![Couverture représentant la thématique Arts littéraires et reterritorialisations textuelles](/fr/revues/etudlitt/2024-v53-n3-etudlitt09730/coverpage.jpg 135w)
Volume 43, numéro 3, automne 2012 Lectures sociocritiques du théâtre Sous la direction de Olivier Bara
Sommaire (10 articles)
Études
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Politique de la merveille : Le Charlatan ou le Docteur Sacroton (1780) de Mercier, préfiguration de la première société du spectacle
Martial Poirson
p. 23–39
RésuméFR :
Le Charlatan ou le Docteur Sacroton (1780) de Louis-Sébastien Mercier est propice à l’analyse d’une sorte de « première société du spectacle ». La comédie-parade interroge, par cette figure éminemment théâtrale, la civilisation du simulacre qui éclot au coeur du Siècle des Lumières. Le personnage du bonimenteur surjoue le rapport à l’illusion théâtrale, multiplie les effets d’ostentation spectaculaire et suggère l’existence d’une relation désintermédiée entre orateur et auditeur. En tant que figure de comédien, mais également du tribun, susceptible de haranguer les foules et d’anticiper sur les effets de réception, il apparaît comme un procédé commode d’« artification », susceptible de porter le doute sur l’espace public structuré par la représentation. Mercier met ainsi en place une véritable politique de la merveille : au-delà de la satire du charlatan et des croyances populaires, la plaisante évocation de cette parole susceptible de donner vie, à la manière du mystère de l’Eucharistie, lui permet non seulement de sublimer l’efficacité symbolique du dispositif théâtralisé, mais encore d’entacher l’autodétermination et la conscience critique du public dont il vient pourtant de glorifier la capacité de jugement. Il s’agit de proposer une analyse dramaturgique précise de l’économie des affects et de l’anthropologie de l’attention qui s’y jouent.
EN :
Louis-Sébastien Mercier’s 1780 Le Charlatan ou le Docteur Sacroton lends itself to an analysis of what would become a society craving entertainment. Through an eminently theatrical character, this comedy delves on the nascent culture of the simulacrum prevalent in the Age of Enlightenment. The ballyhooer character exaggerates the theatrical illusions, overdoes the spectacular ostentatious effects and suggests a direct relationship between the orator and the listener. Both as a comedian and in his role as a public orator able to work crowds and anticipate their reactions, this character comes across as a convenient form of “artification”, one that may cause doubt about the public space structured by the play. Thus, Mercier establishes a true policy of the wondrous. Beyond the quack’s satire and popular beliefs, his words may give life, akin to the mysteries of the Eucharist. Not only can he then sublimate the symbolic effectiveness of the stage process, he can also cast a shadow upon the self-determination and critical minds of an audience whose thinking abilities he just glorified. The goal here is to put forth a precise dramaturgical analysis of the limited affects and the anthropology of attention that prevail.
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Sylla d’Étienne Jouy, ou « le lendemain de Waterloo » : régimes tragiques de symbolisation de l’histoire
Maurizio Melai
p. 41–56
RésuméFR :
À partir d’un cas spécifique, celui de Sylla, pièce d’Étienne Jouy créée en 1821, cet article se propose d’analyser les modalités ou régimes de symbolisation de l’histoire qui permettent à la tragédie de la Restauration de contourner la censure et de transposer au théâtre de l'actualité sociocritique. Sylla constitue un exemple parfait non seulement de « textualisation » du présent collectif, mais aussi de sa « théâtralisation » à travers le recours à l’histoire : tous les moyens d’expression verbaux et non verbaux dont dispose l’art théâtral sont utilisés pour favoriser l’identification entre le personnage de l’histoire antique et Napoléon, dans le but de réhabiliter, de sublimer et de mythifier la figure de l’empereur des Français. Cet article a donc l’objectif de montrer à la fois comment la réalité sociopolitique s’inscrit dans un ouvrage dramatique tel que Sylla et comment à son tour le spectacle théâtral agit sur la société et sur l’imaginaire du public, contribuant à l’élaboration du mythe napoléonien. Le repérage de trois différents régimes tragiques de symbolisation de l’histoire – allusif, emblématique et mythographique – utilisés pour rapprocher l’antiquité de la contemporanéité, vise à inscrire notre analyse dans une démarche sociocritique potentiellement applicable à d’autres pièces théâtrales et à leurs contextes et cotextes spécifiques.
EN :
Based on the specifics of Étienne Jouy’s Sylla, a play premiered in 1821, this essay looks into the modalities or systems behind the symbolisation of History that allow Restoration-era tragedies to bypass censorship and stage socio-political events of the day. Sylla embodies not only the perfect “textualisation” of such events but also their “staging” through historical references: all verbal and other means of expression available to the theater are called on to associate Napoleon with his antique alter ego, with the goal of restoring, sublimating and building a myth upon the persona of the French emperor. Therefore, this essay seeks to illustrate how socio-political reality winds its way into a drama such as Sylla and how, in turn, the drama impacts on society and the public’s imagination to help fuel the growth of the Napoleonic myth. Having identified the three systems – allusions, emblems and myths – behind the symbolisation of History and the overlapping of Antiquity with modernity, our analysis draws from a socio-critical approach that could well be used with other plays and their specific contextual and textual references.
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« La lâcheté n’est point un crime, le courage n’est pas une vertu » : défaillances de l’Histoire, défaillances du corps dans Lorenzaccio, Chatterton et Ruy Blas
Marjolaine Forest
p. 57–75
RésuméFR :
Intermédiaire essentiel des enjeux idéologiques, politiques ou esthétiques portés par une pièce, le corps s’agrège par là même aux diverses médiations d’une réflexion ayant pour objet la socialité au théâtre. Le corps en scène suscite un intérêt tout particulier dès lors qu’il s’agit de son traitement par le drame romantique, dont l’efficacité démonstrative est servie aussi par l’incarnation. Dans Lorenzaccio, Chatterton et Ruy Blas, cette efficacité repose notamment sur la conception et la représentation d’un protagoniste dont la présence scénique s’élabore sur le mode de la carence : on tentera ainsi de montrer que le corps de chacun de ces trois héros romantiques est le symbole d’une Histoire défaillante par le spectacle de sa défaillance même.
EN :
As an essential link with the ideological, political or aesthetical issues of a play, the human body melds with the various expressions of a reflection aimed at sociality in the world of theater. A body on stage raises a definite interest when the subject of romantic drama, which also relies on incarnation for demonstrative effectiveness. The success of Lorenzaccio, Chatterton and Ruy Blas relies among others on the construct and depiction of an interpreter whose stage presence is built upon weakness. This essay seeks to illustrate how the body of each of these three romantic characters symbolises historical failings through its own limitations.
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Le théâtre, la littérature et les valeurs marchandes. Une analyse sociocritique de Chatterton et de Ruy Blas entre hier et aujourd’hui
Stéphanie Loncle
p. 77–91
RésuméFR :
Chatterton (1835) et Ruy Blas (1838) proposent une réflexion sur la marchandisation des valeurs de l’art et de la politique au moment même où l’organisation marchande des activités théâtrales crée des tensions dans le monde des théâtres. Dans ces deux pièces, les personnages sont pris dans une relation marchande qui contraint leur action ou leur travail. Leurs discours produisent une compréhension (plus ou moins critique, plus ou moins cohérente) de cette situation qui concerne, en fait, une grande partie de la société de l’époque. Ces pièces offrent ainsi aux acteurs la possibilité de faire dialoguer leur personnage avec leur propre situation de travail (une performance scénique rémunérée dans un système théâtral en cours de libéralisation) et aux spectateurs, celle de s’interroger sur ce nouveau fait de société que constitue l’institutionnalisation du marché du travail.
EN :
Chatterton (1835) and Ruy Blas (1838) focus on the commercial worth of artistic and political values at a time when the marketability of stage works gave rise to tensions in the world of theater. Characters in both plays are stuck in a commercial conundrum that affects their actions or their work. Their words shed – variably critical and coherent – light on this, a challenge faced by most of society at the time. Both plays afford the actors an opportunity to confront their character to their actual working conditions (a paid stage performance in an increasingly liberal theatrical system). The audience too has the chance to ponder the new societal reality that is the institutionalisation of the workforce.
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Le théâtre symboliste : de la critique sociale et politique à l’utopie civique et théâtrale
Anne Pellois
p. 93–108
RésuméFR :
Le théâtre symboliste en France, au tournant des XIXe et XXe siècles, est la plupart du temps considéré comme un théâtre élitiste, peu enclin à prendre en compte la société qui l’entoure et les problématiques liées à l’utilité sociale du théâtre. Or, la représentation du social et la dimension civique du théâtre sont présentes par un double discours critique et projectif : au sein même des oeuvres, dont nous donnerons ici trois exemples, par l’entremise d’une mise en symbole et en allégorie du social, sous le signe de la réparation et de la compensation ; en leurs marges par l’élaboration d’un théâtre utopique, à venir, qui serait replacé au coeur de la cité sous le signe de la contagion ; sur la scène par une mise en questionnement des relations scène/salle.
EN :
Symbolist plays in France in the late 19th and early 20th centuries are generally viewed as elitist and removed from both the societal realities of the day and the issues surrounding the social use of theater. However, societal depiction and the civic side of theater transpire through a discourse that is critical and illustrative, as shown in the three examples used for this essay: within the plays themselves through a symbolic and allegorical representation of society, relying on the notions of reparation and compensation; in relation to the plays through the creation of a future theatrical utopia that would be at the core of the city, relying on the notion of contagion; and on stage through the questioning of the links between the stage and the audience.
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La scène espagnole contemporaine et le « suprathéâtre » d’Angélica Liddell : un défi pour la sociocritique ?
Cristina Vinuesa Muñoz
p. 109–124
RésuméFR :
Face à un contexte social incertain, de jeunes dramaturges espagnols contemporains cherchent à s’interroger sur l’Histoire et leur société à travers la remise en cause de la représentation. Certains auteurs font de leur création une performance analytique déconstruisant le fond (un contexte social mis en forme par un texte) par la forme (les signes non verbaux de la représentation) et vice versa. L’article analyse cette double posture au moyen de la pièce intitulée Perro muerto en tintorería: los fuertes (2007) d’Angélica Liddell (née en Espagne en 1966). Elle répond à la fois à cette tendance destructrice du code établi et à une réutilisation du théâtre dans sa dimension sociopolitique. Cette pièce complexe offre une relecture innovante et personnelle du Contrat social de Rousseau : Liddell saccage la scène et torture le texte, lui imposant un rythme sans cesse changeant. La sociocritique permet de mieux comprendre cette démarche suprathéâtrale en faisant du tout historique, pour reprendre la notion crosienne et les éléments qui la composent, un point de départ pour la réflexion.
EN :
Faced with an uncertain social context, today’s young Spanish playwrights are questioning History and their society by revisiting the process of staging. Some turn their plays into an analytical performance that deconstructs the subject (a social context structured by a text) through its expression (the non-verbal elements of the staging), and vice versa. This essay looks at this two-pronged approach using as an example a 2007 play by Angélica Liddell (born in Spain in 1966): Perro muerto en tintorería : los fuertes. In it, she heeds the tendency not only to destroy established processes but also reuse theater as a socio-political element. The play, a complex one, is a new and personal take on Rousseau’s Social Contract in which Liddell wrecks the stage and tortures the text, spinning it through ever-changing rhythms. Social critique sheds light on such a “supratheatrical” approach by using the historical whole (to call on a crosian notion and its underlying elements) as the starting point for thinking.
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Le bouffon, le zombie et l’idiot. Trois figures de la folie politique et sociale sur les scènes contemporaines
Mireille Losco-Lena
p. 125–137
RésuméFR :
L’article propose une approche sociocritique du comique dans le théâtre contemporain à travers l’examen de trois figures de la folie – politique et sociale – présentes dans un corpus de pièces écrites en Europe depuis une quinzaine d’années, et dessinant les contours d’un théâtre des fous à l’usage de notre temps. Ces trois figures, le « bouffon », le « zombie » et l’« idiot », mettent en lumière des problématiques différentes de la société occidentale contemporaine. Le bouffon, et plus particulièrement l’« ubuesque », est la figure du grand écart entre le pouvoir et l’indignité de celui qui l’exerce ; il renvoie aux inquiétudes européennes relatives à la fragilité de la démocratie. Le zombie est relié à la société de consommation : il est le vivant déjà mort parce que mortellement aliéné à la marchandise, et dont la vie a perdu consistance, authenticité et subjectivité. L’idiot, enfin, par son inadaptation foncière au monde et son improbable naïveté, entretient un commerce minimal avec les représentations dominantes et, par cela même, semble le seul « fou » du théâtre contemporain à savoir encore manifester de la puissance de vie.
EN :
This article focuses on three – politically and socially – mad characters who have prevailed in a body of European writings over the last 15 years, and who have been sketching a theater of madness for our times. In the process, this article presents a socio-critical approach to the comedic elements of contemporary theater. The three characters at issue are the “jester”, the “zombie” and the “simpleton”, each shining a light on a different set of challenges in today’s Western societies. The jester, more particularly the Ubuesque one, represents the chasm between power and the indignity of those wielding it, echoing European worries about the fragility of democracy. As the walking dead who gave his insubstantial, fake and subjective life to the lure of consumer goods, the zombie evokes consumerism. Lastly, the simpleton’s improbable ingenuousness and his inherent inability to adapt to his surroundings restrict to a minimum his interaction with figures of power, thereby making him the only “madman” in contemporary theater to have retained an ability to express a life force.
Analyses
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Variété(s) au cabaret de l’Écluse : de la gravité du spectacle de divertissement
Marine Wisniewski
p. 141–153
RésuméFR :
Au cabaret de l’Écluse, lieu de sociabilité et de distraction né sur la rive gauche de la Seine à Paris, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le spectacle discontinu et ses numéros variés, qui affichent une insignifiante légèreté, ne semblent guère s’offrir comme espace de symbolisation du social. Pourtant, la socialité du spectacle de cabaret apparaît dès lors que l’on envisage la configuration même de la représentation, agencement modulable de productions artistiques hétérogènes. C’est aux résonances, qui apparaissent d’une création à l’autre, que revient alors la possibilité de faire advenir un discours social, en relation étroite mais toujours oblique avec les deux grandes crises sociopolitiques des années 1960, la guerre d’Algérie et les révoltes de Mai 1968.
EN :
In the left-bank Cabaret de l’Écluse, a focal point for being seen and entertained in post-World War II Paris, the haphazard and diverse entertainment on offer would hardly seem conducive to a symbolisation of society. However, the sociality of vaudeville is evidenced by the variable structure of the diverse, heterogeneous shows programmed. Resonances lingering from one show to the next make possible the advent of a social discourse that keeps a close yet skewed relationship with the two major socio-political upheavals of the 1960s, the Algerian War and the May 1968 protests.
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Lire le social à travers le théâtre, lire le théâtre à travers le social : les représentations théâtrales du (monde du) travail en France aujourd’hui, entre sociologie critique et sociologie esthétique de la critique
Bérénice Hamidi-Kim
p. 155–164
RésuméFR :
Inspiré par le cadre d’une réflexion collective sur ce que pourrait être une sociocritique du théâtre, l’enjeu de cet article est de proposer une réflexion connexe qui se fixe pour objectif, partant d’une caractérisation assez souple de cette façon d’approcher les objets artistiques selon une démarche plus largement sociologique, de formuler un certain nombre d’hypothèses sur un objet d’étude – la façon dont le théâtre représente le travail et le monde du travail en France aujourd’hui – et sur le geste d’analyse qu’il implique. Située à la croisée de l’esthétique et du social, d’un geste scientifique et d’un geste politique, la proposition critique consiste, dans un mouvement de balancier, à « lire le social à travers le théâtre » tout autant qu’à « lire le théâtre à travers le social ».
EN :
Based on a collective appraisal of what may pass for a social assessment of theater, this essay aims for a parallel evaluation leading to a number of hypotheses on one specific topic: how the stage depicts labour and today’s workers in France. It seeks to achieve this through a flexible characterisation of the generally sociological approach to artistic entities. It also investigates the analytical processes required to that end. At the crossroads of aesthetics and society, of science and politics, the critical lens alternates between “looking at society through the stage” as much as “looking at theater through the real world”.