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L’ouvrage de Sébastien Stenger cherche à comprendre les ressorts sur lesquels se fonde l’engagement au travail des auditeurs des « Big Four » (EY, Deloitte, PWC et KPMG), en dépit d’horaires de travail quasiment sans limite, d’évaluations permanentes et de frustrations fréquentes que l’exercice de ce métier semble générer. L’analyse des trajectoires identitaires des auditeurs s’articule autour de trois axes principaux : le système up or out (ascension ou sortie, en français) et ses conséquences, la compétition interne et l’éthos agonistique des auditeurs, et la reconfiguration du rapport au travail au fil de la carrière.
Le système « up or out » et ses conséquences
Les cabinets d’audit sont organisés de manière extrêmement hiérarchique, et chaque année se présente l’opportunité pour un auditeur de passer au grade supérieur. À l’issue de chaque mission auprès d’un client, les auditeurs sont évalués par leur supérieur hiérarchique, puis notés et, enfin, classés par rapport à leurs pairs une fois par an (au mois de mai). Ce processus d’évaluation est socialement construit car, en vertu de l’activité d’audit, il n’existe pas de « mesure objective de performance » : les auditeurs sont plus ou moins défendus par leur(s) supérieur(s) hiérarchique(s) lors du comité d’évaluation, puis répartis selon une courbe de Gauss (p. 48).
Ce processus d’évaluation a des conséquences directes sur la carrière des auditeurs. Tout d’abord, le classement détermine les passages au grade supérieur et le niveau des primes offertes aux auditeurs (up). Il décide également de ceux qui ne sont pas promus, ce qui généralement « invite » à la sortie (out) : « Redoubler, ça veut dire partir, ça veut dire : ‘S’il vous plaît, partez’. » (p. 53). Enfin, le processus d’évaluation encourage les auditeurs à être entrepreneurs de leur réputation au sein du cabinet. À ce sujet, l’enquête identifie trois mécanismes à l’oeuvre dans la (dé-)construction de la réputation : des caractéristiques exogènes (diplômes, maternité), des alliances internes entre auditeurs, et l’existence de cercles vicieux et vertueux de réputation, qui se construisent dès les premières missions.
Le système up or out introduit également un rapport ambigu et clivant à la technicité du métier d’auditeur : dans l’enquête, les auditeurs tendent à se rapprocher de deux pôles bien différents. D’un côté, le « schème pragmatique » consiste pour l’individu à se rendre visible et efficace dans une mission, y compris en acceptant des opérations imparfaites ou incomplètes (le « floutage », p. 86), destinées à éviter le ‘sur-audit’; le « schème technique », quant à lui, s’appuie fortement sur la doctrine réglementaire et comptable, envisageant la technique comme un absolu à atteindre pour l’auditeur. Si les discours de l’organisation insistent sur une maîtrise rigoureuse de la technique lors des premières années de carrière, celle-ci s’estompe rapidement au profit de comportements pragmatiques, davantage promus. Ce phénomène se manifeste par l’existence de deux catégories informelles au sein des cabinets : « Les ‘gris’ désignaient les auditeurs techniquement bons, qui font le travail d’audit dans l’ombre sans être reconnu et qui ne savent pas gérer leur réputation ni travailler leur visibilité. Les ‘roses’ au contraire sont les auditeurs à l’aise dans le cabinet, entrepreneurs de leur réputation et de leurs relations, qui ‘se font voir’ et obtiennent les promotions et les meilleures missions. » (p. 91-92). Les « gris » sont alors plus enclins à quitter le cabinet (p. 88).
L’éthos agonistique ou l’obsession de la compétition
Au-delà des justifications traditionnelles à l’engagement dans un cabinet d’audit (caractère formateur du métier, niveau de rémunération, expérience bénéfique pour la carrière ultérieure), l’enquête de Sébastien Stenger montre que le système up or out génère une compétition interne que les auditeurs valorisent pour elle-même. La compétition devient un objectif en soi et l’emporte sur le contenu et les conditions du travail, car elle permet de fonder l’estime de soi et constitue un signe d’appartenance à une élite économique. L’expérience est choisie moins par rapport au métier que par attirance pour l’idée élitiste de compétition qui assurerait la supériorité du groupe. L’appartenance au groupe est ainsi définie, non par le métier, mais par la soumission à un dispositif compétitif exigeant. Ainsi, l’expérience du cabinet a une fonction de distinction et d’auto-affirmation qui donne aux individus le sentiment d’appartenir à une élite sélective. C’est ce qui fonde l’éthos agonistique (p. 182) des auditeurs. De même, la difficulté de l’expérience de travail est fortement valorisée : la capacité à résister au stress, à la fatigue, à une charge de travail très importante sont sources de plaintes, mais contribuent à définir le prestige de l’auditeur. Dans ce contexte, « être débordé » devient un signe de supériorité sociale, « être une machine » un compliment. Bien souvent, la résistance aux cadences infernales s’auto-renforce au sein du cabinet : « Les auditeurs les plus endurants et les plus acharnés sont repérés (…) et peuvent se voir confier des missions et responsabilités supplémentaires » (p. 140-141).
La reconfiguration du rapport au travail
La compétition générée par le système up or out détermine certes des gagnants, mais aussi des perdants. Certains auditeurs voient leurs chances de promotion se réduire au fur et à mesure de leur présence dans le cabinet. La manière de vivre cette situation éclaire d’un autre jour les ressorts de l’engagement des auditeurs. S’inspirant de travaux antérieurs, l’enquête distingue trois profils : le jobard, l’intégré-distancié et le forfait. Le jobard désigne l’auditeur pour qui la fin des chances de promotion est vécue comme une humiliation, son estime de soi dépendant fortement de la position dans le cabinet. L’intégré-distancié qualifie, en revanche, l’auditeur pour qui le départ du cabinet n’est pas vécu comme un échec, car il n’ébranle pas les fondements de l’existence personnelle. Pour celui-ci, des espaces alternatifs lui permettent de définir son identité indépendamment du cabinet et bien souvent, l’entourage familial constitue une précieuse ressource pour l’auditeur. Dans le troisième profil, l’auditeur se met subitement en retrait de la compétition (forfait, abandon). Cela arrive fréquemment par épuisement professionnel ou burn-out, mais également à la faveur d’un évènement (un décès, ou une naissance, par exemple) qui remet brutalement en question le sens de l’engagement.
L’un des principaux intérêts de cet ouvrage se trouve dans la qualité du matériel empirique recueilli sur le terrain, en particulier les nombreux verbatims restitués. Ces témoignages inédits d’une cinquantaine d’auditeurs (qu’ils soient en poste ou sortis du cabinet, à tous les niveaux de l’organisation) sont le fruit d’un intense travail de terrain pour lequel Sébastien Stenger a notamment expérimenté une méthodologie d’observation participante à couvert. Par ce biais, le chercheur semble avoir gagné un accès privilégié aux confidences et aux échanges entre auditeurs. Les extraits sont précis, souvent crus, drôles ou grinçants, mais toujours pertinents : ils éclairent le lecteur sur les trajectoires de carrière des auditeurs, leurs motivations, la vie quotidienne et l’organisation du travail dans les cabinets, et rendent la lecture de l’ouvrage particulièrement incarnée, dynamique et même distrayante.
Le rapprochement entre l’expérience en cabinet et la compétition (par exemple sportive) est séduisant au premier abord. Toutefois, deux conditions de la compétition telle que définie dans l’ouvrage (un espace délimité et une durée bornée) semblent quelque peu en décalage avec les éléments du terrain. L’ouvrage regorge d’extraits montrant que l’espace de la compétition est multiple : au bureau, dans les entreprises auditées, mais aussi au restaurant ou dans les bars lors des fêtes ou sorties entre collègues et hiérarchiques. Deuxièmement, la durée de la compétition apparaît effectivement bornée, mais à la totalité de l’exercice comptable, soit du 1er janvier au 31 décembre ! Qui plus est, durant cette période, les rythmes de travail sont très élevés et intenses (jusqu’à 15-16h par jour, plus certains week-ends). Dans cette perspective, la compétition se manifeste surtout par sa permanence et son ubiquité. On est alors en droit de se demander si les auditeurs qu’a étudiés Sébastien Stenger se trouvent effectivement en compétition, ou plutôt en concurrence, voire en rivalité.
Finalement, alors que se développe une littérature de plus en plus riche sur les « contradictions » ou « paradoxes » inhérents à l’activité managériale, cet ouvrage illustre à quel point les cabinets d’audit sont traversés par des logiques contradictoires : le système up or out suscite des tensions permanentes entre compétition et coopération entre auditeurs, le métier est constamment polarisé entre technique et politique, tandis que la posture de l’auditeur vis-à-vis des clients oscille entre l’indépendance de la certification des comptes et le besoin de soutenir une relation commerciale. Bien souvent, les crises d’identité des auditeurs intervenant au cours de carrière proviennent de l’une de ces nombreuses contradictions.