Corps de l’article
Ce volume, résultat du travail d’un collectif de 16 auteurs, dont la plupart proviennent de diverses universités canadiennes et européennes, est dirigé par Doucet et Viviers. D’entrée de jeu, ces derniers se réfèrent à l’expression « métiers relationnels » qu’ils définissent de la façon suivante : « une activité transdisciplinaire d’aide ou d’accompagnement de personnes en situation de vulnérabilité, que ce soit au travers de transactions adaptatives, émancipatrices ou encore d’une quête de sens » (p. 1). À l’origine du projet, des préoccupations sur le contexte actuel des institutions induisant de profondes mutations dans les conditions d’exercice des professions des soins et de l’aide sociale. Ces mutations sont en lien avec les principes de la Nouvelle gestion publique (NGP) empruntés au secteur privé, à savoir, une « recherche d’efficience et de productivité, fixation sur le mesurable et sur la reddition de comptes instrumentés » (p. 2). Ces mutations ayant un impact significatif sur le sens attribué au travail génèrent de la dissonance cognitive se traduisant par un malaise professionnel, une « souffrance identitaire de métier ». Cette dissonance cognitive résulte de « l’existence d’un écart entre le travail réel des professionnels et les prescriptions organisationnelles ». Les impératifs managériaux encadrant leur travail mettent à mal le sens attribué par les professionnels de la relation d’aide à leur activité, ainsi que la représentation du travail bien fait et du plaisir qui lui est associé. Au coeur de cette problématique, il y a cette donne : pour les professionnels de la relation d’aide, leur outil de travail, c’est eux, profession et personnalité étant étroitement liées. En plus de leur engagement personnel « envers » leur travail, le praticien s’engage « dans » un travail sur lui-même. Les nouvelles contraintes organisationnelles viennent bloquer la réalisation de soi dans le travail (cf. l’« activité empêchée » de Clot). Par ailleurs, certains éléments du métier de la relation d’aide cadrent difficilement avec les principes de la NGP, notamment la nécessaire et constante adaptation de la relation d’aide au client et à sa situation, l’importance de la collaboration de ce dernier, sans oublier que les résultats s’inscrivent dans la durée. Ce volume se veut une démarche de réflexion portant sur les « nouvelles conduites et les nouvelles épreuves du travail » des acteurs oeuvrant dans des métiers relationnels et intervenant sur des problèmes sociaux et scolaires. Il comporte quatre parties : 1- logiques d’actions, contraintes et potentialités des métiers relationnels contemporains; 2- tensions dans les orientations professionnelles et théoriques; 3- subjectivité et métier au travail; et 4- mouvance du social et du politique et les transformations des pratiques.
La première partie s’ouvre avec le texte de Doucet s’interrogeant sur la manière dont les praticiens pensent et parlent de leur métier à partir de l’analyse de leur activité (cognitive, affective et sociale) et de leur langage en milieu de travail. Son objectif est de repérer « une marge de jeu implicite » et « une grammaire du métier » en référence au processus de recomposition du prescrit par les praticiens. Doucet identifie trois strates de l’implicite permettant au praticien de « se faire un tête » : niveau pratique, niveau de langage intérieur et impensé social. Le texte suivant est celui de Ravon qui, considérant pas possible de définir a priori le travail de relation d’aide, conclut qu’il n’y a pas de « bonnes pratiques », mais plutôt des « pratiques acceptables. En dernier lieu, le texte de Demailly propose le terme « agencements symboliques de mobilisation professionnelle », au lieu du concept de culture de métier ou d’identité professionnelle. Selon elle, ces agencements (cf. « systèmes de représentations et de croyances ») ne sont plus en mesure de permettre aux praticiens de s’adapter efficacement. C’est par le biais des marges de manoeuvre dégagées à partir des normes organisationnelles qu’ils peuvent mettre en place des stratégies de luttes « contre-offensives » en vue de conserver une certaine autonomie dans leur travail.
Les deux textes de la deuxième partie portent spécifiquement sur les orientations théoriques et professionnelles des psychologues et des conseillers d’orientation. Après avoir présenté succinctement la richesse et l’apport respectif des approches en psychologie, le texte de James, Moreau et Larose-Hébert met en évidence, en se basant sur des données provenant de l’Ordre des psychologues du Québec, une tendance lourde des psychologues cliniciens à déclarer que leur pratique s’inscrit à l’intérieur de l’approche cognitive-comportementale. Cette approche se caractérise entre autres par une intervention ciblée sur un comportement précis sur la base d’un nombre limité de rencontres avec les clients. Les auteurs soulignent que cette approche est davantage privilégiée notamment parce qu’elle peut faire plus facilement l’objet de recherches empiriques probantes (cf. modèle médical). Cette d’approche serait privilégiée dans les institutions, car elle présenterait l’avantage de mieux répondre aux contraintes imposées par la NGP. Quant au texte de Viviers et Dionne, il est question des transformations apportées à la profession de conseiller d’orientation en milieu scolaire au Québec, en portant une attention particulière à l’aspect relationnel de leur travail. Les auteurs décrivent comment cette profession est constamment affectée par des réorganisations des services publics québécois, ainsi que par les tensions générées dans leur quotidien au travail.
Les trois textes de la troisième partie portent sur la dimension subjective de la relation d’aide. D’abord, le texte de Dionne et Viviers dans lequel ils poursuivent leur réflexion sur le travail des conseillers d’orientation québécois à l’aide d’une expérience menée avec la perspective de la clinique de l’activité de Clot. Ils indiquent « une certaine dévitalisation » du métier en lien avec la « rationalisation des ressources, de la pression du temps, et de l’ajout de tâches administratives » empêchant la relation d’aide aux élèves, activité désirée et grandement satisfaisante. Suit le texte de Périlleux dont les recherches et l’expérience mettent de l’avant la présence de contradictions pouvant générer des résistances au travail. L’auteur discute plus précisément deux éléments : « l’injustice dans les équipes de travail » (cf. luttes pour faire sa place) et « l’inconsistance du cadre institutionnel ». Finalement, le texte de Doucet et Dubois traite des prescriptions institutionnelles (ex. : imposition d’approches thérapeutiques), des normes organisationnelles (ex. : réduction du temps consacré à la relation d’aide), des nouvelles représentations du métier, de la transformation du patient en client (cf. consumérisme) en lien avec les « subjectivités blessées » des praticiens. Comme le mentionne l’un des participants de leur étude : « Le clinicien ne peut pas être le fonctionnaire de la théorie de quelqu’un d’autre » [en référence ici aux gestionnaires]. Ayant dégagé comme « règle centrale » l’engagement du praticien dans le travail et envers son travail, les auteurs proposent une ébauche d’une typologie de l’engagement.
Les textes de la quatrième partie abordent l’influence de la mouvance du social et du politique sur les pratiques de ces métiers. Le texte de Thifault décrit le parcours clinique sur 25 ans d’une patiente suivie par une équipe multidisciplinaire pour des troubles psychiques. Ce qui l’amène à s’interroger sur l’absence de l’importance de la préservation du tissu social des patients à l’intérieur des politiques en santé mentale. Quant au texte de Khabbache, Candau, Luigi et Ramouz, suite à un concours de circonstances, à savoir le renvoi des deux psychiatres d’une organisation d’aide aux patients atteints de troubles psychiatriques, ceux-ci ont délaissé le questionnement prévu sur l’autonomisation du personnel de service pour observer plutôt l’autonomisation des patients (self-empowerment). Ici, le patient psychiatrique devient son propre thérapeute. Leur conclusion est à l’effet que l’approche dite fonctionnelle (thérapie par les pairs) est supérieure à l’approche dite optimale des psychiatres (praticiens de la relation d’aide) pour des patients atteints de troubles mentaux. Ils justifient leur affirmation par l’argument suivant :
Par ailleurs, le parcours de soin optimal qui exige la présence d’un support (psychotropes et psychiatres) prend la forme d’un itinéraire unique, uni-dimensionnel, jalonné d’étapes, de stades, d’une manière progressive et linéaire [n.s.] pour atteindre l’amélioration psychique prévue. (..) En outre, la thérapie reste dans ce cas décontextualisé de la réalité de ces patients » (p. 183).
Ce discours vient se poser à contre-courant des huit chapitres précédents du volume qui ont tous insisté sur le fait que le travail des praticiens implique une démarche et une réflexion constante à la fois sur le travail sur soi et sur le travail avec l’autre. Sans vouloir nier ici la place de la thérapie par les pairs comme outil d’intervention, il est surprenant que ce texte « dévalorise », de façon plutôt gratuite, le travail des praticiens, surtout dans un ouvrage qui leur est consacré. Personnellement, la présence de ces deux chapitres m’apparaît très discutable compte tenu qu’ils ne permettent pas de réfléchir sur les métiers de relation d’aide. Heureusement, toutefois, le dernier texte, celui de Chambon, clôt cette quatrième et dernière partie du volume en abordant une problématique en émergence, à savoir la dimension politique de la relation d’aide auprès de migrants précaires. Cet auteur expose son questionnement sur la nature de la souffrance psychique et la difficulté du rôle des praticiens, compte tenu du cumul des vulnérabilités psychiques, sociales et administratives des migrants précaires. Bien que cette situation soit très présente en France, elle se retrouve également d’autres pays européens et nord-américains.
En conclusion, ce volume est essentiel car, à travers les recherches et les expériences des collaborateurs, ceux-ci décrivent avec justesse la difficulté et la complexité auxquelles les praticiens doivent faire face dans leur travail. Ces derniers se sentiront non seulement reconnus, mais également compris dans leur expérience vécue au travail, que ce soit au niveau de la souffrance ou encore des stratégies mises place pour tenter de surmonter les obstacles auxquels ils doivent faire face dans leur métier au quotidien. Ce volume est également essentiel pour les gestionnaires oeuvrant dans les institutions et pour ceux qui établissent les politiques publiques.