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Riche en contenu grâce à ses nombreux chapitres et l’expertise de ses multiples auteurs, l’ouvrage intitulé The United Nations Special Procedures System deviendra assurément l’encyclopédie de référence pour quiconque cherche à comprendre l’utilité et la pertinence des procédures spéciales de l’Organisation des Nations Unies (ONU). Ce volume collectif, assemblé sous la supervision des professeurs de droit Aoife Nolan, Rosa Freedman et Thérèse Murphy, se veut une revue compréhensive des forces et des faiblesses des procédures spéciales, et ce, d’hier à aujourd’hui. En soulevant à la fois les lacunes et les succès des procédures spéciales, les éditrices indiquent aux lecteurs que le système des procédures spéciales est un outil incontournable de la lutte pour la protection des droits humains.

Le 12 mars 2007, l’ancien Secrétaire général des Nations Unies Ban Ki-moon a déclaré que « [t]outes les victimes de violations des droits de l'homme devraient être en mesure de se tourner vers le Conseil des droits de l'homme comme un forum et un tremplin pour l'action[1] ». Cette citation évoque la mission même du Conseil des droits de l’homme, c’est-à-dire de dénoncer les situations de violations des droits humains et de formuler des recommandations pour remédier à ces injustices[2]. Le système des procédures spéciales est l’un des mécanismes qui ont été mis sur pied pour permettre à la Commission des droits de l’homme (l’ancêtre du Conseil des droits de l’homme) de réaliser ce mandat[3]. Au cours des dernières décennies, les procédures spéciales ont évolué d’un groupe de travail ad hoc pour devenir un système sur lequel le Conseil des droits de l’homme peut compter[4]. En effet, Nolan, Freedman et Murphy utilisent la popularité croissante des procédures spéciales auprès des États comme un indicateur de leur succès[5]. The United Nations Special Procedures System est un recueil qui permet de renseigner les amateurs et défenseurs des droits humains sur les avantages de ce mécanisme, de même que les défis auxquels les procédures spéciales font face.

Aoife Nolan, Rosa Freedman et Thérèse Murphy avaient un objectif précis en tête en guidant la rédaction de cet ouvrage collaboratif; ancrer toutes réflexions et éventuels appels à la réforme du système des procédures spéciales dans une compréhension exhaustive de leur évolution. La littérature actuelle au sujet du système des procédures spéciales est trop souvent divisée par mandat ou thème, et les éditrices estiment que celle-ci n’offre pas un portrait complet de l’impact des procédures spéciales sur la communauté internationale[6]. En recueillant les textes de vingt-quatre collaborateurs et experts, le volume reflète une vaste étendue de perspectives sur la question, incluant les commentaires de titulaires de mandat actuels et sortants, des membres de la communauté académique et de la société civile. L’expertise des collaborateurs est indéniable et a permis aux éditrices de développer un inventaire détaillé des forces et des faiblesses des procédures spéciales qui est basé sur des études de cas approfondis. Les éditrices ont réussi à offrir une vue d’ensemble de l’impact des procédures spéciales sur les États, de même qu’une perspective de l’influence des politiques internes du Conseil des droits de l’homme sur la mise sur pied des mandats des procédures spéciales.

Cet ouvrage aborde la crise de légitimité du Conseil des droits de l’homme et sa capacité à défendre les violations des droits humains notamment à travers les procédures spéciales. Cependant, dès l’introduction, The United Nations Special Procedures System ne remet pas en question l’existence des procédures spéciales. Au contraire, les éditrices examinent des questions entourant la nature des contributions apportées par les procédures spéciales au système international de protection de droits humains. L’ouvrage ne tente pas de nuire à l’appui qui est octroyé aux procédures spéciales, mais plutôt à rassembler des faits et les recommandations d’experts pour mieux les évaluer. La thèse centrale du recueil est que les procédures spéciales demeurent une partie intégrante, utile et essentielle des initiatives mises sur pied dans le cadre de la protection et promotion des droits humains, et ce malgré leur lot de défis. En s’appuyant sur les discussions, les désaccords et les consensus qui ont émergé durant un colloque d’experts organisé en novembre 2014 au Human Rights Law Centre de l’Université de Nottingham[7], les questions qui guidèrent la rédaction de l’ouvrage incluent : Comment le système contribue-t-il à la protection des droits humains? Comment, quand et pourquoi certaines procédures sont-elles perçues comme des échecs? Quelles actions devraient-elles être mises en place pour résoudre les lacunes identifiées à l’intérieur du système lui-même et lors des opérations sur le terrain?

Le livre est divisé en trois sections et est composé de dix-sept chapitres. La première partie détaille l’histoire des procédures spéciales, distingue le type de mandats et discute de l’évolution du Conseil des droits de l’homme, de même que les problèmes systémiques qui empêchent les procédures spéciales de performer comme elles le devraient. La deuxième partie s’attarde sur les opportunités et les défis plus spécifiques aux différents mandats émis, tels que le manque de coopération de la part des États, le maintien de l’indépendance des titulaires de mandats, ainsi que des études de cas sur les mandats par pays et les mandats thématiques, tel que l’expérience du Rapporteur spécial au Cambodge[8] et le Rapporteur spécial sur le droit de toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale susceptible d'être atteint[9]. La troisième et dernière partie discute du rôle des procédures spéciales dans le contexte plus large des Nations Unies et met l’emphase sur la façon dont certains mandats ont influencé et permis de faire progresser le développement des standards de protection des droits humains. Quoique chaque chapitre puisse être lu de façon individuelle, ils se complémentent à merveille les uns avec les autres. Après une lecture entière, le lecteur ne peut nier que les pratiques associées aux procédures spéciales se sont développées dans des contextes géopolitiques variés, et que les défis et les succès des procédures spéciales sont fortement associés à des circonstances sociohistoriques. Avec dix-sept chapitres rédigés par différents auteurs, il n’est toutefois pas surprenant qu’on retrouve plusieurs répétitions de faits historiques et définitions qui peuvent sembler inutiles pour les lecteurs plus attentifs.

La collection d’articles dans le recueil démontre qu’il y a sans aucun doute un système bien établi de procédures spéciales, quoiqu’hétérogène dans leur format, leur mandat et les résultats obtenus[10]. Le fait que certains mandataires ne partagent pas leurs méthodes de travail contribue à l’hétérogénéité des procédures et l’imprévisibilité des résultats[11]. Cela étant dit, à travers cette diversité de pratiques, certaines tendances ont émergé. La Dre Elvira Dominguez-Redondo, une des collaboratrices du recueil, spécifie que c’est le Rapporteur spécial sur les exécutions arbitraires qui pensa à établir des règles de coexistence entre les mandats et à délimiter l’étendue de son travail en partenariat avec le Comité contre la torture[12]. Avec la réforme administrative du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH), il devint plus facile de partager les bases de données et les méthodes de recherche. La Dre Domingez-Redondo nous indique néanmoins que la relation entre les mandataires et le HCDH souffre encore aujourd’hui de plusieurs tensions[13] alors que, d’une part, l’organe de l’ONU veut préserver la réputation de l’organisation à tout prix, et, d’autre part, que les rapporteurs spéciaux cherchent à poursuivre leur travail de façon indépendante.

The United Nations Special Procedures System aborde également la variété de dénominations associées aux procédures spéciales; mandat de Rapporteur spécial, Groupe de travail, Expert indépendant, etc[14]. Cela peut en confondre plus d’un, mais la Dre Inga T. Winkler et Mme Catarina de Albuquerque, toutes deux impliquées dans les initiatives de l’ONU sur la protection et l’assainissement des eaux, tentent de synthétiser la gamme de dénomination des rôles, et d’expliquer les différences entre les fonctions et les titres. Ces deux auteurs indiquent que ces différences reflètent principalement le contenu ou l’interprétation faite d’une résolution approuvée par le Conseil des droits de l’homme[15]. Sans plonger davantage dans les détails, le lectorat académique devinera rapidement que les résolutions peuvent être le résultat d’une politisation d’un débat, puisqu’après tout, le Conseil des droits de l’homme est dirigé par des États souverains qui ont leur propre agenda à poursuivre au sein des Nations Unies.

Les États et la société civile cherchent constamment à renforcer le système des procédures spéciales afin de s’assurer qu’elles demeurent pertinentes au sein du système de protection des droits humains de l’ONU. Ce n’est pas un secret que le Conseil des droits de l’homme éprouve de sérieuses difficultés à faire approuver certains mandats par les États et que cela nuit grandement à la légitimité des procédures spéciales[16]. Parmi les éléments qui nuisent à l’efficacité des procédures spéciales, l’ouvrage aborde le problème de la multiplication rapide des mandats et la portée des mandats qui est parfois soit trop vague ou soit enchevêtrée avec un autre mandat existant[17]. Ces facteurs ont mis beaucoup de pression sur les ressources et la capacité du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme. Plus spécifiquement, Jane Connors, la directrice du plaidoyer international d’Amnistie international à Genève, divise son analyse de l’origine des tensions en deux sous-thèmes; les lacunes financières et les lacunes en termes de ressources humaines[18]. Elle affirme que si les ressources financières pour appuyer les mandataires étaient à la hauteur des besoins, on ne se soucierait pas autant de la vitesse à laquelle les mandats sont émis. Parallèlement, si la dotation en personnel du bureau de coordination des procédures spéciales était prévisible à long terme et si le personnel attribué aux différents mandats était davantage équitablement divisé, cela réduirait les tensions sur le personnel existant. En résumé, l’auteur suggère que fournir des ressources humaines et financières suffisantes à plus long terme affirmerait le statut et le rôle indispensable que jouent les procédures spéciales en plus de résoudre en partie les tensions croissantes. Cet argument est cependant loin d’être avant-gardiste. Il mériterait d’être étudié plus en profondeur en relation avec l’enjeu de la politisation des organes onusiens, un sujet effleuré brièvement en discutant de l’attribution des fonds par les donneurs[19].

En fait, dans l’ensemble de l’ouvrage, l’argumentation proposée pourrait être considérée comme étant plutôt conservatrice. Alors que certains lecteurs pourraient chercher dans ce livre des recommandations innovatrices aux défis énumérés, ils pourraient être désenchantés par le réalisme dans lequel est ancré le raisonnement de la majorité des collaborateurs. Par exemple, le livre note que les procédures spéciales, de par leur nature et appuyées par les résolutions 1235 et 1503[20], ont démontré la nécessité pour les États de collaborer avec les procédures spéciales, sans pour autant que cela intervienne dans leurs affaires domestiques. Ainsi, le recueil ne passe pas sous silence le dilemme entre la souveraineté des États et le mandat des procédures spéciales. Toutefois, les auteurs ne prononcent pas clairement des suggestions afin de dissoudre le dilemme historique entre souveraineté des États et défense des droits universels. Le lecteur est donc encore perplexe à se questionner sur ce que peuvent faire les procédures spéciales de manière réaliste sans outrepasser la souveraineté des États, si ce n’est que par nommer et pointer du doigt les acteurs fautifs[21]. C’est entre autres ce que Phil Lynch, directeur du International Service for Human Rights, recommande afin de réduire les cas de diffamation et représailles dont peuvent être victimes les défenseurs des droits humains incluant certains individus impliqués dans les procédures spéciales. Dans le dernier chapitre, il insiste qu’une solution serait d’augmenter la visibilité (médiatique ou autre) et les conséquences politiques développées envers les États qui laissent l’impunité régner lorsqu’il est question de poursuivre légalement des cas de violation des droits humains[22]. Parmi les autres arguments soulevés, l’auteur discute du besoin de rapidement mettre en oeuvre les recommandations du Secrétaire général dans les rapports annuels de 2014 et 2015[23], ce qui est l’évidence même. Il suggère également de nommer un Rapporteur spécial sur les cas de représailles envers les défenseurs des droits humains pour mieux étudier la question et formuler des recommandations. Cela peut sembler ironique de vouloir protéger les rapporteurs spéciaux victimes de représailles en créant un nouveau mandat de rapporteur spécial, mais cela témoigne une fois de plus de la foi en la capacité des procédures spéciales à résoudre des enjeux. M. Lynch surprend agréablement à la fin du livre en proposant plus concrètement l’élaboration d’une politique interne aux procédures spéciales qui inclurait une base de données pour suivre l’évolution des cas[24].

Somme toute, cette encyclopédie de savoir accumulé offre une vision complète et vient bonifier la littérature existante sur les procédures spéciales. Le réel succès de cet ouvrage est d’avoir su rassembler tous ces articles pour mieux générer une vue d’ensemble de la situation actuelle au sein d’un ouvrage accessible au public. Nolan, Freedman et Murphy ont ultimement réussi à faire l’éloge du système qui, selon elles, est victime de son propre succès[25]. Cependant, afin de demeurer les précieux joyaux de la Couronne auxquels l’ancien Secrétaire général Kofi Annan référa un jour[26], les procédures spéciales doivent adresser les critiques. Bien que l’ouvrage ne présente pas une thèse surprenante, les études de cas présentés permettent de démontrer que le système des procédures spéciales est profitable à la protection des droits humains, et ce malgré les critiques. Dans son chapitre, Elvira Dominguez-Redondo caractérise la relation qui existe entre les éléments positifs et les lacunes qui menacent l’existence même du système de quasi intrinsèque. Par exemple, l’absence de règles centralisées et la grande flexibilité des méthodes de travail des mandataires sont à la fois critiquées et appréciées[27]. Cette constatation est primordiale pour permettre aux chercheurs de formuler de nouvelles recommandations. Il s’agit d’un ouvrage utile pour tout individu souhaitant réformer le système des procédures spéciales en se basant sur les critiques déjà émises, expliquées et justifiées par une diversité d’experts.