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Dans un style simple et dynamique, Daniel Cohen analyse les « temps modernes » du travail en les considérant à la fois sous les aspects économiques, sociologiques, techniques et financiers. D’une façon générale, l’auteur remet en cause certains a priori, jugements et « bien entendu » plus ou moins fatalistes ou dramatiques que l’on partage trop facilement en maints milieux. Il s’agit de ces prêt à penser servant d’anathèmes tels que : « La mondialisation, un fléau inéluctable… ! », « La fin prochaine du travail et la venue d’une société vouée au chômage », « Les techniques de l’information et de la communication (TIC) libératrices de l’homme jusqu’alors asservi », etc.
Si les techniques nouvelles permettent la production de l’objet par l’objet, elles ne sauraient chasser le salarié du monde du travail et faire une société de chômeurs. Bien au contraire, affirme-t-il, l’homme devra de plus en plus produire des « biens publics » ; il s’agit des services essentiels à tous les hommes et notamment en éducation, santé, logement et activités sociales. Ainsi, le travail sera encore davantage le fait de l’homme par et pour l’homme : « Les médecins, les enseignants, les architectes, les entraîneurs sportifs, les inventeurs d’objets nouveaux (et non plus leurs producteurs) formeront la seule ossature des relations économiques » (p. 16). Pour illustrer cette thèse, l’auteur rappelle comment le prix d’une place au théâtre était fort accessible alors que seuls les riches pouvaient se procurer une bible au temps de Shakespeare. Situation maintenant inversée où le travail de l’homme par l’homme se fait cher alors que tous pouvons disposer à prix modique d’un exemplaire de la bible ou du coran.
Daniel Cohen signale que les techniques nouvelles de production n’ont pas réduit pour tous le poids du travail. S’il est moins physiquement pénible, il devient de plus en plus stressant sous la pression psychologique qu’exerce l’organisation et l’isolement qu’imposent les programmes informatiques, soit les nouveaux « petits chefs » aussi vigilants que discrets. En somme, la technologie libère l’homme de l’asservissement de la nécessité, mais elle ne le libèrerait pas de la technique (p. 26).
L’auteur souligne comment l’évolution de ses instruments de travail bouscula l’homme. De la ruralité à l’usine sous les effets combinés du taylorisme et du fordisme, soit la production de masse par et pour une masse anonyme d’ouvriers non qualifiés et maintenant, on connaît un certain retour à l’atelier-maison par l’informatique et la télécommunication (le télétravail). L’ère du zapping des tâches et des fonctions suppose ou exige du salarié une grande polyvalence pour demeurer en poste. Cette flexibilité professionnelle conduit le salarié à devenir un travailleur « autonome ». En clair, cela signifierait seulement que le contremaître n’est pas derrière son épaule. Par ailleurs, ce travail demeure néanmoins encadré par le tracé des programmes informatiques qui indiquent la voie et enregistrent tous les faits et gestes et même les omissions de ce même travailleur « autonome ». Cette polyvalence permet de réduire les « temps morts » si bien qu’il n’y a plus de jachère, de temps libre où on peut prendre un recul pour mieux voir l’ensemble des opérations et faire le point. C’est le passage du fordisme au toyotisme : le juste à temps pour le client et le « tout le temps occupé » du salarié. Un tel régime de travail conduit inévitablement à l’actuelle maladie, celle qui brûle le salarié (le burn-out) notamment par la concurrence interne qui peut être plus dévastatrice que celle de l’extérieur car, avec le temps, cette dernière serait quelque peu apprivoisée. Ce n’est plus la machine qui serait en panne, mais bien l’homme dans son être le plus intime.
Daniel Cohen rappelle comment on aurait progressivement réussi à satisfaire et même à multiplier les « besoins » du public. Selon l’auteur, toute une strate de la production demeurerait étrangère à ce manège, soit celle des biens sociaux (éducation, santé, logement, activités sociales). Si la machine fut le point central de la révolution industrielle au cours du XXe siècle où l’ouvrier n’était qu’une partie du tout, la révolution informatique qui s’épanouit dans un néo-libéralisme renverse la situation et cible la partie pour le tout. Elle donne l’apparence d’accorder à chacun une autonomie professionnelle et prétend rabattre les hiérarchies. En poursuivant ce parallèle, l’auteur souligne que le fordisme avait néanmoins permis l’avènement d’un certain équilibre politico-social (l’État providence et les régimes de sécurité sociale) et se demande si l’actuelle révolution numérique saura, en retour du coût qu’elle impose, se détourner du néo-libéralisme, soit le chacun au seul profit des mieux nantis.
Sous le thème capital financier et capital humain, Daniel Cohen souligne un changement majeur survenu au plus haut niveau de l’administration des entreprises et qui consiste en une prise de contrôle de la gestion des grandes entreprises par les milieux financiers au prix d’écarter ou de rabaisser les gestionnaires de carrière. D’où la vague des prédations, celle des fusions, des réorganisations des processus de production accompagnés de licenciements massifs. Ces actions et réactions s’effectuent en fonction trop souvent des indices boursiers et des rapports comptables trimestriels. L’auteur souligne également les techniques employées pour convertir des gestionnaires professionnels en financiers, notamment en leur donnant des privilèges exorbitants par la voie du stock-option, du « golden parachute » et de boni faramineux (p. 91). Cette dialectique managériale entraîne la précarité-flexibilité et nie ou renie les ententes implicites entre ceux qui sont et qui font la firme (p. 83), c’est-à-dire ces noeuds qui lient et relient ou permettent à moyen terme d’être mutuellement justes (les règles de vie rattachées à la culture de chaque entreprise). Ce terreau culturel est bouleversé et souvent détruit par des fusions et les confusions des genres dans ce duo macabre où « fusion et licenciement riment désormais presque toujours » (p. 86). Trop de ces nouveaux gestionnaires oublient ou veulent faire oublier que la moitié de la valeur boursière d’une entreprise provient de son « capital humain ». L’auteur termine ce chapitre par une observation que bien des gouvernements pourraient retenir : « À ne considérer le droit du travail que comme un coût, on se prive de toute possibilité de créer un environnement coopératif. On crée plutôt un monde “toxique”, qui n’est pas la meilleure façon de favoriser le capital humain de la firme, à l’heure où son rôle devient essentiel » (p. 97).
Au sujet des crises, et notamment celle de 1997 en Asie, Daniel Cohen en présente une brève analyse à l’aide de la crise occidentale de 1929 où on se limita « à crier au feu en plein déluge » (p. 105). La leçon la plus importante tirée de ces crises serait la nécessaire mise en place d’un « prêteur de dernier ressort » soit une banque centrale capable d’y injecter les liquidités nécessaires et en temps utile pour bloquer la propagation du feu. Qu’en sera-t-il de la Banque centrale européenne ? Sera-t-elle être « aussi vigilante à empêcher la baisse qu’à empêcher la hausse de l’inflation » (p. 115) ?
Selon certains prophètes de malheur, on connaîtrait bientôt la fin du travail ! Un tel fatalisme résulterait du fait que les tenants de cette thèse tiennent à titre d’invariants des facteurs pourtant très ductiles et qui empruntent souvent des formes imprévisibles. Son argumentation est fort intéressante parce qu’elle s’appuie sur l’enseignement de l’histoire. Sa théorie qu’il qualifie de « destruction créatrice » est illustrée à l’aide de l’évolution par à-coup que connut l’industrie du textile. Lorsque John Kay inventa la « navette volante », il lui fallut quitter sa ville poursuivi par des émeutiers qui perdaient leur emploi. Peu après, la productivité des tisserands augmenta de 20 à 30 % si bien qu’un déséquilibre se produisit, soit une pénurie de fil. Ce premier goulot d’étranglement fut résorbé à l’aide du « Spinning Jenny » inventé par Heargraves et qui démultiplia l’efficacité des rouets. On connut peu après une autre contrainte en raison des limites de l’énergie motrice de l’homme. La recherche de nouvelles forces motrices en continu s’imposa. Ainsi, de l’énergie hydraulique, on passa à la machine à vapeur en 1777 (Watt). Puis, vint ce troisième goulot d’étranglement, celui du blanchiment et de la coloration des tissus. Le lait caillé ne pouvait plus suffire, et l’industrie chimique prit la relève : le chlore isolé puis, la teinture synthétique assumèrent la relève et ainsi de suite… Donc, ces déséquilibres, conséquences de progrès particuliers, forcèrent la recherche de réponses, lesquelles peuvent elles-mêmes provoquer d’autres déséquilibres : « La course de la croissance tire les secteurs en retard jusqu’au point de rupture ; et provoque des innovations qui prennent parfois une course autonome (de l’industrie des colorants naît ainsi la pharmacie… » (p. 144).
Daniel Cohen conclut que les « innovations ne se font jamais dans le vide » et qu’il devrait en être ainsi de l’informatique, des « TIC » et du numérique. Si ce passé permet d’entrevoir un possible futur, il faut néanmoins se préparer à assumer collectivement de tels coûts et contrecoups qu’elles entraînent. En d’autres termes, on ne saurait n’y voir que fatalité pour les autres. En somme, un tel essai serait lu avantageusement par tous les étudiants en relations industrielles (sans égard au statut académique de chacun) si ce n’était que pour remettre certaines « pendules à l’heure ».