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Parmi les auteurs antiques de langue grecque, Lucien de Samosate est probablement l’un des plus difficiles à classer. Sophiste, rhétoricien, philosophe, platonicien ou cynique, auteur satirique, polémiste, romancier, les définitions que l’on peut trouver pour se référer à cet auteur syrien du iie siècle de notre ère sont nombreuses, à l’image de la variété de textes qui composent son corpus. Sous son nom nous sont parvenus plus de quatre-vingts textes et, s’il est vrai que pour certains d’entre eux on peut sérieusement douter de leur authenticité, il s’agit malgré tout d’un très grand corpus qui a, par delà la question de l’originalité, des liens profonds avec les auteurs de la littérature grecque classique. D’Homère à Hésiode, d’Hérodote à Thucydide, de Platon aux philosophes hellénistiques et aux orateurs grecs, les références et les reprises sont multiples dans les textes de Lucien et révélatrices de sa grande connaissance de l’ensemble de la littérature grecque, toutes disciplines confondues. Pour cela même, son corpus ne se laisse pas enfermer dans une forme unique. On y trouve des textes appartenant à différents genres littéraires et aux contenus et aux registres tout aussi variés : dialogues, récits, romans, pamphlets, traités, déclamations, parodies, écrits autobiographiques, lettres ou encore poèmes. Un corpus extrêmement riche et singulier donc, où se mêlent une habilité rhétorique exceptionnelle et des réflexions morales, historiques ou philosophiques sur son époque, exprimées bien souvent dans un ton polémique, ironique et même satirique. L’éclectisme qui caractérise ses textes correspond bien aussi aux choix de vie et à l’évolution intellectuelle de Lucien. Si l’on en croit ses écrits au contenu plus autobiographique (à savoir le Songe, le Nigrinos et l’Apologie), Lucien, tout en étant connu surtout pour son habilité en tant qu’orateur itinérant, aurait également été attiré par la philosophie. Même si probablement il n’abandonna jamais son activité d’orateur, il se serait consacré plus sérieusement à la philosophie après 165, à la suite de sa rencontre à Rome avec le philosophe Nigrinos — rencontre symbolique qu’il décrit dans le dialogue homonyme comme une conversion vers la vraie philosophie, conformément à une polémique, qui traverse son corpus, contre les sophistes et les prétendus savants de son temps.

C’est à cette même époque, c’est-à-dire après 165, que l’on situe généralement la composition des deux ouvrages de Lucien consacrés à l’histoire et aux historiens, Comment écrire l’histoire et les Histoires vraies. En réalité, si pour le premier la date de composition (du moins le terme post quem) est assurée en raison des événements historiques évoqués dans le texte, à savoir la victoire des Romains sur les Parthes en 166[1], pour la composition des Histoires vraies (comme de la plupart des essais de Lucien), il n’y a aucune certitude chronologique. Toutefois, la conviction la plus répandue est que ce texte n’est pas séparable de Comment écrire l’histoire, étant donné leur cible et leurs intérêts communs, et a dû donc être composé grosso modo à la même période, c’est-à-dire dans la dernière partie de la vie de Lucien (entre 166 et 180)[2]. Or, si l’histoire et les historiens sont bien au coeur de ces deux écrits, ce n’est pas dans le même registre ni avec les mêmes finalités que le Comment écrire l’histoire et les Histoires vraies affrontent ce sujet. Le premier est un véritable traité sur l’historiographie (le seul de l’Antiquité, d’ailleurs), s’interrogeant moins sur le contenu d’un récit historique, dans ce cas précis la guerre, que sur la manière dont un récit historique, quel qu’il soit, doit être écrit. Il s’agit, donc, d’un manuel et d’un guide à l’usage de ceux qui sont ou voudraient devenir des auteurs de récits historiques. Bien sûr, ici non plus, la verve ironique ne manque pas. En même temps qu’il entend réfléchir sur l’historiographie, et notamment sur la méthode et la finalité de l’histoire à partir des réflexions des historiens grecs du passé qu’il admire (Hérodote, Thucydide, Polybe), Lucien veut aussi réagir à la prolifération d’ouvrages historiques contemporains, improvisés et partisans, sollicités par le pouvoir romain à la suite de la victoire sur les Parthes. C’est donc à la fois pour des raisons littéraires et culturelles (l’infime qualité des récits historiques de son temps) et pour des raisons idéologiques (son antipathie à l’égard des Romains) que, dans Comment écrire l’histoire, il ridiculise, d’une part, cette production historiographique médiocre et, d’autre part, réfléchit sur le sens de l’oeuvre historique dans la culture de son époque — ce qui se traduit dans cet opuscule par des conseils de méthode, à commencer par celui d’être « ami de la franchise et de la vérité[3] ».

C’est par une tout autre approche que Lucien affronte, dans les deux livres qui composent les Histoires vraies, la question de l’histoire et plus précisément de la vérité du récit — soit-il poétique, historique ou philosophique. Aucun conseil n’est ici délivré, aucune méthode n’est annoncée. Lucien se pose, et pose, la question de la valeur du récit du point de vue de sa vérité par l’étonnant récit d’un voyage fantastique. Clairement, il vise ici les poètes, les historiens et les philosophes du passé, puisqu’ils ont tous écrit, précise Lucien, « beaucoup de choses prodigieuses et fabuleuses » (LOE HV, i, 2). Poésie, philosophie, histoire : on retrouve concentrés dans ce texte les principaux intérêts de Lucien. Le résultat est un roman unique en son genre, où Lucien mélange une parodie d’Homère et du voyage d’Ulysse à une fiction ethnographique, qui est de fait une parodie du travail et de la méthode de l’historien, en l’occurrence d’Hérodote.

Par delà les recoupements avec d’autres opuscules, il est indéniable que Comment écrire l’histoire et les Histoires vraies constituent, donc, des cas assez singuliers au sein du corpus de Lucien, étant respectivement le traité le plus sérieux et le récit le plus imaginatif de toute sa production, comme si la question de l’histoire l’interpellait et le poussait à une réflexion à part, bien identifiable, quoique occasionnelle.

En me concentrant sur les Histoires vraies, je voudrais essayer de cerner certains éléments de cette réflexion. Ici, me semble-t-il, plus que dans Comment écrire l’histoire, la critique de l’histoire se nourrit et s’enrichit d’une critique plus générale des textes antiques et de la littérature épique en particulier[4]. Je voudrais proposer l’hypothèse que Lucien adopte dans ce texte un double regard : celui de l’homme de lettres qu’il est et qui s’interroge sur les différentes formes de discours et de récits, notamment historiques et poétiques, et, en parallèle, celui du théoricien de l’histoire (tel qu’il se présente dans le traité Comment écrire l’histoire), qui réfléchit en particulier sur le statut que doit avoir le récit qui porte sur le passé. Pour appuyer cette hypothèse, je vais m’intéresser au prologue des Histoires vraies, qui couvre les chapitres 1 à 4 du livre i.

Les Histoires vraies sont le récit d’un long voyage, vécu et rapporté à la première personne, récit dont rien n’est vrai, nous précise aussitôt Lucien, dans son prologue. Même s’il ne nous avait pas prévenus, nous aurions eu du mal à croire à la réalité de ce qu’il raconte. Car ce voyage est extraordinaire. Selon le texte, Lucien et ses compagnons quittent les colonnes d’Héraclès et, poussés par la curiosité, font voile vers l’océan. Puis, après une longue tempête et une première escale aventureuse dans l’île des femmes-vignes, leur navire est soulevé dans les airs par un puissant ouragan et, après plusieurs jours de navigation aérienne, Lucien et ses amis sont projetés sur la lune. Ils rencontrent alors les habitants de la lune et leur roi et acceptent de combattre à leurs côtés contre les habitants du soleil. Après la déclaration d’un traité de paix entre Lunaires et Solaires, les compagnons s’embarquent de nouveau, cherchant à redescendre vers l’océan. La nouvelle navigation aérienne est l’occasion d’autres escales sur des étoiles habitées, elles aussi, par des créatures étranges. Au bout de quelques jours, le vent diminue et le navire peut finalement retomber sur l’océan. Mais là, l’aventure continue : ils passent tour à tour dans le ventre d’une baleine, dans l’île des Bienheureux et dans l’île des Impies, puis encore dans différentes autres îles, toutes plus étranges et plus dangereuses les unes que les autres : l’île des Songes, l’île de Calypso, l’île des Bucéphales et l’île des femmes-ânesses. Au moment même où la terre est en vue, Lucien et ses compagnons font naufrage et arrivent à la nage sur un nouveau continent — qui est celui, précise Lucien, qui se trouve à l’opposé de notre terre habitée. Ici le récit de Lucien s’interrompt brusquement, malgré l’annonce d’une suite concernant des aventures terrestres.

Aujourd’hui considéré comme un ouvrage précurseur de la science-fiction[5], ce texte a été sans aucun doute l’inspirateur d’oeuvres fantastiques postérieures, telles que la Divine comédie de Dante, l’Utopie de Thomas More (1516), les descriptions de voyages en mer de Pantagruel et ses compagnons dans l’oeuvre de Rabelais[6], La cité du Soleil de Campanella (1602), L’autre monde de Cyrano de Bergerac (1657)[7], Le voyage dans l’île des plaisirs de Fénelon (1700), Les voyages de Gulliver de Swift (1721), sans oublier Les aventures de Pinocchio (1881), notamment celle vécue dans le ventre du « terrible requin ». Or, en même temps qu’il est à l’origine de toute cette prolifération de littérature fantastique, le Lucien des Histoires vraies est aussi un novateur dans la manière dont il se réapproprie toute une littérature grecque classique. Comme le dit Jacques Bompaire, spécialiste de Lucien, les Histoires vraies se présentent comme un « jeu littéraire[8] », où les allusions aux auteurs du passé deviennent « une sorte d’énigme littéraire que le lecteur doit résoudre[9] », créant finalement l’effet d’une « parodie de la littérature romanesque, […] colorée de philosophie ou d’histoire[10] ». Cette espèce de jeu avec le lecteur est clairement affichée dans le prologue des Histoires vraies, qui est également l’occasion pour Lucien de réfléchir sur le sujet qui est le sien, et notamment sur le statut du récit du point de vue du rapport entre mensonge et vérité. En présentant son ouvrage, c’est donc dans ce prologue que Lucien précise son sujet et la finalité qu’il s’est donnée[11].

S’adressant, en ouverture du texte, aux hommes de lettres qui, après de longues lectures d’ouvrages sérieux, voudraient détendre leur esprit et le renforcer en vue d’un effort à venir (je reviendrai sur ce point), Lucien conseille la lecture de textes qui offrent du charme (psukhagògian) et qui témoignent aussi d’une certaine réflexion (ou d’une étude) non étrangère aux lettres (tina theorian ouk amouson). Ce sera le cas, suppose Lucien, de son propre ouvrage, qui est ainsi annoncé à ses futurs lecteurs :

Ce ne sera pas seulement l’originalité du sujet ni le caractère plaisant du choix qui les attirera, ni non plus le fait que nous avons produit toutes sortes de mensonges d’une manière persuasive et pleine de vérité, mais aussi le fait que chacune des choses rapportées fait référence à mots couverts — non sans être comique — à certains Anciens — poètes, historiens et philosophes — qui ont écrit beaucoup d’histoires prodigieuses et fabuleuses ; [des Anciens], dont j’écrirais ici également leurs noms, s’ils ne devaient pas être évidents pour toi à la lecture

LOE HV, i, 2

Les Anciens sont donc au coeur du texte de Lucien et les allusions à leurs ouvrages sont autant d’énigmes ou de devinettes à déchiffrer. Autrement dit, Lucien propose un défi littéraire à son public, lequel doit être nécessairement aussi averti et aussi cultivé que lui pour pouvoir aisément découvrir les noms des Anciens en question. Dans cette déclaration d’ouverture, philosophes, poètes et historiens sont tous mis à la même enseigne en tant qu’auteurs d’histoires prodigieuses et mythiques dont Lucien se serait inspiré pour composer son ouvrage. Or, malgré la conviction ici affichée quant à la clarté de ses allusions, trois noms sont néanmoins dévoilés dans la suite du texte et il est intéressant d’aller voir de qui il s’agit :

Parmi ceux-là, Ctésias de Cnide, fils de Cthésiochos, qui a composé une histoire sur la région des Indiens et sur les choses qui se trouvent chez eux, des choses qu’il n’a ni vues lui-même, ni entendues de la bouche d’un autre qui disait la vérité. Et Iamboulos aussi a écrit beaucoup de récits extraordinaires concernant ce qui se trouve dans la Grande mer, forgeant un mensonge [pseudos] reconnaissable de tous, tout en composant un sujet non désagréable. Beaucoup d’autres aussi ont fait le même choix qu’eux et ont composé des histoires comme si c’étaient vraiment leurs propres errements et voyages lointains, racontant à la fois la grandeur des bêtes et la cruauté des hommes ou la singularité des modes de vie. Mais l’initiateur de ceux-là et leur maître en ce genre de charlatanerie est l’Ulysse d’Homère, qui raconte aux gens à la cour d’Alcinoos l’histoire de l’esclavage des vents, de certains hommes qui n’ont qu’un oeil, mangent de la chair crue et sont sauvages et aussi d’animaux qui ont beaucoup de têtes et encore des transformations de ses compagnons sous l’effet de drogues, et tous ces nombreux récits prodigieux qu’il raconte à ces hommes simples que sont les Phéaciens

LOE HV, i, 3

Voilà, donc, les trois noms exemplaires pris par Lucien pour préciser la matière de son écrit[12]. On trouve, d’abord, deux auteurs, Ctésias de Cnide et Iamboulos. Le premier est un historien grec de la fin du ve siècle av. J. C., auteur d’une Histoire de la Perse et d’une Histoire de l’Inde, dont on n’a conservé que des fragments et quelques résumés. Le deuxième, Iamboulos, est un auteur grec de datation incertaine (à situer probablement entre le iiie et le ier siècle av. J. C.), dont Diodore de Sicile, au livre ii (chap. 55 à 60) de sa Bibliothèque (ier siècle av. J. C.), résume le récit du voyage et du séjour (d’une durée de sept ans) faits sur une île fortunée au milieu de l’océan méridional. Ensuite, un troisième nom est évoqué par Lucien, sans doute le plus surprenant : celui d’Ulysse. La mention du nom d’Ulysse est particulièrement significative, d’abord parce qu’il ne s’agit pas d’un auteur, mais d’un personnage, de surcroît le personnage le plus emblématique de l’épopée homérique, ensuite parce qu’il est qualifié d’initiateur (arkhègos) et de maître (didaskalos) en matière de charlatanerie. Si l’on peut établir une relation entre ces noms et l’allusion qu’on a au chapitre 2 aux « Anciens poètes, historiens et philosophes ayant écrit beaucoup d’histoires prodigieuses et fabuleuses », il me semble qu’avec Ctésias Lucien entende représenter l’historien-ethnographe et avec Iamboulos plutôt le penseur d’une société heureuse et en paix, une société qui, par son climat et sa nature, est proche de l’âge d’or et, par ses moeurs et son organisation sociale, rappelle clairement la cité de la République platonicienne. Enfin, Ulysse, qui est explicitement mentionné ici en tant que narrateur à la cour d’Alcinoos de ses propres aventures périlleuses et de ses rencontres merveilleuses[13], représente, me semble-t-il, un double de l’aède et finalement d’Homère lui-même[14]. On aurait donc, bel et bien, dans ces exemples d’auteurs mentionnés ici constituant l’arrière-plan des Histoires vraies, un historien, un philosophe et un poète, des catégories à prendre bien sûr avec des guillemets dans l’optique tortueuse et énigmatique de Lucien.

Or, au delà de ces étiquettes, il me semble que la manière dont Lucien les présente réunit plus qu’elle ne différencie ces trois auteurs. Tous les trois racontent une histoire, la leur, qui est celle d’un voyage hors du monde connu. Ces voyages comportent des séjours dans des lieux lointains et inexplorés, ce qui implique aussi des découvertes et des rencontres (parfois pacifiques, parfois conflictuelles) avec des natures ou des mondes différents et des êtres étranges. Ils sont, donc, tous des voyageurs ethnographes, et c’est ce trait qui les unit en tant qu’auteurs aux yeux de Lucien, par delà les différentes formes que peuvent prendre leurs récits. En d’autres termes, parce qu’ils mettent par écrit ce qu’ils auraient vu et connu au cours de leurs voyages, Ctésias, Iamboulos et Ulysse, ainsi que les autres auteurs anonymes, semblent tous considérés et jugés comme des historiens à la manière d’Hérodote, j’entends des auteurs de récits d’événements exceptionnels, lesquels, tout en privilégiant la narration pittoresque, revendiquent un savoir qui est le fruit de l’observation directe et personnelle, l’opsis, et/ou de l’écoute d’un témoin valide, l’akoè. D’ailleurs, même s’il n’est pas nommé ici, Hérodote apparaîtra plus loin, au livre ii, et significativement il apparaîtra aux côtés de Ctésias dans l’île des Impies, en train de subir les terribles châtiments réservés à ceux qui ont menti et écrit des histoires non vraies au cours de leur vie[15]. En somme, c’est bel et bien l’Hérodote autoptès, c’est-à-dire témoin oculaire, qui est en filigrane dans ce prologue, et c’est, à mon sens, par rapport à sa méthode qu’il faut lire les critiques de Lucien qui vont suivre.

En effet, ces auteurs, dont pourtant Lucien dit qu’il s’est inspiré et qu’ils constituent le matériau textuel de son ouvrage, aussitôt nommés, sont aussi tous critiqués comme de « mauvais auteurs » en raison de leur manque d’honnêteté à l’égard de leur public. Lorsque Lucien les présente, au chapitre 3, il met toujours l’accent sur l’écart entre, d’une part, la forme et la finalité de leur récit et, d’autre part, leur autopsia, la vision directe et personnelle de ce qu’ils racontent, réelle ou prétendue qu’elle soit. Ainsi, Ctésias, auteur d’une histoire sur le pays des Indiens, décrirait des choses qu’il n’aurait « ni vues », « ni entendues » de la part de quelqu’un d’autre. Autrement dit, il est peut-être crédible du point de vue de son histoire, mais il ne pratique ni l’opsis, la vision, ni l’akoè, l’écoute. Inversement, Iamboulos serait un autoptès, un témoin direct[16], mais il n’est pas crédible du point de vue de l’histoire qu’il raconte et n’importe qui, dans le public, peut, aux dires de Lucien, reconnaître son mensonge. Enfin, il y a le cas d’Ulysse : en toute évidence, quand Homère, au chant viii de l’Odyssée, devant les Phéaciens, laisse pour ainsi dire la parole à Ulysse et que celui-ci raconte son odyssée, c’est justement en tant qu’autoptès que le héros parle, en prenant la suite du récit de l’aède Démodocos. Si l’aède, selon l’éloge que fait Ulysse dans ce même chant viii[17], chante d’une manière parfaite le sort des Achéens, comme s’il avait été présent lui-même ou l’avait entendu d’un autre, Ulysse, quant à lui, jouit d’un statut supérieur, puisque, ayant été lui-même à Troie, il est, dans la fiction du poème, quelqu’un qui a vu de ses propres yeux ce dont il parle[18]. Comme Iamboulos donc, Ulysse est un témoin direct, et Homère le présente comme tel, garantissant ainsi le bien-fondé de son propre poème. Mais si, en raison de ce même statut, l’Ulysse d’Homère, comme Iamboulos, se permet les mensonges les plus extraordinaires, à la différence de Iamboulos, Ulysse réussit, dans le poème, à tromper son public, les Phéaciens, en le séduisant avec toutes les monstruosités et les prodiges de ses récits. Car, alors que Lucien et son public cultivé savent reconnaître les nombreuses contrevérités du récit homérique, le public d’Ulysse dans la fiction homérique n’est, en revanche, visiblement pas expérimenté en la matière, puisqu’il est défini par Lucien comme idiòtès, c’est-à-dire naïf et sans éducation. En définitive, pour Lucien, les trois auteurs ici évoqués sont, tous les trois, des narrateurs qui se prétendent témoins d’une histoire — celle d’un passé, d’un pays lointain et d’un voyage — et, tous les trois, d’une manière ou d’une autre, mentent sans le dire. C’est sur ce point précis que se focalise la critique de Lucien. Car ces témoignages, qui se veulent « historiques », donc à prendre au sérieux, sont, à ses yeux, de mauvais témoignages, moins parce qu’ils ne sont pas valides du point de vue de la possibilité, que parce que leurs auteurs n’ont pas ouvertement admis le statut fictionnel de leurs textes. Comme le dit Lucien dans le dernier chapitre de son prologue, le chapitre 4, « ils ont cru qu’ils écriraient des choses non vraies en passant inaperçus ». En ce sens, ils seraient de « mauvais auteurs ».

Or, en réaction à cela, quelle est la position de Lucien et quel est son choix du point de vue du récit ? C’est justement dans ce dernier chapitre du prologue que Lucien explicite son choix :

C’est pourquoi moi aussi, par amour de vaine gloire, désireux de laisser quelque chose à ceux qui viendraient après moi, afin de ne pas être le seul exclu de la liberté de raconter des histoires (muthologein), puisque je n’avais rien de vrai à raconter (car je n’avais rien vécu qui soit digne d’attention), je me suis tourné vers le mensonge (epi to pseudos) avec de meilleures intentions que les autres

LOE HV, i, 4

Son récit pour la postérité sera donc, faute d’histoires vraies à rapporter, un récit de mensonges (entendez, une fiction), mais il sera écrit avec de meilleures intentions (entendez, avec plus de sincérité) que celui des autres auteurs. Et Lucien d’ajouter aussitôt sa paradoxale déclaration de vérité : « Car je dirai au moins la vérité (alètheusò) sur ce seul et unique point, en disant que je mens[19] » (LOE HV, i, 4). Autrement dit, son seul moment de vérité serait celui-ci, et sa vérité consiste à dire qu’il mentira partout ailleurs dans son ouvrage, c’est-à-dire que son témoignage et son récit de voyage qui vont suivre sont une fiction, fiction à la fois de témoignage et de récit de voyage. Par cette déclaration métafictionnelle Lucien prétend faire mieux que les auteurs nommés juste avant en les dépassant en honnêteté. Ainsi, il ferait mieux que Ctésias : si comme lui il décrit des pays lointains, à la différence de Ctésias il serait (dans sa fiction) un autoptès. Il ferait mieux que Iamboulos : si comme lui il écrit un récit agréable, contrairement à lui il révélerait aussitôt à son public que rien n’est vrai. Enfin, il ferait mieux que le « poète » Ulysse : si comme lui il décrit des êtres et des aventures extraordinaires, il le fera devant un public cultivé et non naïf, un public qui saura profiter du plaisir du récit sans se faire pour autant duper par la fiction. De ce point de vue, la déclaration de méthode, qui va compléter sa déclaration de vérité et qui clôt le prologue, prend le contre-pied de la méthode historiographique basée sur l’autopsia — celle d’Hérodote mais aussi de Thucydide : « J’écris donc sur des choses que je n’ai ni vues, ni endurées, ni apprises par d’autres, et en outre de choses qui n’existent en aucune manière et ne peuvent absolument pas exister. C’est pourquoi il faut que mes lecteurs n’y prêtent absolument aucune foi » (LOE HV, i, 4).

C’est après cet avertissement que commence le voyage fantastique de Lucien à la découverte de nouveaux pays et de nouveaux peuples[20]. Ici le sérieux du récit historique — qui se veut logiquement et chronologiquement fondé et qui pour cela refuse le mythique, donc la fiction — est mis à mal. Si le récit historique est démasqué précisément pour son emploi d’une fiction non avouée, le récit de Lucien se présente au contraire comme une fiction avouée aux allures de récit historique, une fiction de récit historique. Nombreuses sont, en effet, les occurrences de verbes de vision, que Lucien emprunte à Hérodote, pour indiquer son opsis, sa vision directe et personnelle, de ces nouveaux pays et habitants, pourtant les plus incroyables[21]. De même, Lucien peut faire référence aussi à l’autre élément de la démarche hérodotéenne, l’akoè, l’écoute, quand il rapporte les récits d’autres voyageurs sur des personnages tout aussi extraordinaires[22]. Le fabuleux s’allie ici à la méthode historiographique, créant l’effet d’une pure fiction de récit historique.

La question que je voudrais poser maintenant, pour conclure, est de savoir quel est le sens des Histoires vraies et tout particulièrement de ce prologue. Apparemment, Lucien le dit dès les premières lignes du chapitre 1. Dans un parallèle avec les athlètes qui, tout en s’occupant de la bonne forme de leur corps et des exercices physiques, se préoccupent également du délassement, Lucien affirme que ceux qui se consacrent aux discours (peri tous logous) devraient, après la lecture d’ouvrages sérieux, c’est-à-dire des ouvrages qui demandent un effort de réflexion, détendre leur esprit et le rendre plus pénétrant en vue de nouveaux efforts[23]. Or, la détente de l’esprit de l’homme érudit sera la plus appropriée, selon Lucien, si elle se réalise avec de nouvelles lectures, cette fois celles d’ouvrages présentant charme et matière de réflexion à la fois, tel justement l’ouvrage de Lucien que le lecteur aurait entre ses mains. Par opposition aux longues lectures d’ouvrages sérieux, il faut comprendre alors que ce dernier type d’ouvrage conseillé par Lucien, dont le sien, combine le divertissement et le sérieux, donc le jeu en vue de la détente et l’effort en vue de la connaissance. Or si, sans surprise, nous pouvons comprendre que les mensonges et l’étrangeté du sujet font partie du jeu des Histoires vraies, il est surprenant, en revanche, de constater que l’élément sérieux de son ouvrage, celui qui est en vue de la connaissance et qui demande l’effort du lecteur, soit composé justement des allusions aux auteurs antiques, ces philosophes, historiens et poètes dont il va par la suite démasquer et dénoncer les mensonges. Autrement dit, la part de sérieux des Histoires vraies consisterait à dire qu’en réalité les auteurs antiques les plus « sérieux » sont dans leur ensemble des menteurs. Tel un nouveau Socrate — qui ne sait qu’une seule chose, à savoir qu’il ne sait pas (Apologie de Socrate, 21b) et que, pour cela, il est plus savant que les autres —, Lucien ne dit ici qu’une seule vérité, à savoir qu’il ment, et pour cela il est plus sincère que les autres.

Reste à savoir, face à ces subtilités, jusqu’où va le sérieux de Lucien et où commence le jeu. Auteur déroutant, s’il en est, Lucien ne permet pas de décider, me semble-t-il, du moins pas de manière tranchée. On ne peut dire si ce début du prologue est un texte métafictionnel qui nous livre sa réflexion au sujet du statut du récit aux yeux des hommes de lettres, ou bien si ce discours fait déjà partie de son jeu et de sa fiction. Ou alors, et c’est mon sentiment, il combine les deux, la vérité et le mensonge, le sérieux et le jeu, dans le prologue aussi. En effet, s’il est sans doute sérieux et à prendre au sérieux (en ce sens qu’il nous livrerait sa pensée) dans les deux premiers chapitres, là où, par sa distinction entre les discours véritables et les fictions de discours, il semble bien réfléchir aux différents types de récits et à leur statut, en revanche, il paraît déjà commencer à glisser vers le jeu, donc vers le pseudos (la fiction), dans la deuxième partie du prologue, là où il met tous les savoirs et les prétendus savants —  soient-ils philosophes, historiens ou poètes — à la même enseigne, les qualifiant tous globalement de narrateurs de pseuda. Si l’on en croit du moins l’autre texte qu’il consacre à l’histoire, Comment écrire l’histoire, il semblerait, au contraire, que tout le monde ne soit pas à la même enseigne et que l’histoire soit bien une science avec ses règles et ses compétences, que Thucydide aurait correctement établies et que Lucien prétend connaître et invite à suivre, lorsque l’on veut devenir un bon historien.