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La théorie du populisme qu’ont élaboré en dialogue le philosophe argentin Ernesto Laclau et la théoricienne politique belge Chantal Mouffe est une théorie du politique envisagé en tant que pratique militante. Elle offre des arguments convaincants contre toute réduction du fait politique à l’administration ou aux formes contemporaines les plus consensuelles de la démocratie représentative. Leur travail commun a débuté avec la parution, en 1985, d’un ouvrage marquant pour la philosophie sociale et la théorie politique contemporaine : Hegemony and Socialist strategy[1]. Rompant avec une la tradition théorique révolutionnaire, notamment althussérienne, dont Ernesto Laclau était issu, l’ouvrage prend congé de l’idée que l’horizon de la politique émancipatrice coïnciderait nécessairement avec un projet de transformation radicale de la société. Ce faisant, les auteurs définissaient leur approche intellectuelle comme « postmarxiste », et leur ambition politique comme « démocratie radicale ». À leurs yeux, la pensée de gauche de la fin du xxe siècle devait faire face à l’effondrement de la confiance portée par la philosophie de l’histoire marxiste, et à une « prolifération de luttes[2] » nouvelles, portées par le féminisme, l’écologie, les minorités sexuelles ou raciales. Cette conjonction de phénomènes aurait conduit à la fin de la centralité ontologique de la classe ouvrière comme sujet de l’histoire, et de la révolution sociale comme son projet. Par contraste avec cet héritage d’opposition frontale avec la démocratie libérale, le nouveau projet de démocratie radicale implique non seulement l’idée que la démocratie est son propre fondement, mais encore qu’elle ne mérite son nom que lorsque s’y affrontent pacifiquement des projets d’organisation institutionnelle significativement distincts, et objets d’investissement affectifs et passionnels[3].

À la lumière de cet ouvrage, et des premiers travaux des deux auteurs, on a pu diagnostiquer des divergences entre un héritage marxiste toujours présent chez Laclau et le pluralisme démocratique qu’incarnerait la pensée de Mouffe[4]. Sans statuer sur le bienfondé de cette observation au début des années 2000, deux décennies se sont écoulées, nous forçant à considérer le corpus sous un jour nouveau. Ainsi la parution en 2005 de l’ouvrage de Laclau On Populist Reason, et ses suites, témoigne-t-elle à double titre contre les tentatives de scinder les itinéraires intellectuels des deux auteurs. D’une part car Laclau s’y réfère à Mouffe à plusieurs reprises, plaçant explicitement sa propre réflexion dans la continuité de celle de la philosophe belge. Et, d’autre part, parce que cette dernière a prolongé la recherche de Laclau dans ses propres ouvrages, sans s’écarter de ses orientations théoriques. Pour ces raisons, et bien que l’ouvrage de 1985 soit le seul qu’ils aient effectivement coécrit, une lecture croisée de leurs travaux s’impose comme une stratégie d’interprétation apte à enrichir notre compréhension du mouvement contemporain, indissociablement intellectuel et politique du « populisme de gauche ».

Pour Laclau, le « populisme est, tout simplement, une manière de construire le politique[5] ». Toutefois, la généralité de cette définition suscite le questionnement. L’argumentaire de l’auteur, en effet, demeure ambigu en raison du double objectif qu’il se donne : tout à la fois proposer une formalisation des conditions de l’engagement politique en général, et en même temps orienter politiquement cette formalisation, de telle sorte qu’elle démontre l’authenticité supérieure du type de mouvements tenus pour les plus progressistes ou les plus avancés. C’est ainsi que les mouvements tenus pour « universalistes » seront décrits comme plus essentiellement politiques que les mouvements revendiquant une identité culturelle ou ethnique spécifique. Ce faisant, Laclau et Mouffe entendaient privilégier dans leur définition un activisme « de gauche » par opposition aux fascismes et aux conservatismes qui, à leurs yeux, ont en partage une certaine conception rigide et figée de l’identité. Toutefois, cet article ne vise pas exactement à statuer sur le caractère trop ou insuffisamment inclusif d’une définition du populisme. Il s’agira plutôt d’en questionner le formalisme même, en mettant cette pensée à l’épreuve d’une question centrale de notre modernité politique : celle de la violence raciale. Si elle n’est pas absente des développements du populisme de gauche, la race pâtit d’y être traitée de manière allusive, en convoquant les lieux communs davantage que la rigueur de l’analyse philosophique ou historique.

Comme l’a montré Dave Mesing, qui a analysé le premier ouvrage de Laclau et Mouffe à la lumière des écrits du militant du Black Panther Party George Jackson, la prétention à l’exhaustivité de leur théorie de la démocratie radicale est mise à mal par une confrontation à la tradition radicale noire[6]. Prolongeant l’entreprise théorique de Mesing, il s’agira de pointer les limites du populisme de gauche en recourant notamment à l’exemple du mouvement sud-africain de la conscience noire. Né dans un contexte de la fin des années 1960 et du début des années 1970, alors que l’African National Congress de Nelson Mandela a été décapité par la répression, ce mouvement naît d’une jeune génération de militants étudiants, las de la stérilité d’organisations pilotées par les libéraux blancs. Ils fondent en 1969 leur syndicat : la South African Students Organisation, puis, trois ans plus tard, une organisation nommée Black People’s Convention[7]. Le principal leader charismatique et intellectuel organique du mouvement, Steve Bantu Biko, a proposé une philosophie sociale exigeante articulée à une pratique de la stratégie militante au sein des organisations politiques qu’il a participé à fonder. Au même titre que Laclau et Mouffe, il est animé du constant souci d’associer une analyse stratégique à une réflexion théorique. Leur figure politique centrale est celle du Noir, compris comme un sujet politique qui, victime de la violence de l’apartheid, identifie que l’affirmation de ses intérêts passe par son abolition[8]. On mobilisera ainsi Biko comme un point d’extériorité à partir duquel la généralité de la pensée politique de Laclau et Mouffe pourra être remise en cause.

Laclau et Mouffe face à la théorie politique contemporaine

Avant d’explorer dans le détail la pensée de Laclau et Mouffe, puis d’en proposer une critique, il importe, dans un premier temps, de la situer en en circonscrivant la position dans le champ de la philosophie politique contemporaine. Si leurs travaux ont notoirement puisé aux sources de la déconstruction de Derrida, de la psychanalyse lacanienne ou de la philosophie du langage du second Wittgenstein[9], il m’importe davantage ici d’insister sur sa dimension pratique et prescriptive que sur son versant spéculatif. Pour ce faire, je vais indiquer les grandes options de philosophie politique du xxe siècle dont ils se rapprochent et celles dont ils se distinguent. Laclau et Mouffe font partie des théoriciens qui envisagent la politique à partir de sa pratique et participent de ce que Hans Sluga a nommé la « forme diagnostique de la pensée politique[10] ». C’est-à-dire qu’ils ne forgent pas une philosophie normative, qui définirait ce qui est juste d’un point de vue rationnel. Une telle perspective, en effet, requiert un certain désengagement du philosophe vis-vis des enjeux de la politique, à lui réserver une position d’exception. Dans la perspective diagnostique, au contraire, il n’existe pas de tels experts du Bien dont les philosophes seraient les plus éminents représentants. La recherche du bien commun se situe au niveau de ceux avec qui l’on vit et, de ce point de vue, la tentative normativiste de dégager un concept absolu du bien ou du juste n’est qu’un geste politique parmi d’autres.

Cela dit, au sein même de ce que Sluga appelle la « forme diagnostique », on rencontre des approches diverses, voire opposées. Une ligne de fracture majeure a été mise en évidence par Carl Schmitt dans son célèbre essai sur La Notion de politique. Il y distingue deux principaux courants de la philosophie politique qu’il qualifie respectivement d’optimiste et de pessimiste. Afin de ne pas faire de contresens à propos de cette étrange dénomination, il importe d’avoir en tête que Schmitt ne cherche pas à dégager par là des manières plus ou moins heureuses d’aborder la politique. Il n’est pas question pour lui de séparer des auteurs qui envisagent l’avenir avec insouciance, comme s’il s’annonçait radieux, de ceux qui pensent qu’il apportera son lot de catastrophes. Contrairement à ce que ces termes laissent à penser au premier abord, il ne s’agit donc pas du tout d’anticipations heureuse ou malheureuse du futur. Optimisme et pessimisme sont en fait deux manières distinctes de concevoir la nature même de la politique. Pour le courant pessimiste, dont Schmitt considère lui-même faire partie, l’essence de la politique consiste dans le geste qui pose une division entre amis et ennemis. « La distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent se ramener les actes et les mobiles politiques, c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi[11] ». Par contre, pour le courant optimiste, c’est le jugement, l’argumentation et la libre discussion des opinions qui constituent l’essence de la politique. Parmi les plus célèbres représentants de ce second courant au xxe siècle, citons Hannah Arendt ou Jürgen Habermas. Cette opposition trouve chez Mouffe une traduction démocratique. Si, aux yeux de Schmitt, l’adversité revêt une dimension existentielle et désigne toujours un groupe qui, certes ne doit pas être exterminé, mais au moins expulsé du corps social ou vaincu une bonne fois pour toutes, il appartient à la politique démocratique de traduire l’opposition différemment. Ainsi substitue-t-elle, à l’antagonisme schmittien, la notion d’agonistique. « Dans la perspective agonistique, la catégorie centrale de la démocratie est celle de l’‘adversaire’, c’est-à-dire de l’opposant avec lequel on partage une allégeance commune aux principes démocratiques de liberté et d’égalité, tout en étant en désaccord sur le sens à leur accorder[12] ».

De ce fait la tentation est grande de prendre la philosophe belge au pied de la lettre et d’assimiler la pensée de Laclau et Mouffe à une version domestiquée ou euphémisée du pessimisme schmittien. Toutefois, il importe aussi d’observer que les auteurs recourent abondamment au métadiscours : ils ne cessent de revenir sur leurs ouvrages passés, qu’ils invitent à lire de telle ou telle façon. Or ces indications, souvent guidées par des enjeux polémiques immédiats et la nécessité de se démarquer d’une théorie rivale, peuvent se révéler trompeuses. Leur opposition affichée à un aspect de la pensée d’un auteur cache souvent des emprunts plus discrets à d’autres pans de sa doctrine. Mouffe souligne que « pour penser politiquement il faut d’abord reconnaître la dimension ontologique de la négativité radicale[13] », c’est-à-dire le caractère irréductiblement clivé, « adversarial » écrit-elle encore, de l’espace public. Mais s’en tenir à cette conception de la politique comme inimitié, c’est omettre ce que même le dernier Carl Schmitt avait eu à coeur de rappeler : « La réalité centrale du politique ne se ramène pas à la seule hostilité, elle est distinction de l’ami et de l’ennemi et elle présuppose les deux, l’ami et l’ennemi[14] ». C’est pourquoi je proposerai de décrire dans le détail la pensée de Laclau et Mouffe comme une double ontologie du politique. Le politique y relève à la fois d’une logique de l’opposition et d’une logique de l’alliance — or Laclau et Mouffe tendent à minimiser ce second aspect dans leur métadiscours, voire à le dissimuler, tout en le développant dans leur philosophie. Par exemple, Chantal Mouffe distingue nettement « deux conceptions fondamentales : l’une qu’on peut appeler vision associative, pour laquelle le politique est un espace de liberté et de délibération publique où l’on agit en commun, et la vision dissociative, pour laquelle le politique est un espace de pouvoir, de conflit, d’antagonisme[15] », inscrivant sans ambiguïté sa démarche dans la seconde catégorie.

Pourtant, dans ses détails, l’approche philosophique des deux auteurs n’apparaît ni pessimiste, ni optimiste ; ni dissociative, ni associative, mais semble au contraire transcender ces partitions en affirmant ce que je qualifie de double ontologie du politique. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une troisième voie, par-delà optimisme et pessimisme, puisqu’elle affirme que dans son essence, la politique repose simultanément sur ces deux approches, qui sont également vraies. Elles sont même interdépendantes. Comme l’écrit Mouffe, « la politique, qui est toujours une question d’identité collective, relève de la constitution d’un “Nous” dont la condition même est la possibilité de se démarquer d’un “Eux”[16] ». Le choix de ces pronoms ne va pas de soi. Si la figure de l’adversaire est pensée comme un « Eux » plutôt que sous l’adresse directe d’un « Vous », c’est qu’elle est un objet du discours que les participants au « Nous » tiennent les uns avec les autres. Le pronom « Eux », davantage que l’interpellation menaçante du « Vous », explorée par Althusser dans le fameux article « Idéologie et appareils idéologiques d’État[17] », présuppose une complicité amicale, une part délibérative. Le politique relève à la fois d’une logique de l’opposition et d’une logique de l’alliance. Les deux questions s’y posent simultanément : celle de l’hostilité et celle de la communauté. D’un côté, il y a celles et ceux avec lesquels on accepte le libre échange des opinions et l’exercice du jugement, et de l’autre ceux avec lesquels l’interaction doit passer prioritairement par la force — quelle que soit la forme que peut revêtir ce recours à la force, qui demeure généralement purement discursif. En somme, il n’y a pas de communauté sans ennemis, ni d’ennemis sans communauté. On ne saurait concevoir la désignation d’un ennemi sans envisager en même temps la spécificité de la communauté politique qui émet cette déclaration d’inimitié. Et une communauté a ses propres mobiles, motifs et objectifs, qui ne sont jamais aussi monolithiques et immuables que le réalisme géopolitique de Carl Schmitt le laisse à penser (il existe d’autres raisons de lutter que la seule volonté de puissance d’États-nations homogènes). Et, en même temps, on ne saurait concevoir le libre échange démocratique des opinions sans que les menaces qui planent sur la communauté, et les menaces qu’elle fait planer sur d’autres communautés, ne soient envisagées. C’est cela que je propose de nommer une double ontologie du politique : une conception selon laquelle le partage communautaire et démocratique d’une part, et les enjeux de l’adversité de l’autre, s’appartiennent réciproquement. Or l’opération par laquelle sont tracées ces frontières, ces lignes d’amitié et d’inimitié qui définissent à la fois la communauté et ses ennemis, c’est précisément ce que Laclau et Mouffe ont choisi de nommer « populisme ».

Le populisme redéfini

Laclau se montre extrêmement critique à l’égard de la façon dont la théorie politique a généralement abordé la question du populisme. Le concept, à ses yeux, a été indûment décrédibilisé et borné à une acception péjorative. Selon lui, en effet, le rejet du populisme cache souvent celui de la politique en général, le désir d’une administration fondée sur une préconception du Bien plutôt que sur une appréciation de la communauté ouverte à ses mouvements réels. Les représentants du courant que Mouffe qualifie d’associatif ont ainsi tendance à tenir le populisme pour une approche réductrice, manquant de fond idéologique et d’intelligence des situations, qui tendrait à simplifier la complexité des rapports sociaux en recourant à des dichotomies. Par exemple : le vrai peuple contre le faux ; les opprimés contre les oppresseurs ; les travailleurs contre les possédants, etc. Cette perspective, souligne Laclau, méconnaît les dimensions pratiques de l’engagement, puisqu’elle omet que cette simplification n’a rien d’une dérive regrettable. C’est au contraire une condition de l’action politique en général. Certes, les sciences sociales, la philosophie, la théorie politique peuvent cartographier finement le détail des oppositions sociales, mais le passage à l’action, la mobilisation politique, ne sauraient s’embarrasser de tant de subtilité. « Agir en primitif et prévoir en stratège » écrivait René Char. L’engagement militant exige une simplification qui, effectivement, peut être décrite comme réductrice d’un certain point de vue normatif. Mais il importe également de ne pas oublier que ce qui est alors perdu en termes de complexité est gagné par ailleurs en termes d’intensité existentielle.

La théorie du populisme de Laclau, en effet, rappelle que l’engagement politique ne va pas sans une certaine capacité d’être affecté. La rationalité est insuffisante pour penser la communauté politique qui implique également un mode de vie, « une pluralité de pratiques et d’adhésions passionnées[18] ». Cette affectivité participe, entre autres, des lois de la constitution de cette communauté. La définition du populisme de Laclau redonne tout son sens au suffixe « -isme », qui désigne toujours le projet de produire quelque chose. Quelques exemples suffisent à s’en convaincre : le « communisme » entend produire le commun ; le « féminisme », l’émancipation des femmes ; le « racisme », une race privilégiée ; le « consciencisme » du premier président du Ghana, Kwame Nkrumah, une conscience africaine, etc. À ce titre, Laclau est plus rigoureux dans son usage du lexique que les théoriciens politiques traditionnels puisque selon lui, le « populisme » n’est pas une rouerie démagogique, ce n’est pas la sophistique flatteuse des fausses promesses, ni même un certain type de régime ou de gouvernement. C’est à proprement parler la production d’un peuple. Dès lors, ce qui importe, c’est la manière dont il est produit.

Pour Laclau, en effet, il n’est pas de peuple en soi. L’échelle nationale, par exemple, n’est dans l’absolu pas plus légitime que l’échelle régionale pour situer le peuple. L’appartenance à la même classe sociale n’est pas non plus ce qui unifie un peuple de façon certaine. Ces traits d’appartenance ne sont que des aspects contingents qui peuvent faciliter l’émergence d’un peuple, mais ne sauraient le caractériser en propre. C’est qu’en réalité, un peuple n’existe que pour soi — c’est-à-dire que selon Laclau un « peuple » n’est rien d’autre qu’un agent, un sujet politique. On songe aux réflexions de Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, distinguant d’une part la classe en soi, dont les membres sont définis par des conditions sociologiques et économiques identiques, et de l’autre la classe pour soi — c’est-à-dire la classe parvenue à une conscience de cette communauté de position sociale et d’intérêts : la classe capable de politiser ce qui les lie et de s’organiser à partir de cela. Pour Marx, ce processus correspondait à la capacité des ouvriers à « faire valoir leur intérêt de classe en leur propre nom[19] ». Il s’agissait, en d’autres termes, de se donner un nom collectif — « Parti communiste », par exemple. Mais la théorie de Laclau et Mouffe entend aller plus loin que celle de Marx et surtout adapter son potentiel politique à la conjoncture présente. Depuis l’ouvrage commun de 1985, la stratégie choisie pour ce faire a été l’anti-essentialisme. Ainsi, parlant des composantes d’une organisation ou d’une action politique, ils écrivent : « L’unité entre ces agents n’est pas l’expression d’une essence commune sous-jacente, mais le résultat d’une construction et d’une lutte politique[20] ». La notion d’intérêts est congédiée. Elle désignait pour Marx une position dans les rapports de production, c’est-à-dire, les conditions sociales de satisfaction des besoins vitaux ou, pour le dire encore différemment, les questions de vie ou de mort. Les travaux ultérieurs de Laclau et Mouffe sur le populisme peuvent se lire comme une variation sur ce même thème anti-essentialiste, qui finit par trouver dans la notion de « peuple » le terme adéquat pour désigner le produit de sa construction politique. Ici, la production d’un peuple ne saurait se limiter à politiser ce que les individus ont en commun. Faire peuple, c’est construire une identité partagée par-delà les différences, sans la garantie ultime de l’unité de classe. Pas davantage, d’ailleurs, que de l’unité nationale, régionale, ethnique, linguistique ou autre.

Dès lors, construire politiquement un peuple, c’est d’abord construire son identité. Selon Laclau, toute identité est différentielle, se constitue par « antagonisme et exclusion[21] » — c’est-à-dire qu’elle se pose en s’opposant, en établissant ses propres limites. C’est ce qu’on a vu plus haut en évoquant l’associatif et le dissociatif. De ce fait, les différences qui peuvent exister au sein du groupe dont l’identité est ainsi constituée deviennent équivalentes, interchangeables. C’est ainsi par exemple que dans un discours populiste tel que celui de la théologie de la libération latino-américaine, chômeurs, paysans, ouvriers peuvent être regroupés au sein de la même catégorie de « pobres » (pauvres), bien qu’ils n’appartiennent pas à la même classe sociale. La théologie de la libération leur a donné en partage un nom : le nom « pauvres ». Et la logique populiste des antagonismes les rassemble puisqu’ils s’opposent tous à un même groupe : celui des riches, des possédants, des exploiteurs. Les différences sociologiques de ces classes distinctes qui constituent le « peuple des pauvres » perdent de leur importance ; elles deviennent équivalentes en ce qu’elles se sont toutes trouvé le même ennemi.

Le fait que le peuple se constitue dans une telle opposition à ce qu’il n’est pas, à son adversaire, est interprété par Laclau comme un manque structurel propre à toute communauté politique. Non seulement la communauté est incomplète, puisqu’elle s’oppose à un dehors, c’est-à-dire à des individus qu’elle exclut de son sein, mais ces individus sont en outre responsables de certains de ses maux. La construction du peuple part d’un manque de plénitude de la communauté qui se manifeste dans des demandes insatisfaites. Et ce sont ceux à qui elles s’adressaient qui sont désignés comme les ennemis, le tiers exclu à l’encontre duquel le peuple peut se structurer. C’est en effet, à travers des « demandes populaires » (des exigences politiques visant à combler les manques) qu’une communauté parvient à se subjectiver en acteur historique. Laclau s’écarte ici encore du marxisme car à ses yeux la politique populiste fonctionne en agrégeant des demandes différentes. Marx était évidemment bien placé pour savoir que les partis progressistes étaient loin d’être exclusivement composés de prolétaires. Mais à ses yeux, le petit bourgeois communiste devait trahir sa classe pour embrasser pleinement le projet social et les intérêts du prolétariat. Pour Laclau, au contraire, il importe d’articuler des demandes différentes, de les rendre compatibles les unes avec les autres sans qu’aucune d’entre elles n’affirme sa prépondérance. Ces demandes ont ainsi trois caractéristiques essentielles qui relèvent du populisme. Premièrement, elles assument une opposition entre le peuple et le pouvoir qui s’exerce sur lui, qui est celui des adversaires. Deuxièmement, c’est une articulation de plusieurs demandes entre elles qui rend possible l’émergence du peuple. Troisièmement, les demandes doivent pouvoir s’unifier en un système de signification unique, grâce au don du nom. Il y a, à la source du peuple, une incomplétude qui crée un besoin irréalisable de plénitude mettant en mouvement les agents sociaux. La pensée politique de Laclau se fonde donc sur ce paradoxe : le peuple se construit toujours à partir du constat d’un manque et il s’organise pour faire aboutir des demandes qui visent à combler ce manque. Il s’unifie dans et par l’insatisfaction. Et ce manque, ajoute-t-il, demeurera impossible à combler car la communauté parfaite et pleinement réalisée ne saurait exister.

Mais comment faire pour agréger les diverses demandes ? Laclau répond que, bien qu’il ne puisse jamais l’être vraiment, le principe qui sert de base à une chaîne de demandes populaires doit s’affirmer comme universel. C’est la conséquence du nécessaire manque de plénitude de toute communauté. Pour recourir encore à l’exemple de la théologie de la libération sud-américaine, un concept à portée universelle comme celui de « salut » permet de rassembler des insatisfactions, c’est-à-dire des demandes, assez hétérogènes. C’est cette même fonction qui peut être assumée en Europe par des mots d’ordre politiques tels que « liberté » ou « égalité ». Laclau parle à ce sujet d’un « lieu vide » de l’universel, car si sa nécessité est structurelle, il peut être rempli par des contenus extrêmement différents en fonction des contextes et des situations. Il y a toujours une tension entre universel et particulier, entre une logique identitaire et une portée universelle que les demandes sociales doivent nécessairement contenir pour pouvoir agréger autour d’elles le maximum d’individus et de groupes. Tant qu’une identité est frappée d’un manque, c’est-à-dire tant qu’elle continue à affirmer des demandes sociales, elle est liée à l’universel. Cet universel, en effet, n’est que le symbole de la plénitude manquante. Il peut aussi bien se présenter comme une aspiration au salut, à l’égalité, à la liberté, à la justice, etc. Tous ces concepts, Laclau les décrit comme des « signifiants vides ». Des mots qui, en vertu de leur flou même, sont capables d’agréger des demandes diverses, de capter et de rassembler les désirs d’acteurs politiques différents. Le signifiant vide est vidé de son signifié afin d’exprimer la plénitude, la totalité absente de la communauté. Un contenu spécifique y parvient par une « relation hégémonique[22] ». Peut être dit hégémonique le groupe, politiquement et discursivement construit comme tel, qui incarne les ambitions d’une part de la société plus large que lui-même : exercer l’hégémonie, c’est se présenter comme répondant au manque de la société. Ainsi, « une identité populaire fonctionne comme un signifiant tendanciellement vide[23] ». Des mots d’ordre tels que « justice », « liberté », « salut », etc. n’ont pas de contenu conceptuel déterminé ; ils se contentent de signifier la plénitude absente. Dès lors, pour Laclau, le peuple se constitue performativement et le recours à de tels signifiants vides a pour fonction de creuser l’écart, d’intensifier la différence entre deux termes. Par exemple entre les pauvres et les riches, le peuple et les élites, les victimes et les coupables, etc. Le flou de ces concepts ne signale pas leur indigence théorique ; c’est au contraire ce qui leur confère leur efficacité affective rassembleuse.

La critique de l’ethnopopulisme comme effacement de l’histoire

La réception de cette nouvelle conception du populisme est contrastée. Les héritiers du libéralisme politique diagnostiquent un dangereux écrasement des complexités de la politique, qui exigerait davantage d’insistance sur la dimension « associative » du politique. Dans une version intransigeante de cet argumentaire, le juriste Dominique Rousseau taxe la réflexion de Mouffe d’irrationalisme, arguant que le populisme serait l’antithèse de la démocratie, car les affects y saperaient toute délibération raisonnable[24]. D’où une tendance de cette stratégie politique à s’effondrer en culte du chef. Moins radicale, la critique du sociologue Éric Fassin va néanmoins dans le même sens, en notant que l’insistance populiste sur la dissociation et l’opposition au statu quo interdit à la stratégie populiste de proposer un programme politique fiable et substantiel. Dans une veine spinoziste, il considère le populisme comme mû par les « passions tristes » de l’extrême-droite, et invite à les « combattre en s’appuyant sur d’autres sujets, et d’autres passions[25] ».

Il est vrai que ladite extrême-droite accueille la réflexion de Laclau et de Mouffe sur le populisme avec davantage d’enthousiasme. Le fondateur de la « Nouvelle Droite », Alain de Benoist, loue leur redécouverte de l’idée que « la démocratie, ce n’est pas l’extinction du conflit, mais le conflit maîtrisé[26] ». Le populisme serait l’outil idéal pour combattre une insécurité culturelle décrite comme le sentiment des Européens de devenir étrangers dans leur propre pays. De Benoist réactive ainsi, sous les atours de la démocratie radicale, l’approche de Carl Schmitt selon laquelle : « À la démocratie appartient donc nécessairement premièrement l’homogénéité et deuxièmement — en cas de nécessité — l’expulsion ou l’anéantissement (Vernichtung) de l’hétérogène[27] ». Mais cette lecture est fautive, puisque le refus du pluralisme qui la sous-tend met sous le boisseau le rejet explicite par Mouffe de l’idéal schmittien d’homogénéité selon lequel « l’unité ne peut exister que sur le mode de l’identité[28] ».

En outre, j’ai souligné le fait qu’aux yeux de Laclau l’ethnie, la nation ou la langue ne pouvaient être tenues pour des vecteurs privilégiés de la construction d’un peuple et qu’elle passait plus volontiers par l’agrégation de demandes sociales diverses, dotée d’une prétention à l’universalité. Pour cette raison, Laclau engage une critique de ce qu’il nomme « ethnopopulisme » et correspond globalement à ce que Mouffe taxe pour sa part de « populisme de droite ». Pour l’illustrer, il tire ses exemples des nationalismes de la fin du xxe siècle, en Europe centrale et orientale — en Yougoslavie par exemple. Selon lui, le problème des approches ethnopopulistes réside en ce qu’elles réifient les limites de la communauté : les signifiants qui constituent le peuple ne sont pas vides et leurs contenus les conduisent à encourager l’uniformité politique plutôt que le pluralisme. Ainsi, l’ethnopopulisme échouerait intrinsèquement à agréger des demandes diverses, figeant la communauté politique en un bloc monolithique. Il tend à se prendre lui-même pour fin et se prétend fondé sur des vérités premières, dont il se contente de déployer les conséquences. Or un tel mode de vie n’est pas pris dans un état de progrès continuel, mais au contraire dans une décadence. Le progrès (au sens de l’amélioration des conditions de vie de la communauté et non du « progressisme » vulgaire) implique l’invention, l’émergence de l’inouï. L’ethnopopulisme se contente de prélever indéfiniment les rentes de son point de départ, de telle sorte que rien n’a lieu qui n’était déjà prévisible, anticipé. Dans un modèle fondé sur l’épuisement par un système social de ses propres prémisses et virtualités, l’existence tourne à vide puisqu’on n’y échange que ce qu’on a déjà.

Mais cette critique soulève une objection. Le rejet de l’ethnopopulisme se propose comme un crible ou un critère pour distinguer les formes politiquement soutenables du populisme. L’anti-essentialisme fait alors office de verrou théorique pour empêcher l’effondrement du populisme émancipateur voulu par Laclau et Mouffe en chauvinisme inhospitalier à la différence. En d’autres termes, ce dispositif tient lieu de garde-fou contre des interprétations par trop schmittiennes du genre de celle d’Alain de Benoist. Toutefois, le coût politique d’un tel dispositif théorique est considérable. En effet, en raison de son aspect purement formel, il fait de facto basculer dans le mauvais camp des pans entiers de l’histoire politique non occidentale, et notamment une part significative de l’anticolonialisme, qu’il émane des pays du Sud ou qu’il se soit opposé au colonialisme intérieur des nations du Nord. Or la distinction entre l’usage libérateur de formes culturelles dépréciées, voire tenues pour abjectes et l’affirmation impériale ou purificatrice d’une civilisation fantasmée comme grandiose ne peut se faire que par le biais d’un recours attentif à l’histoire. Il importe alors de restituer chaque groupe social, avec ses revendications, ses demandes et la trajectoire des noms qu’il s’est donnés, dans une historicité particulière. Or c’est précisément à cet effort que le populisme de gauche se refuse.

On trouve un exemple frappant du manque de précaution historique qui guide la critique de l’ethnopopulisme dans la mobilisation par Laclau de l’exemple de l’apartheid : « La logique de l’apartheid n’est pas l’apanage des seuls groupes dominants. […] À leur limite extrême, là où on touche à la différence à l’état pur, le discours de l’oppresseur devient indiscernable de celui de l’opprimé[29] ». Laclau analyse ainsi l’apartheid comme une « logique » et comme un « discours ». Ce qui implique, en outre, qu’il ne mobilise la notion d’apartheid qu’à titre de métaphore, pour désigner les politiques de la séparation ou le particularisme en général. Cet usage, négligeant des rapports de force sociaux effectifs, équivaut à avaliser le discours officiel élaboré par le premier ministre sud-africain Hendrik Verwoerd, qui présentait ce régime de ségrégation et de discrimination systématique à l’égard des populations non blanches comme une forme de « développement séparé ». Réduit à un discours ou à une logique, l’apartheid est présenté par Laclau, comme par Verwoerd, comme un dispositif symétrique, fondé sur le principe de la séparation. Mais en réalité, il s’agissait d’un système où l’accès aux terres cultivables, aux ressources minières, aux emplois rémunérateurs et à l’éducation était généralement réservé aux Blancs ; son principe n’est donc pas celui de la séparation, mais celui de la suprématie blanche[30]. Résumant erronément l’apartheid à une logique et un discours, Laclau méconnaît que dans « ce contexte historique, […] on se trouve face à une opposition entre possédants et dépossédés, les Blancs ayant délibérément été placés en situation de possédants et les Noirs de dépossédés[31] », comme l’écrit le militant et intellectuel sud-africain Steve Biko. En somme, l’apartheid n’est réversible qu’à la faveur d’un jeu d’analogies et de fausses équivalences, ignorant que les principes moteurs de l’apartheid furent la violence, le pouvoir et l’exploitation dont les Blancs ont historiquement été les bénéficiaires.

Selon Laclau, une « élaboration intellectuelle d’une conscience commune » équivaut à « l’invention d’un passé mythique[32] ». L’ethnopopulisme résulterait alors d’une trop grande rigidification du mythe fondateur. Pourtant, un mouvement politique peut tout à fait rassembler bon nombre des caractéristiques que Laclau prête à l’ethnopopulisme sans toutefois sombrer dans l’immobilisme et la xénophobie. C’est le cas lorsque la conscience commune n’est pas unifiée par quelque récit mythique, mais par une commune expérience, connaissance et prise de conscience de l’histoire. En effet, les communautés telles que celles qui sont issues de la lutte contre l’apartheid ne se fondent pas sur l’invention d’un passé mythique mais sur le partage d’une expérience historique commune. Et ce qui prévient ces expériences de basculer dans le mythe, c’est la part de négativité qu’elles contiennent, puisque le passage au mythe est ce qui tend à effacer du passé sa part de crime. Un exemple de pensée apparemment ethnopopuliste mais qui ne saurait l’être est fourni par le mouvement de la « conscience noire » porté par Steve Biko dans les années 1970.

Le populisme de gauche fait montre d’une double négligence qui se manifeste dans une méconnaissance des mouvements antiracistes et anti-impérialistes d’une part, et de la question de l’historicité de l’autre. Dans l’Hégémonie et Stratégie socialiste de 1985, déjà, Laclau et Mouffe se référaient volontiers au « pluralisme requis par l’extension des nouveaux mouvements sociaux[33]. Dans son manifeste Pour un populisme de gauche daté de 2018, Mouffe continue à invoquer « l’émergence, dans les années 1960, de ce que l’on a appelé “les nouveaux mouvements sociaux”[34] » pour légitimer son approche. Mais, bien qu’elle fasse partie depuis plus de trente ans du répertoire théorique des auteurs, cette formule empruntée à la sociologie d’Alain Touraine n’y est jamais que le support d’énumérations vagues où se côtoient sans ordre écologisme, féminisme ou antiracisme. Il s’agit alors d’en appeler, sur le mode du bon sens, à la reconnaissance d’un pluralisme des luttes sociales qui caractériserait l’époque actuelle. Mais ce sans jamais décrire les stratégies politiques mises en oeuvre par ces mouvements, en faisant l’économie de toute analyse de leur structure, ni se préoccuper de leur histoire ou de leurs objectifs. Les « nouveaux mouvements sociaux » sont ainsi mobilisés à la manière d’un slogan davantage que comme un concept. Hégémonie et Stratégie socialiste consacre de longues pages à un examen, d’inspiration déconstructionniste, de l’histoire du mouvement ouvrier. En revanche, dans l’ensemble de l’oeuvre de Laclau et Mouffe, lesdits « nouveaux mouvements sociaux »ne font pour leur part l’objet que de mentions entendues.

Or la politisation de la question raciale est étrangère à l’imaginaire de politiques « transversales » et décentralisées, qui catalyseront mai 68 ou se construiront à partir de son héritage — ce qui constitue le fondement de ce que les sciences sociales ont rassemblé autour de la formule de « nouveaux mouvements sociaux[35] ». Une telle assimilation revient à priver l’antiracisme de toute l’épaisseur de la longue histoire de domination et de luttes dont il est issu. La politique de la libération noire est aussi ancienne que la traite transatlantique qui transforma les Africains en biens meubles[36], et son expression théorique sous la plume d’intellectuels afro-européens date au moins du xviiie siècle[37]. En d’autres termes, le refus militant et l’analyse critique de la déshumanisation noire et du capitalisme racial sont, selon toute vraisemblance, plus anciens que cet immuable point de référence qu’est le mouvement ouvrier pour Laclau et Mouffe. C’est pourquoi le seul recours de la catégorie impropre de « nouveaux mouvements sociaux » dans ce contexte signale une méconnaissance des politiques de la race et une incompréhension de l’importance politique incontournable de l’historicité, qui s’alimentent réciproquement dans la théorie populiste de gauche.

Aux yeux de Laclau et Mouffe, toutes les identités sont indifféremment différentielles, c’est-à-dire non substantielles, et se solidifient dans des antagonismes. En d’autres termes, une identité ne saurait avoir de contenu propre, et si d’aventure elle en acquiert un, Laclau nous avertit qu’elle se condamne à sombrer dans l’ethnopopulisme, la xénophobie, le rejet violent de l’altérité. Or les luttes et réflexions afro-descendantes, et plus généralement décoloniales ne peuvent s’accommoder d’une telle censure de l’historicité. Elles se doivent au contraire de regarder en arrière ; elles héritent de situations antagoniques et de stratégies passées qui éclairent le présent. Il leur est impossible de souscrire sans reste à l’idée d’un espace politique mouvant, qui ne cesse de se reconfigurer au gré des demandes politiques qui émergent et viennent indifféremment s’agréger les unes aux autres. Comme l’explique Biko, le racisme étant une négation, un anéantissement de l’être des populations qu’il déshumanise, la revalorisation de soi, notamment historique et mémorielle, au moyen d’une « politique de puissance[38] » est un moment sine qua non de toute stratégie politique antiraciste conséquente. Dans ce sens, la naïveté des critiques que Laclau adresse à Frantz Fanon dans La Raison populiste témoigne encore du peu de cas que fait sa théorie de l’historicité. En effet, en vertu d’une insistance formaliste et abstraite sur la plasticité des appartenances, il critique l’opposition fanonienne entre colon et colonisé, trop tranchée à ses yeux : « la netteté de la distinction opérée par Fanon entre le “dedans” et le “dehors” doit être remplacée par un jeu plus complexe dans lequel rien n’est complètement dedans ni dehors[39] ». Mais Laclau suppose ici une liberté d’appartenance, une porosité du dedans et du dehors, qui ne saurait exister lorsque la frontière ami/ennemi est racialement définie. Et il ne s’agit pas alors d’une séparation ami/ennemi, mais bien plutôt d’une séparation esclave/maître. Et l’on sait, depuis Toussaint Louverture et Hegel, que s’il est une frontière qui ne saurait se traverser sans encourir le risque de la mort, c’est bien celle-ci.

Du fait de sa volonté de ne pas répéter le principe marxiste selon lequel il y aurait un sens de l’histoire fondé sur l’économie déterminante en dernière instance, Laclau et Mouffe refoulent l’importance décisive des acteurs politiques historiquement constitués. Et plus spécifiquement, en l’espèce, l’importance de groupes marqués par ce que j’appelle une historicité profonde. Par cette expression, je désigne la combinaison et la concaténation de trois phénomènes :

  1. La persistance subie de modes de domination issus du passé (par exemple : aux États-Unis, les assassinats des Noirs par une police issue des brigades de contrôle et de répression des esclaves).

  2. L’existence et la transmission d’une culture de lutte (la conscience noire ou le pouvoir noir dans la variété de leurs déclinaisons).

  3. La présence de marqueurs physiques ou d’un habitus trahissant l’appartenance à un groupe subalterne (une couleur de peau sombre, des cheveux crépus, des lèvres charnues, de larges narines, un accent et un vocabulaire spécifiques, etc.).

Les Africains-Américains représentent un exemple frappant d’un groupe social marqué par une historicité profonde. Il y en aurait bien d’autres. L’anamnèse et la connaissance de cette historicité profonde conduisent à un engagement politique que j’oserai qualifier d’essentialiste — en essayant de débarrasser ce terme de toutes les valorisations négatives qui lui ont été accolées depuis une bonne trentaine d’années. Dans une pratique politique essentialiste, fondée sur une historicité profonde, il s’agit de mettre en oeuvre un savoir et non de « faire comme si ». Faire comme si, ce peut être inventer une tradition mythique, ou bien composer avec l’idée bâtarde et nécessairement de mauvaise foi d’un « essentialisme stratégique ». Toutefois, il ne s’agit pas de défendre le dogmatisme ou l’ethnopopulisme. Dans l’historicité profonde, ce n’est pas un signifiant qui fonde l’unité politique du groupe, mais un ensemble beaucoup plus dense de significations multiples. Comme le souligne Biko, « c’est une culture qui émane des circonstances communes de l’oppression[40] ». Elle se manifeste selon lui dans un rejet de la destruction de l’humanisme et de l’esprit africains par l’industrialisation et la militarisation du monde. Une telle notion ne concerne que les populations historiquement situées dans une position de subalternité vis-à-vis d’une puissance dominante, et notamment la puissance européenne. En effet, la modernité de tels peuples s’est forgée dans des contextes où les spécificités raciales, ethniques ou culturelles étaient investies et renforcées par un système qui en a fait un instrument de discrimination entre les populations. On peut citer quelques exemples : la traite des Noirs vers les Amériques, le statut d’indigène des colonies françaises, les lois Jim Crow aux États-Unis ou l’Apartheid en Afrique du Sud. Il en va de même des populations autochtones d’Amérique du Nord, et il n’est pas étonnant que les analyses du théoricien Glen Coulthard, issu de la nation dénée, recoupent en de nombreux points celles de Biko[41]. Certes, l’identité blanche européenne a elle aussi été définie racialement et culturellement. Mais elle a précisément été déterminée par sa plasticité, sa non-essentialité, son universalité, sa capacité de tout posséder, de devenir tout, l’infinité de ses possibilités de transformation. Et c’est à ce titre que la pensée politique de Laclau demeure largement tributaire de l’européocentrisme. Il n’y a pas d’historicité profonde européenne. Comme l’ont montré Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme et Enrique Dussel dans son ouvrage sur la conquête des Amériques, la subjectivité coloniale conquérante l’a balayée[42]. Car, pour se rendre capable de conquérir l’univers, de massacrer, de réduire en esclavage, d’essoucher des nations et de transborder des peuples, il a fallu que l’Europe s’oubliât comme culture, comme civilisation, comme humanisme.

Du pluralisme des opinions à la pluralité des historicités

La notion de « pluralité » développée par Hannah Arendt[43] a été une source d’inspiration importante pour la pensée politique contemporaine du pluralisme, notamment celle de Laclau et Mouffe. Dans cette tradition, la fin du pluralisme est de préserver une pluralité des opinions, c’est-à-dire de notions approximatives et toujours contingentes qui se construisent et s’affrontent dans l’action politique[44]. Comme le souligne Étienne Balibar, la dimension sociale, pré-politique ou historique, ce lieu où se heurtent et s’affairent les corps, où se fabriquent les insatisfactions et les demandes démocratiques, est cantonnée par Laclau et Mouffe à un « en-deçà de la construction ou formalisation proprement politique, qui est au fond l’équivalent d’une “chose en soi” kantienne[45] ». Or cette opacité du domaine pré-politique rend possible une sorte de prométhéisme identitaire, à la faveur duquel il appartiendrait au populisme de créer un peuple ex nihilo. La valorisation du pluralisme qui traverse les travaux de Laclau et Mouffe participe du système de défense qu’ils élaborent contre le populisme de droite. Sa pièce philosophique centrale est un anti-essentialisme radical. Répondant aux objections selon lesquelles le populisme de gauche viserait la création d’un sujet politique homogène, niant toute pluralité, elle écrivait : « une stratégie populiste de gauche est déterminée par une approche anti-essentialiste d’après laquelle le “peuple” n’est pas un référent empirique mais une construction politique discursive[46] ». Mouffe ignore que la dogmatique anti-essentialiste est précisément aujourd’hui le principal vecteur de négation du pluralisme et d’affirmation de l’homogénéité. Il fonctionne comme une injonction à dissoudre toutes les différences fortes : tout ce qui se veut essentiel. Chaque groupe accorde une signification différente à un même terme ou symbole rassembleur. Mais il demeure la question de ceux que ces symboles excluent. Ceux qui sont trop « essentialistes » et considèrent que ces symboles ont une signification historique et ne sont pas des « signifiants vides ». L’anti-essentialisme ne voit partout que signifiants vides, discursivité et construction, théorise une plasticité radicale du sujet politique qui affaiblit significativement la notion de pluralisme dont Laclau et Mouffe font usage. Si tout est constructible et malléable, déconstructible et substituable, il n’y a pas de pluralité, mais au contraire le fantasme d’une fongibilité, d’une constante interchangeabilité des appartenances collectives. Car au-delà de la pluralité des opinions qui sont toujours révocables, un pluralisme au sens fort du terme n’exigerait-il pas d’envisager la pluralité des formes d’existence et des trajectoires historiques ? C’est-à-dire, plus précisément, un pluralisme des attachements ou des engagements ontologiques : la part de leur existence que celles et ceux qui forment le « peuple » peuvent vouloir politiser, mais qu’ils ne veulent pas perdre en entrant dans sa composition. Ce dont ils refusent politiquement la déconstruction. L’anti-essentialisme radical de Laclau et Mouffe les rend aveugles à cette part non résiliable des identités, jugées essentielles à leur propre existence par les agents eux-mêmes. Leur seule affirmation ne suffit pas à basculer dans l’ethnopopulisme.

Comme l’a montré l’anthropologue Arjun Appadurai, c’est lorsqu’une « profonde incertitude sociale se mêle à de hauts niveaux de certitude doctrinale[47] » que le populisme peut dégénérer en une quête violente de pureté qui passe par l’expulsion ou l’éradication des minorités. Il est envisageable qu’en donnant une place, philosophiquement et politiquement, aux essentialismes plutôt qu’en cherchant à les dissoudre dans le constructivisme, il deviendra possible de prévenir les velléités purificatrices. Les essences ne sont pas comme telles des obstacles à la politique démocratique. Il semble condescendant et inexact d’avancer, comme le fait Mouffe, que ces attachements ne seraient que les substituts consolatoires d’identités politiques authentiques[48]. On peut au contraire les envisager comme des amalgames d’attachements primordiaux et d’engagements politiques. Un attachement, même affirmé avec force, n’est pas un destin. Les essences sont elles-mêmes politiquement clivées. Pour reprendre un exemple fort polarisé, et par là clarificateur, le christianisme dans l’Amérique latine des années 1960-1970 a pu se partager entre soutiens conservateurs aux dictatures militaires et une théologie de la libération infusée de théorie sociale marxiste et de praxis révolutionnaire. Méconnaissant ce caractère politique des attachements identitaires, le pluralisme tel que le conçoivent Laclau et Mouffe rejoint un multiculturalisme qui a généralement considéré les attachements comme une affaire privée — ce qui équivaut à les priver de leur dimension collective, à saper leur portée politique et mobilisatrice.

Dans l’anti-essentialisme de Laclau et Mouffe, les agents sociaux sont toujours décrits comme construits discursivement. « L’“identité” de ce sujet multiple et contradictoire est donc toujours contingente, précaire, temporairement fixée à l’intersection de ces discours et dépendant de formes particulières d’identification[49] ». La catégorie de contingence, centrale dans la réflexion populiste de gauche, vient se substituer au concept d’histoire qui fut au coeur de la théorie politique révolutionnaire des xixe et xxe siècles. Laclau et Mouffe rompent avec l’héritage des philosophies de l’histoire marxistes où le présent s’annonçait comme un moment d’urgence exigeant un effort considérable pour dénaturaliser les structures de domination et d’exploitation du passé. Le présent s’envisageait alors comme le lieu d’un effort politique et théorique considérable en vue de faire dérailler le train du passé de son inexorable trajectoire. Tout au contraire, pour le populisme de gauche, l’historicité se dissout dans la contingence et devient un synonyme d’irréalité et veut que les « choses pourraient toujours être autrement qu’elles sont » et qu’il n’y a « pas de fondement ultime[50] ». L’ordre social ne serait tissé que de constructions discursives d’autant plus faciles à réordonner que leur édification fut arbitraire. L’histoire n’est plus ce qui s’impose, ce à quoi il faudra s’affronter, mais ce qui vient opportunément prouver la contingence de toute chose, puisque l’ordre social présent ne fut pas identique à lui-même de toute éternité.

À l’encontre de cette doctrine qui veut la dissolution de toutes les trajectoires historiques spécifiques, la conscience noire n’a pas prétendu produire de toutes pièces un peuple qui manque ; elle a réactivé une historicité profonde, porteuse d’un engagement radical. On l’a vu, Laclau pense l’universel, ou plutôt la nécessité d’une proclamation de principes universels, comme l’envers d’un besoin, d’un manque à être de la communauté. Le désir d’universel du peuple est la manifestation de son incomplétude. Or la conscience noire ne prône pas l’engagement au nom de principes à l’universalité précaire, mais au nom de la dignité, c’est-à-dire de la survie[51]. Dans cette perspective, ce dont souffre le peuple n’est pas un manque, mais un excès : une violence excessive, débridée pèse sur les minorités. La plénitude ne manque pas ; elle est présente dans la dignité dont hérite chaque membre de la communauté, mais qui ne cesse d’être niée par un lourd dispositif, tissé de violences multiples, qui cloisonne les individus dans ce que Frantz Fanon appelait la zone du non-être. Comme le répondit l’écrivain Africain-Américain Richard Wright à Sartre qui lui parlait de la condition des habitants de Harlem, « il n’y a pas de problème noir, il n’y a qu’un problème blanc ». De même, ce n’est pas aux Noirs qu’il « manque » quelque chose ; c’est la prédation blanche qui est en excès.

La définition désinvolte de l’européocentrisme que se donne Laclau l’a rendu aveugle à ce problème. Se basant notamment sur l’exemple du colonialisme, il écrit ainsi que « l’européocentrisme était le résultat d’un discours qui ne distinguait pas entre les valeurs universelles défendues par l’Ouest et les agents sociaux concrets qui les incarnaient[52] ». Comme si le colonialisme n’était pas organiquement lié à ces valeurs elles-mêmes, et que les exactions qui l’ont accompagné n’étaient que le fait de déviations mineures et localisées, liées à la cruauté de certains acteurs spécifiques. Il me semble que c’est plutôt la postulation par Laclau que tous les mouvements sociaux ont pour motivation la réalisation de la plénitude de la communauté qui est une perspective européocentriste. Eric Garner a été étouffé par la police à New York en 2014 pour avoir vendu illégalement des cigarettes. Ses derniers mots, « I can’t breathe » (je ne peux pas respirer), se sont transformés en cri de ralliement. Cette expiration, devenue mot d’ordre politique, n’a rien à voir avec un désir de plénitude. Car ce qui fait défaut à l’analyse de Laclau, c’est la prise en compte de l’effort d’auto-affirmation de la structure dominante elle-même : c’est, dans notre exemple, l’État policier étatsunien blanc qui cherche à réaliser sa plénitude au moyen de l’élimination des Noirs. Pour emprunter les mots de Steve Biko, le racisme blanc « se déploie comme une totalité inquiétante, qui modèle à la fois l’offensive qu’elle mène et la défense que nous lui opposons[53] ». La philosophie sociale peut-elle légitimement considérer l’exigence que cessent les assassinats impunis de jeunes hommes noirs comme ce que le populisme de gauche appelle une « demande » ? Est-ce bien cette catégorie ontologique qui s’impose ? Ce qui est en jeu dans la conscience noire, et plus largement dans toute l’histoire vaste du radicalisme noir à travers le monde, n’est pas une logique de la demande, mais une logique de la protestation. Le peuple noir qui s’y exprime n’est pas constitué d’humbles solliciteurs. Il lutte pour sa dignité, par tous les moyens nécessaires.

Conclusion

Les principales forces du populisme de gauche résident, d’une part, dans la subtilité de la double ontologie du politique qu’il propose et, de l’autre, dans sa redécouverte du rôle mobilisateur des affects politiques. Toutefois, sur le plan théorique aussi bien que sur le plan stratégique, il ne se donne pas les moyens d’appréhender la question raciale de manière pertinente. Laclau et Mouffe en ignorent obstinément la spécificité, l’envisageant comme un problème mineur, c’est-à-dire comme une question minoritaire parmi d’autres, énumérée entre l’écologisme et le féminisme, mais jamais hissé à la dignité d’un enjeu politique de premier ordre. Pourtant, la race est une question d’ontologie politique fondamentale : elle commande qui est qualifié pour être identifié comme un sujet politique. Elle discrimine celles et ceux qui ont la possibilité de participer à la vie publique des autres, tenus pour des bêtes, des biens meubles, des vermines ou des criminels. Le problème est d’autant plus saillant que ses répercussions politiques sont palpables. Si le populisme de gauche s’est défini lui-même, non seulement comme une philosophie sociale, mais encore comme une stratégie de conquête du pouvoir, notamment par la voie électorale, force est de constater sur ce plan le coût important de son ignorance de la question raciale. Aux États-Unis, « Bernie Sanders, dont la stratégie relève clairement d’un populisme de gauche[54] » selon Mouffe, peine à agréger les votes de la communauté noire[55]. Son traitement des questions liées à la répression policière et plus généralement à la violence d’État qui frappe essentiellement les minorités raciales aux États-Unis est ambigu, notamment car il se refuse à penser la spécificité historique et sociologique de ces populations comme appelant un traitement politique singulier. De même, en Europe, la formation populiste France Insoumise découvre tardivement l’enjeu que représentent pour son implantation les populations, notamment noires et nord-africaines, des quartiers ségrégués[56]. Pour combler ses lacunes, le populisme de gauche devra renoncer à son dogme anti-essentialiste, et notamment admettre qu’il existe de l’inarticulable. Il existe des conflits éthiques enracinés dans la société qui ne sauraient être simplement dépassés en appelant à davantage de fluidité identitaire. Car la question raciale n’est pas prioritairement une affaire d’identités, mais de surexposition à la violence sociale et d’abrègement de la vie[57]. Pour les populations victimes de racisme, qui n’ont historiquement jamais été au coeur des grands mouvements de coalition du genre de ceux que prône le populisme de gauche, perdre de vue la spécificité de leurs propres intérêts est de nature à entraîner des conséquences vitales.