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D'abord, il y a quelque chose de paradoxal dans ce titre d'allégorie visuelle, car l'allégorie, technique ancienne et médiévale selon l'expression de J. Whitman, était à l'origine une pratique de la langue parlée. En effet, l'étymologie du terme le fait dériver du grec ἀλληγοрία, action consistant à dire une chose et en même temps à en signifier une autre (ἀλλοϚ), le terme ayant ainsi pour origine un verbe voulant dire « haranguer au marché ou sur la place publique » (ἀγοрἀ). Le verbe ἀλληγοрειυ aurait donc débuté dans une sorte de rhétorique mystifiante comme acte de décrire ou de représenter oralement et de manière disjointe certains faits et événements sous l'apparence de tout autres faits et événements qui leur ressemblent à certains égards. Ensuite, le parlé s'est constitué en écrit sous la forme du commentaire philosophique - l'allégorèse ou allégorie interprétative connue longtemps sous le nom de ὑπόυοια (signification sous-jacente) -, et ce n'est véritablement qu'au haut moyen âge que le potentiel didactique et moralisateur de la « technique » a pu être compris et exploité comme composition et non plus seulement comme interprétation[1]. L'allégorie fondée sur l'image, quant à elle, réalisée de manière exemplaire dans les divers livres d'emblèmes, sera par conséquent une invention tardive. Si donc une pratique parlée est devenue un commentaire écrit pour enfin se réaliser sous la forme d'images, on peut avancer l'idée, n'en déplaise à certains commentateurs qui s'obstinent à n'admettre que l'allégorie écrite[2], qu'à certains égards qui restent à déterminer les trois réalisations orale, écrite et visuelle de l'allégorie ont des caractères communs.

Ce sont ces considérations que les collaborateurs du dossier exploitent en poursuivant en filigrane trois pistes de réflexion. D'abord, de technique l'allégorie se transforme véritablement en mode commun à divers genres, qui vont du récit à l'emblématique nationale, de l'image allégorique photographique jusqu'à un questionnement sur la nature du musement et de la création artistique. Ensuite, c'est sur ce point précis de la nature du dénominateur commun aux divers genres allégoriques que s'ouvre à nouveau le vieux débat des rapports associant (ou non) l'allégorie et la métaphore. Enfin, toute image allégorique ou autre étant en elle-même forcément rhématique, se pose avec persistance la question du rôle à attribuer dans l'interprétation de l'allégorie visuelle au texte qui l'accompagne et la soutient.

Néanmoins la problématique ouverte par le thème du dossier ne s'arrête pas avec l'étymologie - la lecture d'un texte écrit étant tout autant une activité oculaire et le texte lui-même un phénomène visuel et vu. C'est que notre conception du visuel tout comme notre perception visuelle elle-même, comme l'a suggéré autrefois Walter Benjamin, ont évolué avec les changements sociaux et politiques survenus dans l'histoire de l'humanité. Et de la même manière le statut « ontologique », pour ainsi dire, de l'objet visuel ainsi perçu en tant qu'existant a lui aussi subi de profondes transformations. Autrefois, les histoires saintes, par exemple, ont souvent été réalisées sous forme de fresques murales proposées à la contemplation collective et humble de fidèles illettrés dans un endroit sacré unique et fixe ou bien se sont retrouvées sur les pages altières de livres destinés à un lectorat aristocratique restreint. Dans les deux cas l'objet visuel avait une portée et un rayonnement limités. C'est sans doute grâce à l'invention de la xylographie que la diffusion de l'allégorie s'est développée et que la gamme du représentable s'est considérablement étendue. Car aujourd'hui, en revanche, tout au moins dans le monde occidental, l'observation de l'objet visuel, allégorique ou autre, est devenue un acte à la fois individuel et universel : la scolarité obligatoire assure à tous l'accès à l'image alors que les supports dont dispose l'artiste pour la diffusion de son oeuvre lui permettent de produire des objets que tout un chacun peut tenir dans la main, regarder à la télévision dans une communion planétaire (Debray), faire circuler instantanément aux quatre coins du monde grâce aux réseaux et aux liens du world wide web, ou encore modifier plus ou moins interactivement grâce à la technologie numérique.

Or si l'on a pu voir, dans le regain d'intérêt qu'a connu l'allégorie tant scripturale que picturale pendant les dernières décennies du xxe siècle, un rapport avec l'émergence de la sensibilité postmoderne, on peut néanmoins penser que, devant l'aplatissement du monde opéré dans l'instantanéité par les médias et Internet, la réalisation visuelle du mode allégorique a pu séduire l'artiste contemporain justement grâce à sa structure disjointe et, paradoxalement, à sa capacité à représenter le non visible. Or de telles représentations, qui permettent à l'allégoriste de réintroduire dans l'image de la profondeur, du hiératique, voire du sacré, s'accommodent facilement d'un support comme la photographie, d'abord argentique, puis numérique, médium dont on pourrait croire que l'objectivité légendaire neutraliserait justement l'obliquité de la pensée allégorique. C'est là aussi une piste de recherche qui sera poursuivie de diverses manières dans le présent dossier.

Enfin, si la portée du visuel s'est enrichie et qu'en même temps nos modes abductifs de perception se sont subtilement modifiés au cours des siècles, le terme même de visuel s'est problématisé de façon aiguë au cours des quarante dernières années, de sorte qu'il n'est plus possible de s'en tenir à présent au simple pictural, terme hors idéologie et hors histoire, car divers prophètes d'un âge nouveau nous annoncent depuis quelque temps déjà un bouleversement technologique et moral du champ même où s'exerce l'allégoriste. « Nous étions devant l'image, nous sommes dans le visuel » peut se lamenter un Régis Debray, qui entrevoit dans notre ère caractérisée par la simulation numérique et l'immatérialité de l'image télévisuelle la mort annoncée de l'image traditionnelle et l'appauvrissement intellectuel, moral et civique du citoyen[3].

Moins pessimistes mais plus alarmants, les organisateurs d'un récent congrès mondial de sémiotique visuelle[4] se sont donné, devant les incertitudes qui confrontent le visuel, ce thème général : « Le visuel dans l'ère du post-visuel », ère qui correspond à peu près au « visuel » de Debray - la confusion terminologique est malheureuse mais la congruence des deux concepts ne fait pas de doute - et qu'ils qualifient plus radicalement d'ère du « post-humain ». Il s'agit là d'un thème qui nous en impose doublement. D'une part, il fait référence aux économies postindustrielles fondées sur l'ordinateur et la technologie numérique, économies où un Baudrillard, par exemple, croit déceler la circulation non plus des marchandises du capitalisme classique mais seulement les signes de marchandises absentes, disparues, c'est-à-dire la circulation de simulacres vides de sens à l'intérieur d'un vaste post-spectacle apocalyptique sans épaisseur. D'autre part, et encore assez paradoxalement, ce même thème évoque sans la nommer l'attaque en règle menée au cours du xxe siècle notamment par des intellectuels continentaux et principalement français (Bergson, Barthes, Foucault, Lyotard, Derrida, etc., mais aussi Saussure, Heidegger, Eco et d'autres encore) contre la position jugée hégémonique du visuel et de tout un courant oculocentriste qui avait jusqu'alors caractérisé notre manière occidentale d'appréhender le monde[5]. C'est ainsi que la perception, la perception visuelle surtout, a en quelque sorte cédé du terrain devant la montée en puissance du langage, du linguistique, voire du scriptural, comme vecteurs essentiels du nouveau paradigme de notre façon de penser le monde et, on va le voir, de rendre compte de l'oeuvre d'art.

À la lumière de ces crispations philosophique et intellectuelle, et compte tenu de l'instabilité du statut du visuel à l'heure actuelle, deux questions se posent entre autres : quel avenir est réservé par notre culture numérique contemporaine à l'image en général, et, dans ces conditions, comment penser et expliquer l'allégorie visuelle en particulier ? Sans pour autant négliger la première, c'est à cette seconde question que s'adressent plus spécifiquement les articles du présent dossier. Six chercheurs d'institutions et de pays divers, aux disciplines et aux préoccupations professionnelles variées, mais unis par une certaine conception de la sémiotique, se sont penchés sur la nature de l'allégorie visuelle et sur ses réalisations passées et actuelles dans notre culture occidentale de masse. Par sa neutralité disciplinaire autant que par l'étendue et la richesse de ses ressources conceptuelles, la perspective sémiotique semble l'approche la plus à même de rendre compte de la complexité de la problématique et des enjeux idéologiques en cause.

Pour commencer, deux études reviennent sur les bases théoriques de l'allégorie visuelle. Tony Jappy passe au crible peircien les contenus qu'une théorisation célèbre annonçant la sensibilité postmoderne a cru déceler dans le mode allégorique pour montrer, à partir d'allégories contemporaines, que les invariants qui y sont avancés sont déterminés autant par des considérations idéologiques plus ou moins conscientes que par une étude minutieuse des faits. Christian Vandendorpe, quant à lui, se fondant sur une sélection d'images qui vont du gothique international à la publicité contemporaine, en passant par l'Iconología de Cesare Ripa, propose, dans la constitution de l'allégorie, tour à tour trois régimes cognitifs et examine la manière dont l'interprétation des images allégoriques a pu évoluer pendant la période représentée. De son côté, David Scott, s'appuyant sur l'étude d'une variété de supports, s'intéresse à diverses réalisations d'une allégorie aux dimensions proprement nationales, Britannia en l'occurrence, et s'interroge sur les contraintes spécifiques qui s'en trouvent imposées au processus interprétatif. Ensuite, deux articles explorent certains aspects plus spécifiquement plastiques du mode allégorique. Mirelle Thijsen, dans une étude très complète de photographies allégoriques contemporaines, examine les stratégies employées par l'artiste créateur pour allier effet narratif et structure allégorique dans ce qui passait autrefois pour le plus réaliste, et par conséquent le plus littéral des supports de l'imagerie fixe, à savoir l'image photographique. Menée dans l'optique peircienne, l'étude de Francesca Caruana rend compte de ce qui est souvent négligé dans l'analyse de l'allégorie telle qu'elle se réalise dans l'image, et tout autant dans la peinture en général, à savoir les déterminations complexes qui fondent l'acte créateur lui-même et qui, dans les discours institutionnels, sont le plus souvent masquées par une préoccupation exclusive de l'interprétation. Enfin, reprenant une perspective plus théorique, Göran Sonesson cherche à dégager les traits caractéristiques du mode allégorique en y opposant, par exemple, la métaphore dans ses manifestations visuelle et écrite, tout en avançant une théorie de l'allégorie visuelle qui tire grande partie de l'icône peircienne.

Le mot de la fin va évidemment aux nombreux artistes et artistes photographes qui nous ont si généreusement accordé le droit de reproduire leurs magnifiques images. Au nom de toute l'équipe, je les remercie de tout coeur de ce geste positif sans lequel le dossier n'aurait pu se réaliser.