l’apolitisme de la musique et la présentant comme un trait d’union entre les peuples n’est pas forcément apolitique, et peut être mis au service de différents projets politiques, parfois même contraires.
EN :
During World War i, the French music critic Émile Vuillermoz upheld the idea that music should be autonomous and apolitical. Drawing on this aesthetic claim, he rejected musical nationalism and the union sacrée. Depending on the circumstances, his discourse could therefore be suitable for a patriotic, pacifist or anti-militarist position. The same aesthetic and political issues reappeared between 1920 and 1924 when he wrote in La Revue rhénane/Rheinische Blätter, a bilingual monthly propaganda magazine which, under the guise of stimulating Franco-Rhenan intellectual and artistic exchanges, sought to bring the Rhineland closer to France and thus undermine Germany’s unity.
Through the case of Vuillermoz, this article argues that the discourse advocating the apoliticism of music and presenting it as a link between nations is not necessarily apolitical, and can serve different or even conflicting political projects.
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Women’s Musical Agency and Experiences in Vernon Lee’s Music and its Lovers
Kristin Franseen
p. 23–29
RésuméEN :
Among the case studies included in Vernon Lee’s last book, Music and its Lovers (1933) one finds an intriguing alliance between gender and the experience of listening to instrumental music. A respondent identified only as “The Suffragette” directly ties her feelings about music to her activism, noting that “I recognize in music some definite emotions pertaining to a crowd…the growl I have heard in crowds at suffrage meetings” and later writing about Brahms that “I think I can distinguish in music secondary sex attributes.” Lee notes that the Suffragette, while untrained in music, appears perceptive in linking instrumental music to her personal experiences.
While prior research on Music and its Lovers (Towheed 2010 and 2013; Mahoney 2015) has focused primarily on Lee’s sources and questionable scientific practices, this article examines the repertoire and accounts of listening submitted by some of Lee’s female participants. Although Lee’s respondents and ultimate theories of musical emotion cut across gender, her lengthy excerpts from her own experiments center women’s experiences as listeners with valuable observations into the musical experience. In collecting case studies from within her own social circle of women artists and intellectuals, Lee preserved an important archive of early twentieth-century women’s thoughts about specific types of music, especially when it comes to composers traditionally associated with masculinity (Brahms and Beethoven) and sexuality (Tchaikovsky and Wagner).
FR :
Parmi les cas d’étude inclus dans le dernier ouvrage de Vernon Lee, Music and its Lovers (1933), on retrouve une relation intrigante entre le genre et l’expérience d’écoute de la musique instrumentale. Une répondante identifiée simplement comme « la Suffragette » rattache directement ses sentiments au sujet de la musique à son activisme, s’exprimant ainsi : « Je reconnais dans la musique certaines émotions précises évoquant une foule… le grognement que j’ai entendu dans les foules lors de rencontres des suffragettes ». Elle en vient éventuellement à écrire, au sujet de Brahms, « Je crois que je distingue dans la musique des attributs sexuels secondaires. » Lee écrit que la Suffragette, bien que néophyte en musique, fait preuve de vision en rattachant la musique à ses propres expériences personnelles.
Tandis que les recherches antérieures portant sur Music and its Lovers (Towheed 2010 et 2013 ; Mahoney 2015) se sont essentiellement concentrées sur les sources de Lee et sur des pratiques scientifiques questionnables, cet article examine le répertoire et les récits d’écoute qui, dans les études de cas de Lee, sont formulées par des femmes. Bien que les répondants de Lee et ses ultimes théories sur l’émotion musicale outrepassent les barrières du genre, les longs extraits relatifs à ses propres expériences accordent une dimension centrale à l’expérience des femmes en tant qu’auditrices dont les observations sont valables dans l’expérience musicale. En recueillant des études de cas dans son cercle social de femmes artistes et intellectuelles, Lee a mis en place une archive importante témoignant de la pensée des femmes au début du vingtième siècle sur des types de musique spécifiques, tout particulièrement en ce qui concerne les compositeurs traditionnellement associés à la masculinité (Brahms et Beethoven) et à la sexualité (Tchaïkovski et Wagner).
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Femmes et jazz dans le Québec de l’entre-deux-guerres : entre le récit historique, les archives et le passé
Vanessa Blais-Tremblay
p. 31–39
RésuméFR :
Cet article porte sur les rôles que les femmes ont joué dans le développement d’une scène jazz à Montréal. Les archives témoignent de l’importance des pianistes Vera Guilaroff et Ilene Bourne, de l’enseignante de piano Daisy Peterson Sweeney, des enseignantes de danse Olga Spencer Foderingham et Ethel Bruneau, ainsi que des danseuses de variétés dans le développement de la plus grande scène jazz du Canada au cours de la première moitié du xxe siècle. Cet article contextualise la présence des femmes dans ces espaces performantiels précis (le piano, l’enseignement, la danse) et explore les processus historiographiques liés à leur exclusion des récits historiques.
EN :
This article contextualizes some of the roles that women played in Montreal’s interwar jazz scene. The archives testify to the importance of pianists such as Vera Guilaroff and Ilene Bourne, piano teacher Daisy Peterson Sweeney, dance teachers Olga Spencer Foderingham and Ethel Bruneau, as well as black women performers on the variety stage in the development of Canada’s most thriving jazz scene in the first half of the twentieth century. This article explains why women were drawn to these particular performance spaces (piano, teaching, theatrical dance) and documents the historiographical processes that have led to their marginalization from the historical record.
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Bilan et perspectives sur la situation des compositrices au Québec : vers un décloisonnement des identités
Vicky Tremblay
p. 41–49
RésuméFR :
Dans le domaine de la création musicale au Québec, les compositrices sont toujours moins nombreuses que les compositeurs. Si le métier de compositeur a du mal à être reconnu dans la société québécoise, les compositrices sont doublement marginalisées. Nombre d’entre elles témoignent des défis auxquels elles doivent faire face lorsqu’il est question de s’intégrer au milieu musical, et plusieurs musicologues ont tenté de mieux saisir — pour éventuellement résoudre — les problématiques particulières aux femmes dans le domaine de la composition.
Cet article présente une conjonction entre les recherches sur les compositrices québécoises et des ouvrages aux fondements de la musicologie féministe aux États-Unis. Il discute de certaines problématiques communes aux compositrices de musique occidentale de tradition classique, pour finalement observer la fluidité des pratiques de certaines compositrices québécoises, qui inscrivent leurs démarches de création en dehors des « binarismes ».
Au fil du temps, les femmes ont été marginalisées au sein des institutions dédiées à la musique de création. Ignorées par les critiques et rejetées par les programmes d’enseignement, elles ont longtemps été en réaction à cette marginalisation. Le rôle des institutions d’enseignement actuelles serait donc d’offrir un enseignement critique du canon musical tel qu’enseigné traditionnellement, pour mieux réintégrer ceux et celles qui en ont été rejetés.
Si une ouverture se crée depuis quelques années vers des pratiques plus fluides, un décloisonnement de l’identité de compositrice et de compositeur s’observe déjà chez certaines compositrices qui éloignent leurs pratiques des « binarismes », notamment avec Danielle Palardy Roger, Diane Labrosse et Joane Hétu — pionnières du courant actualiste —, mais aussi avec des compositrices telles que Nicole Lizée et Katia Makdissi-Warren.
EN :
In the field of composition in Quebec, women composers are still less numerous than men composers. While the profession of composer has difficulty being recognized in Quebec society, women composers are twice as marginalized. Many of give evidence to the challenges they face when it comes to integrating into the musical community, and several musicologists have tried to better understand—and eventually solve—the problems specific to women in the field of composition.
This article presents a conjunction between research on Quebec female composers and works on the foundations of feminist musicology in the United States. It discusses some of the issues common to Western female composers of classical tradition, and finally observes the fluidity of the practices of some Quebec composers, who place their creative approaches outside the “binaries”.
Over time, women have been marginalized within institutions dedicated to creative music. Ignored by critics and rejected by educational programs, they have long been in reaction to this marginalization. The role of current educational institutions would therefore be to offer critical teaching of the musical canon as traditionally taught, in order to better reintegrate those who have been rejected.
While an opening has been created in recent years towards more fluid practices, a decompartmentalization of the identity of the composer can already be observed in some composers who are moving away from “binaries”, particularly with Danielle Palardy Roger, Diane Labrosse and Joane Hétu - pioneers of the “musique actuelle”- but also with composers such as Nicole Lizée and Katia Makdissi-Warren.
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Cool Control, Occam, and Océan: The Radigue and Bozzini Game
Emanuelle Majeau-Bettez
p. 51–66
RésuméEN :
This article analyzes the dynamics of the new and current collaboration between the Montreal-based Bozzini String Quartet and female electronic music pioneer Éliane Radigue. Starting in the late 1960s, Radigue’s electronic music career has been characterized by seemingly unchanging hour-long pieces in which organic micro oscillations between pitches replace traditional rhythm. Since 2001, Radigue has turned to working with instrumentalists, using an “intuitive-instinctive compositional process” akin to “oral transmission of ancient traditional music” (Sonami 2017). While the few academics that have shown interest in Radigue’s instrumental music have focussed their attention on the oral aspects of her compositions, this paper seeks to move beyond non-written formal parameters of her music, and explore the ways in which the actual sound of a Radigue piece generates radically new understandings of performance and composition. Drawing on field notes and recordings of the Bozzini rehearsals at Radigue’s apartment on July 2017, as well as on the author’s correspondence with Radigue and the quartet, this paper highlights moments of strong emotional response to, or caused by, Radigue’s sound. Affective reactions on both Radigue’s and the quartet’s side reveal points of tension between different assumptions regarding collective creation, and completely reorient what it means to own, to transmit, to perform and to compose music. Spectrograms and recordings of the Bozzini’s attempts to create a Radigue sound will be used to further analyze these points of tension, and will reveal that in order to successfully play a Radigue instrumental piece, the Bozzinis need to reproduce every element of Radigue’s previous electronic music—the string quartet needs to “become” Radigue’s electronic instrument.
FR :
Cet article analyse la nouvelle collaboration entre la compositrice et pionnière de musique électronique, Éliane Radigue, et le Quatuor Bozzini. Débutant vers la fin des années 1960, la carrière d’Éliane Radigue se caractérise par de très longues oeuvres de musique électronique qui semblent de prime abord ne pas changer, et dans lesquelles les micro-oscillations naturelles entre les hauteurs remplacent la rythmique traditionnelle. Depuis 2001, Radigue ne travaille plus qu’avec des instrumentistes et utilise un « processus de composition intuitif » semblable à la « transmission orale de musiques traditionnelles anciennes » (Sonami 2017). Alors que les quelques intellectuels qui ont fait montre d’intérêt envers la musique de Radigue ont concentré leur attention sur l’aspect oral de ses compositions, cet article cherche ici à amener l’analyse au-delà des paramètres formels « non-écrits » de sa musique afin d’explorer comment la sonorité d’une pièce de Radigue génère de nouvelles manières de concevoir la performance et la composition. Les notes d’observation de l’auteure, la correspondance entre l’auteure, la compositrice et le quatuor, et les enregistrements des rencontres entre les Bozzini et Radigue seront utilisés pour retracer les moments de grande réaction émotionnelle causés par la sonorité très particulière que demande la musique de Radigue. Ces réactions affectives du côté de Radigue et du quatuor révèlent des points de tension entre différentes conceptions de la création collective, et réorientent complètement ce que cela signifie que de posséder, transmettre, interpréter et composer de la musique. Des spectrogrammes et des enregistrements des tentatives entreprises par les Bozzini seront utilisés dans l’étude de ces points de tension, et démontreront qu’afin de pouvoir jouer avec succès une pièce instrumentale de Radigue, les Bozzini doivent reproduire chaque élément des pièces électroniques de la compositrice; le quatuor à cordes doit se « transformer » en un étrange instrument.
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« Rip It Up and Start Again » : reconfigurations de l’audible sous le régime esthétique des arts
Daniel Frappier
p. 67–80
RésuméFR :
Ce texte propose de repenser l’intégration du bruit en musique, un phénomène trop souvent confiné aux seuls xxe et xxie siècles, à partir des réflexions de Jacques Rancière sur ce qu’il nomme le « régime esthétique » : révolution dans les manières de penser et de sentir qui, propulsée par le romantisme et toujours en cours, dérègle les conceptions de la société et de l’art héritées de la Grèce antique. En matière de création et d’appréciation des oeuvres, l’ère nouvelle se caractérise par un recul de l’idéal classique de l’éloquence, de la forme animée par un contenu à transmettre, au profit du modèle de la « parole muette », de la signification qui échappe au contrôle du maître. Cette dernière, explique Rancière, peut être pensée de deux façons. Comme immanence du logos dans le pathos, elle est le pouvoir expressif des choses muettes elles-mêmes : la signification ou la poésie secrètes des détails sans importance, offertes à qui sait regarder. Comme immanence du pathos dans le logos, à l’inverse, elle est la part de non-sens qui se cache derrière le discours le plus rigoureusement articulé comme dans toute autre construction rationnelle : puissance obscure à laquelle les artistes métaphysiciens ou psychanalystes tentent, tant bien que mal, de donner corps. Si la parole muette et ses deux formes contradictoires peuvent déloger l’éloquence comme principe de la création, c’est parce que le régime esthétique est tout déployé autour de l’idée de l’égalité des contraires : du noble et du vulgaire, de l’actif et du passif, du conscient et de l’inconscient etc. En prenant appui sur ces réflexions, donc, ce texte propose de retracer quelques-uns des discours et des pratiques qui, du romantisme à aujourd’hui, brouillent les frontières entre le sens et le non-sens, l’art et le non-art, la musique et le bruit.
EN :
This paper proposes to rethink the integration of noise in music, a phenomenon too often confined in the borders of the twentieth and twenty-first centuries, under the light of Jacques Rancière’s reflections on what he calls the “aesthetic regime”: a revolution in the ways of thinking and feeling which, propelled by Romanticism and still ongoing, disrupts the conceptualizations of society and culture inherited from ancient Greece. In terms of artistic creation and appreciation, the new era is characterized by a decline of the classic ideal of eloquence, of the form entirely guided by a content to be transmitted, for the benefit of the more ambiguous model of the “mute speech”, of the signification that is beyond any master’s control. The latter, Rancière explains, can be interpreted in two ways. As the immanence of logos in pathos, it is the expressive power of mute things themselves: the secret signification or poetry of unimportant details, accessible to anyone who knows how to look properly. As the immanence of pathos in logos, inversely, it is the share of nonsense hiding behind the most rigorously articulated speech just as in any other rational construction: an obscure force to which the poet-psychoanalyst or metaphysician tries, somehow, to give voice and body. If the mute speech and its two contradictory forms come to oust the old eloquence as the principle of artistic creation, it is because the whole aesthetic regime revolves around the idea of a radical identity between all opposites: the noble and the vulgar, the active and the passive, the conscious and the unconscious, etc. So, building on these reflections, this paper proposes to retrace some of the practices and discourses which, since Romanticism and up to this day, blur the lines between sense and nonsense, art and non-art, music and noise.